« Il se nommait Aumerle : il a perdu ce nom
« Pour avoir de Richard embrassé la défense,
« Et s’appelle Rutland aujourd’hui, par prudence. »
SHAKSPEARE, Richard III.
Malgré l’impatience qu’éprouvait Alison d’entendre la réponse d’Henry aux questions multipliées qu’elle venait de lui faire, elle ne voulait pas souffrir qu’il restât plus long-temps dans la petite cuisine, et elle le fit monter dans son appartement, qui était le même qu’elle occupait lorsqu’elle n’était que femme de charge.
– Il est moins exposé au vent, lui dit-elle, que celui du rez-de-chaussée, qui, dangereux pour mes rhumatismes, et me rappelant d’ailleurs le pauvre défunt, me donnait des idées tristes ; quant au grand salon boisé en chêne, qui ne servait que pour les occasions solennelles, je ne l’ai jamais ouvert que pour lui donner de l’air, le laver, et en essuyer la poussière.
Ils s’assirent donc dans la chambre de la ci-devant femme de charge, au milieu de légumes conservés, de fruits secs et de confitures de toute espèce, qu’elle continuait de préparer par habitude et qui finissaient toujours par se gâter, parce que ni elle ni personne n’y touchait. Morton, adaptant sa narration à l’intelligence de celle qui l’écoutait, la resserra autant qu’il lui fut possible de le faire. Il lui apprit que le vaisseau qu’il montait, assailli par une tempête, avait péri ainsi que tout l’équipage, excepté deux matelots et lui, qui s’étaient sauvés dans une chaloupe, et avaient heureusement gagné le port de Flessingue. Là, il eut le bonheur de rencontrer un ancien officier qui avait servi avec son père. D’après son avis il ne se rendit pas à La Haye, et de toutes ses lettres de recommandation il n’envoya que celle que Claverhouse lui avait remise pour le stathouder.
– Notre prince, dit l’ancien officier, doit politiquement se maintenir en bonne intelligence avec son beau-père et votre roi Charles. Il serait imprudent à lui d’accorder quelque faveur à un Écossais du parti des mécontens. Attendez donc ses ordres, sans avoir l’air de vouloir le forcer à penser à vous. Soyez prudent, vivez dans la retraite, changez de nom, évitez la société des Écossais exilés, et, croyez-moi, vous n’aurez pas à vous repentir de cette conduite prudente.
L’ancien ami de Silas Morton ne se trompait pas. Peu de temps après, le prince d’Orange, voyageant dans les Provinces-Unies, vint à Flessingue, où Morton commençait à s’ennuyer de son inaction. Il eut avec lui une entrevue particulière, et le prince parut charmé de son intelligence, de sa prudence, de la manière libérale dont il voyait les diverses factions qui déchiraient son pays, et de la clarté avec laquelle il lui en développa les vues et les projets.
– Je vous attacherais volontiers à ma personne, lui dit Guillaume, mais je ne pourrais le faire sans donner d’ombrage à l’Angleterre. Je n’en suis pas moins disposé à vous rendre service, autant par intérêt pour vous-même, que par égard pour la recommandation que vous m’avez envoyée de la part d’un officier que j’estime. Voici une commission pour un régiment suisse qui se trouve dans une des provinces les plus éloignées de ma capitale, et où vous ne trouverez probablement pas d’Écossais. N’entretenez aucune correspondance avec votre pays ; continuez à être le capitaine Melville, et laissez dormir le nom de Morton jusqu’à un moment plus favorable.
– C’est ainsi que ma fortune a commencé, continua Morton. J’ai eu le bonheur de réussir dans différentes missions dont j’ai été chargé, et mes services ont été distingués et récompensés par Son Altesse Royale, jusqu’au moment où ce prince a été appelé en Angleterre, pour y être notre libérateur et notre roi. L’ordre qu’il m’avait donné doit me faire pardonner le silence que j’ai gardé avec le petit nombre d’amis que j’avais laissés en Écosse. Quant au bruit de ma mort, il devait se répandre d’après le malheureux naufrage du vaisseau sur lequel j’étais parti : et ce qui a dû contribuer à le confirmer, c’est que je n’ai fait usage ni des lettres de crédit qui m’avaient été remises, ni de mes lettres de recommandation, excepté celle pour le prince, qui, m’ayant commandé le silence, l’a bien certainement gardé lui-même.
– Mais comment se fait-il, mon cher enfant, que pendant cinq ans vous n’ayez pas rencontré un Écossais qui vous reconnût ? je m’imaginais qu’il n’en existait pas un qui ne connût Morton de Milnwood.
– Faites attention, bonne Alison, que j’ai passé les trois premières années dans une province éloignée ; et quand, après ce temps, j’ai été à la cour du prince d’Orange, il aurait fallu une affection aussi vive et aussi sincère que la vôtre pour reconnaître le petit Morton dans le major général Melville.
– Melville ! c’était le nom de votre mère ; mais celui de Morton sonne mieux à mes vieilles oreilles. En reprenant possession de l’ancien domaine de votre famille, il faut reprendre aussi votre ancien nom.
– Je ne veux faire ni l’un ni l’autre, Alison ; j’ai les plus fortes raisons pour désirer que mon retour en Écosse, mon existence même, y soient ignorés. Quant au domaine de Milnwood, je sais qu’il vous appartient, et je le trouve en bonnes mains.
– En bonnes mains ! s’écria Alison ; j’espère, mon cher enfant, que vous ne parlez pas sérieusement ? Que voulez-vous que je fasse de vos terres et de vos rentes ? Ce n’est qu’un fardeau pour moi. Je suis trop ancienne pour prendre un aide, quoique Wylie Mactricket le procureur se soit montré civil et très pressant ; mais je suis une trop vieille chatte pour écouter celui-là, quoiqu’il en ait enjôlé bien d’autres. D’ailleurs je n’ai jamais perdu l’espérance de vous revoir. Je pensais que j’entretiendrais toujours la maison, et que j’y aurais encore ma soupe au lait comme du temps de feu votre oncle. Ne serai-je pas assez heureuse de vous voir gouverner sagement vos biens ? Vous devez avoir appris cela en Hollande, car on est économe dans ce pays, à ce que j’entends dire. Cependant, je crois que vous pourrez vous faire un peu plus d’honneur de votre fortune que le défunt. Par exemple, je voudrais que vous eussiez un plat de viande de boucherie trois fois par semaine ; cela chasse les vents de l’estomac.
Une si grande munificence, qui, dans le caractère et les actions d’Aylie, se mêlait à des habitudes si parcimonieuses, étonna Morton, ainsi que le singulier contraste de cette manie d’épargner et de cette indifférence pour la propriété. – Nous parlerons de cela une autre fois, dit-il ; vous saurez que je ne suis ici que pour quelques jours ; et je vous le répète, ma chère Alison, ne dites à personne que vous m’avez vu. Je vous apprendrai plus tard mes motifs et mes intentions.
– Ne craignez rien, mon enfant, je sais garder un secret comme mes voisins, et le vieux Milnwood le savait bien, le brave homme : il m’avait dit où il cachait son argent, et c’est ce qu’on dit le moins volontiers. Mais venez donc avec moi, que je vous fasse voir le salon lambrissé ; vous verrez qu’il est tenu propre comme si vous eussiez été attendu tous les jours. Il n’y a que moi qui en prenais soin ; c’était mon amusement ; et cependant je me disais quelquefois, les larmes aux yeux : – À quoi bon frotter la grille du feu, rendre les chandeliers bien brillans, brosser le tapis, secouer les coussins ? celui à qui tout cela appartient ne reviendra peut-être jamais !
En parlant ainsi, elle le conduisait dans ce sanctum sanctorum dont le soin faisait son occupation journalière, et la propreté son orgueil. Morton, en y entrant, fut grondé parce qu’il n’avait pas essuyé ses pieds. Il se rappela qu’étant enfant il éprouvait un respect presque religieux lorsque, dans de grandes occasions, on lui permettait d’entrer un instant dans ce salon, dont il ne pensait pas alors que le pareil pût se trouver dans les palais des princes. On croira aisément que les chaises à pied très bas et à dossiers très élevés, les immenses chenets de cuivre doré, et la tapisserie de haute-lice, perdirent beaucoup de leur mérite à ses yeux, et qu’il ne vit plus qu’une grande salle aussi sombre que triste. Deux objets cependant, – les portraits représentant l’image de deux frères, différant l’un de l’autre comme ceux que décrit Hamlet, lui firent éprouver diverses sensations : l’un représentait son père, couvert d’une armure complète, dans une attitude qui indiquait son caractère mâle et déterminé ; l’autre était celui de son oncle : revêtu d’un habit de velours, avec des manchettes et un jabot de dentelles, il paraissait honteux et surpris de sa parure, quoi qu’il ne la dût qu’à la libéralité du peintre.
– C’est une singulière idée, dit Alison, d’avoir donné à ce pauvre cher homme un si bel habit, et tel qu’il n’en a jamais porté. Il aurait eu bien meilleure mine avec sa redingote de drap gris de raploch, et son col étroit.
Au fond du cœur, Morton ne put s’empêcher de partager son opinion ; car un habit habillé n’aurait pas mieux convenu à la tournure gauche et ridicule du défunt, qu’un air de générosité à ses traits bas et ignobles.
Il quitta alors Alison pour aller visiter le parc et les jardins, et elle profita de cet intervalle pour ajouter quelque chose au dîner qui se préparait ; circonstance que nous ne remarquons que parce qu’elle coûta la vie à un poulet qui, sans un événement aussi important que l’arrivée de Henry Morton, aurait chanté tranquillement jusqu’à la vieillesse la plus reculée dans la basse-cour de Milnwood.
Mistress Wilson assaisonna le repas de souvenirs du bon vieux temps et de projets pour l’avenir, représentant toujours Henry comme le maître du château, y maintenant l’ordre et l’économie de son défunt propriétaire, et se peignant elle-même comme remplissant avec zèle et dextérité ses anciennes fonctions. Morton laissa la bonne femme s’amuser à bâtir des châteaux en l’air, et se réserva de lui faire part, dans un autre moment, de la résolution qu’il avait formée de retourner sur le continent et d’y finir ses jours.
Après le repas il quitta son costume militaire, qui ne pouvait que nuire à la recherche qu’il allait faire de Burley ; il l’échangea contre un pourpoint et un manteau gris qu’il portait autrefois quand il était à Milnwood, et qu’Alison avait soigneusement conservé dans le tiroir d’une commode, sans oublier de le mettre à l’air et de le brosser de temps en temps.
Morton garda seulement son épée et ses pistolets, armes sans lesquelles on ne voyageait guère dans ces temps de troubles. Quand il parut aux yeux de mistress Wilson dans son nouveau costume, elle s’écria qu’il lui allait à merveille, parce que, dit-elle, quoique vous n’ayez pas grossi, vous avez un air bien plus mâle que lorsque vous partîtes de Milnwood.
Elle s’étendit alors sur la manière de tirer parti des vieux habits pour en faire de neufs ; elle était bien avancée dans l’histoire d’un manteau de velours qui avait appartenu à sir David, était devenu ensuite un pourpoint de velours, s’était métamorphosé en une paire de culottes, et qui, à chacun de ces changement, était toujours aussi bon que s’il eût été neuf, quand Morton l’interrompit pour lui annoncer qu’il était obligé de se remettre en route le même soir.
Ce fut un coup que mistress Wilson eut peine à supporter.
– Et pourquoi vous en aller ? – et où allez-vous ? – et où serez-vous mieux que chez vous, après en avoir été absent pendant tant d’années ?
– Vous avez raison, Alison ; mais je m’y trouve forcé. C’est pour cette raison que je ne me suis pas fait connaître à vous en arrivant ; je me doutais bien que vous voudriez me retenir.
– Mais où allez-vous ? répéta-t-elle encore ; on n’a jamais vu rien de semblable. À peine êtes-vous arrivé, et vous repartez comme une flèche !
– Il faut que j’aille chez Niel Blane, dans la ville voisine. Je présume qu’il pourra me donner un lit.
– Bien certainement il le pourra, et il saura bien vous le faire payer. Mais, mon cher enfant, avez-vous donc laissé votre esprit dans les pays étrangers, pour aller ainsi payer un lit et un souper, quand vous pouvez avoir tout cela pour rien ici, et avec des remerciemens par-dessus le marché ?
– Je vous assure, Alison, qu’il s’agit d’une affaire de grande importance pour moi, et que je puis y perdre ou y gagner beaucoup.
– Je ne le comprends pas trop, si vous commencez par dépenser sans raison deux shillings d’Écosse pour votre souper. Mais les jeunes gens ne connaissent pas le prix de l’argent. Mon pauvre vieux maître était plus prudent ; jamais il ne touchait à ce qu’il avait une fois mis en réserve.
Morton, persistant dans sa résolution, remonta à cheval, et prit congé de mistress Wilson, après lui avoir fait promettre de nouveau qu’elle ne parlerait de son retour à personne avant qu’elle l’eût revu.
– Je ne suis pas prodigue, pensait-il en s’éloignant, mais si je restais avec Alison, comme elle le désire, je crois que mon défaut de ce qu’elle appelle économie lui fendrait le cœur avant la fin de la première semaine.