CHAPITRE XLI.

« Voyons, où donc est-il cet hôte si joyeux ?

« C’est ma coutume à moi de causer avec l’hôte. »

Le Voyage d’un amant.

Morton arriva sans aventure à la ville, et descendit à l’auberge de Niel. Il avait pensé plus d’une fois en chemin que l’habit qu’il avait porté dans sa jeunesse pouvait bien favoriser ses recherches, mais rendrait peut-être aussi son incognito plus difficile ; mais quelques années d’absence et de campagnes avaient tellement changé ses traits, qu’il espérait que personne ne reconnaîtrait dans l’homme mûr, au regard pensif et résolu, le jeune vainqueur de l’exercice du Perroquet, et risquer seulement de rencontrer quelques whigs de ceux qu’il avait commandés jadis, et qui pourraient bien se souvenir du capitaine des tireurs de Milnwood ; mais il n’y avait aucune précaution à prendre contre une telle chance.

L’auberge était pleine, et paraissait jouir encore de son ancienne célébrité. La vue de Niel, plus joufflu et moins civil que par le passé, lui prouva que sa bourse était aussi arrondie que sa personne ; car en Écosse la civilité d’un cabaretier pour ses hôtes décroît en proportion que sa situation pécuniaire s’améliore. Sa fille avait acquis l’air d’une servante d’auberge fort entendue, et que ni le bruit des armes ni les soucis de l’amour n’étaient en état de distraire des fonctions dont elle avait à s’acquitter. Tous deux n’accordèrent à Morton que le degré d’attention que peut espérer un étranger qui voyage sans train et sans domestique : il résolut donc de se conformer au rôle de l’humble personnage qu’il représentait en ce moment. Il conduisit lui-même son cheval à l’écurie, lui fit donner l’avoine, et retourna ensuite dans la salle destinée au public ; car demander une chambre particulière, c’eût été se donner un air de trop d’importance.

C’était là que quelques années auparavant il avait célébré sa promotion au grade de capitaine du Perroquet ; cérémonie qui, n’étant d’abord qu’un jeu, avait eu pour lui des conséquences si sérieuses. Il sentait, comme on le suppose, qu’une grande révolution s’était opérée en lui depuis ce jour de fête, et cependant l’assemblée réunie dans la salle paraissait composée presque des mêmes groupes qu’il y avait vus autrefois. Quelques bourgeois buvaient avec réflexion leur petite mesure d’eau-de-vie ; des soldats vidaient leur pinte d’ale, en jurant de ce que la tranquillité du canton ne leur permettait pas une boisson plus dispendieuse ; leur cornette ne jouait pas, il est vrai, au trictrac avec le desservant en soutane, mais il buvait une petite mesure d’eau admirable avec le ministre presbytérien en manteau gris. C’était, sous certains rapports, la même scène que cinq ans auparavant, mais les personnages étaient changés.

– Le flux et le reflux du monde peut croître et décroître, pensa Morton, mais les places que le hasard rend vacantes ne manqueront jamais d’être remplies. Dans les occupations, comme dans les amusemens de la vie, les hommes se succèdent comme les feuilles des arbres, avec les mêmes différences individuelles et la même ressemblance générale.

Lorsqu’il se fut assis pendant quelques minutes, sachant par expérience quelle était la meilleure manière d’obtenir des égards dans une auberge, il demanda une pinte de vin de Bordeaux, que l’hôte lui apporta fraîchement tirée, et moussant encore dans la mesure, car on n’était pas encore, à cette époque, dans l’usage de mettre le vin en bouteilles. Morton, qui avait ses projets, invita Niel, qui avait le sourire sur les lèvres, à s’asseoir et à en prendre sa part. Niel, habitué à recevoir souvent de pareilles invitations de ceux qui n’avaient pas meilleure compagnie, l’accepta sans façon.

Tout en vidant la pinte, dont Morton eut soin de lui faire boire la plus grande partie, Niel jasa des nouvelles du pays, des naissances, des mariages, des morts, des mutations de propriété, de la ruine d’anciennes familles, et de la fortune faite par quelques parvenus ; mais il n’ouvrit pas la bouche sur les affaires politiques, quoique ce fût alors un texte fécond de conversation et d’éloquence ; ce ne fut que d’après une question de Morton qu’il répondit d’un air d’indifférence : – Oh oui, nous avons toujours des soldats dans le pays, plus ou moins : il y a une troupe de cavalerie à Glascow ; leur commandant s’appelle, je crois, Wittybody, ou quelque chose d’approchant. C’est bien un Hollandais ; je n’ai jamais vu personne si grave et si flegmatique !

– Vous voulez dire Wittenbold, sans doute, dit Morton : n’est-ce pas un vieillard, avec des cheveux gris, des moustaches noires, parlant fort peu… ?

– Et fumant toujours, dit Niel. Je vois que vous le connaissez. Ce peut être un brave homme, pour un soldat et un Hollandais ; mais fût-il dix fois plus général et Wittybody, il n’entend rien à la cornemuse ; il me fit interrompre un jour, au milieu de l’air de Torphichan, le plus bel air de cornemuse qu’on ait jamais entendu.

– Les militaires que je vois ici appartiennent-ils à son corps ?

– Oh, non ! ce sont d’anciens dragons écossais, nos chenilles du pays ; ils ont servi sous Claverhouse, et, s’il voulait, je crois bien qu’ils ne tarderaient pas à le rejoindre.

– Ne dit-on pas qu’il a été tué ?

– Le bruit en court, mais j’en doute encore ; il n’est pas aisé de tuer le diable. Mais quant à ces dragons, je le répète, s’il paraissait ici, ils seraient sous ses drapeaux aussi vite que je vais boire ce verre de vin. Au fait, ils sont aujourd’hui les soldats du roi Guillaume, mais il n’y a pas long-temps qu’ils étaient ceux du roi Jacques. La raison en est toute simple. Pour qui se battent-ils ? pour celui qui les paie ; ils n’ont ni terres ni maisons à défendre. Cependant il résulte toujours une bonne chose du changement des affaires, de la révolution, comme on dit ; c’est que chacun peut parler tout haut, dire librement son avis sans crainte d’aller coucher en prison et d’être pendu sans plus de cérémonie que je n’en mets à déboucher une bouteille.

Il y eut ici une petite pause, et Morton, voyant qu’il avait fait quelques progrès dans la confiance de l’hôte, après avoir hésité un instant, comme le fait naturellement tout homme qui attache une certaine importance à la réponse qui doit suivre la question qu’il va faire, lui demanda s’il connaissait dans son voisinage une femme nommée Élisabeth Maclure.

– Si je connais Bessie Maclure ? dit Niel ; si je connais la sœur du premier mari de ma défunte femme ? La paix soit avec elle ! c’est une brave femme ; mais elle a eu bien des malheurs : elle a perdu deux de ses garçons dans le temps de la persécution, comme on l’appelle aujourd’hui, et elle n’a pas passé un mois sans avoir des dragons à loger ; car, n’importe quel parti ait le dessus, c’est toujours sur nous, pauvres aubergistes, que tombe le fardeau !

– Elle tient donc une auberge ?

– Un petit cabaret, dit Niel en jetant autour de lui un regard de satisfaction. Elle vend de l’ale aux gens qui voyagent à pied, mais sa maison n’a rien qui puisse attirer le chaland.

– Pouvez-vous me donner un guide pour me conduire chez elle ?

– Est-ce que vous ne logerez pas ici cette nuit ? Vous ne trouverez pas toutes vos aises chez Bessie Maclure, dit Niel, dont l’intérêt qu’il prenait à sa belle-sœur n’allait pas jusqu’à lui envoyer les voyageurs qu’il pouvait retenir chez lui.

– J’ai rendez-vous chez elle avec un ami. Je ne me suis arrêté ici que pour boire le coup de l’étrier et m’informer du chemin.

– Vous ferez mieux de rester ici, dit l’hôte avec persévérance, et de faire dire à votre ami de venir vous y joindre.

– Je vous dis que cela est impossible, répondit Morton d’un ton d’impatience. Il faut que je me rende sur-le-champ chez cette femme, et je vous prie de me trouver un guide.

– Vous en êtes bien le maître, monsieur ; mais du diable si vous avez besoin de guide. Vous n’avez qu’à suivre la rivière pendant deux milles, comme si vous vouliez aller à Milnwood. Alors vous trouverez à main gauche, en face d’un vieux frêne, une mauvaise route qui conduit dans les montagnes, et deux milles plus loin la maison de Bessie Maclure. Il n’y a pas de danger de vous tromper, car vous ferez dix milles d’Écosse, qui en valent vingt d’Angleterre, avant de rencontrer une autre maison. Je suis fâché que vous vouliez partir de chez moi la nuit ; mais, après tout, ma belle-sœur est une brave femme : et ce qui tombe dans la poche d’un ami n’est pas perdu pour nous.

Morton paya son écot, et partit sur-le-champ.

Les derniers rayons du soleil disparaissaient, lorsqu’il aperçut le vieux tronc du frêne, et il entra dans le sentier qui conduisait aux montagnes.

– C’est ici, pensa-t-il, que commencèrent tous mes malheurs ; c’est ici que Burley allait me quitter, quand une femme assise sous ce même arbre vint l’avertir que des soldats gardaient la route qui conduit aux montagnes ! N’est-il pas bien étrange que ma destinée ait été ainsi liée à celle de cet homme, sans que j’aie fait autre chose que remplir à son égard un devoir prescrit par l’humanité et la reconnaissance ? Que ne puis-je recouvrer la paix et la tranquillité à l’endroit où je les ai perdues !

Il pressait son cheval tout en faisant ces réflexions, et l’obscurité s’épaississait ; mais la lune, qui commentait à paraître, lui permettait d’examiner le pays qu’il parcourait.

Il était alors dans une étroite vallée bordée de montagnes, autrefois couvertes de bois, mais où il n’en restait plus que quelques bouquets sur les sommets escarpés, qui semblaient défier l’invasion des hommes, comme ces tribus errantes qui, dans un pays ravagé, cherchent un refuge sur le haut des rochers. Ces arbres mêmes, à demi détruits par le temps, semblaient, dans leur végétation épuisée, n’exister encore que pour indiquer ce qu’avait jadis été le paysage ; mais un ruisseau, qui serpentait entre leurs vieux troncs, donnait à ce lieu toute la vie qu’un site sauvage et désert peut recevoir d’une onde sortie des montagnes, et ce charme que les habitans de ces contrées regrettent même à l’aspect d’une plaine fertile, arrosée par un fleuve majestueux, qui va baigner les murs de riches palais. Le sentier suivait le cours du ruisseau, qui tantôt était visible, et tantôt ne se distinguait plus que par son murmure sur les cailloux, ou de temps en temps entre les fentes des rochers.

– Pourquoi murmures-tu ainsi contre les rochers qui, pour un moment, interrompent ton cours rapide ? dit Morton dans l’enthousiasme de ses pensées : l’océan te recevra dans son sein, comme l’éternité s’ouvre à l’homme à la fin de son pénible pèlerinage. Nos craintes, nos espérances, nos peines, nos plaisirs, comparés aux objets qui doivent nous occuper pendant la succession éternelle des siècles, sont encore bien moindres que le tribut de tes faibles eaux pour la vaste mer où elles vont se jeter !

Tandis qu’il moralisait ainsi, il entrait dans un endroit de la vallée qui avait plus de largeur. Un champ cultivé et une petite prairie annonçaient la main et la présence de l’homme. Un peu plus loin, sur le bord de la route, s’élevait une petite chaumière dont les murs n’avaient guère plus de cinq pieds de hauteur. Le chaume qui la couvrait, vert de mousse, de joubarbe et de gazon, offrait çà et là quelques brèches qu’y avaient faites deux vaches, dont cette apparence de verdure avait tenté l’appétit ; une inscription mal écrite et plus mal orthographiée annonçait au voyageur qu’il y trouverait bon logis, à pied comme à cheval. Malgré la mauvaise apparence de la chaumière, cette invitation n’était pas à mépriser, quand on faisait attention au pays aride qu’on venait de parcourir pour y arriver, et à la région plus sauvage encore qui s’offrait ensuite aux regards au-delà de ce modeste asile.

– Ce n’est que dans un endroit semblable, pensa Morton, que Burley pouvait trouver une confidente digne de lui.

En approchant de la maison, il en aperçut la maîtresse. Elle était assise près de la porte, et s’occupait à filer.

– Bonsoir, la mère, dit le voyageur ; ne vous nommez-vous pas mistress Maclure ?

– Elisabeth Maclure, monsieur ; une pauvre veuve, pour vous servir.

– Pouvez-vous me loger cette nuit ?

– Oui, monsieur, si vous voulez bien vous contenter du peu que je pourrai vous offrir.

– J’ai été soldat, ma bonne femme ; ainsi j’ai vécu à l’école de la sobriété.

– Soldat, monsieur ! dit la vieille en soupirant ; que le ciel vous accorde un autre métier !

– N’est-ce donc pas une profession honorable ? j’espère que vous n’en penserez pas de moi plus défavorablement pour cela.

– Je ne juge personne, monsieur, et le son de votre voix prévient en votre faveur. Mais j’ai vu faire tant de mal à ce pauvre pays par les soldats, que je me console d’avoir perdu la vue, en songeant que je n’en pourrai plus voir.

Comme elle parlait ainsi, Morton remarqua quelle était aveugle.

– Mais ne vous incommoderai-je pas, ma bonne femme ? lui dit-il d’un ton de compassion : l’état où vous êtes ne paraît pas vous permettre de vous livrer aux travaux de votre profession.

– Ne craignez rien, monsieur, je connais la maison, et j’y marche comme si j’avais encore mes yeux. D’ailleurs, j’ai une jeune fille pour m’aider, et quand les dragons reviendront de leur patrouille, pour une bagatelle ils auront soin de votre cheval. Il sont à présent plus honnêtes qu’autrefois. D’après cette assurance, Morton mit pied à terre.

– Peggy, dit l’hôtesse en appelant une fille d’environ douze ans qui était dans la maison, menez le cheval du monsieur à l’écurie, ôtez-lui sa selle, son mors et sa bride, et jetez dans le râtelier une botte de foin, en attendant que les dragons arrivent… Entrez, monsieur, dit-elle alors à Morton : la maison n’est pas belle, mais au moins elle est propre. Morton la suivit dans la chaumière.

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