CHAPITRE XXXII.

« Moissonnés par le fer d’ennemis furieux,

« Les Écossais vaincus ensanglantaient la plaine.

« Ainsi l’on voit une grêle soudaine

« Tomber du haut des cieux. »

Ancienne ballade.

Avant que Morton et Burley eussent atteint le poste qu’il s’agissait de défendre, l’ennemi en avait commencé l’attaque avec vigueur. Les deux régimens des gardes à pied, se formant en colonne serrée, marchèrent vers la Clyde ; l’un, se déployant sur la rive droite, fit un feu bien nourri sur les défenseurs du passage, pendant que l’autre cherchait à occuper le pont. Les insurgés soutinrent l’attaque avec courage ; pendant qu’une partie de leurs soldats répondait au feu des assaillans par des décharges continuelles, les autres se maintenaient sur le pont et repoussaient de toutes les avenues les ennemis qui voulaient s’en approcher. Les royalistes firent de grandes pertes, mais ils gagnaient toujours du terrain, et la tête de leur colonne était déjà sur le pont quand l’arrivée de Morton changea la scène. Ses compagnons forcèrent l’ennemi à se retirer, après l’avoir bien maltraité. Il revint une seconde fois à la charge ; mais il fut repoussé encore avec une plus grande perte, Burley étant alors survenu. Le feu continua donc de part et d’autre, et l’issue de l’action semblait douteuse.

Monmouth, monté sur un superbe cheval blanc, se faisait remarquer de l’autre côté de la rivière, pressant et encourageant ses soldats. Par ses ordres, le canon, qui jusqu’alors avait été employé à inquiéter le corps principal des presbytériens, fut tourné contre le pont ; mais ces terribles machines, qui n’étaient pas encore perfectionnées comme de nos jours, ne répondirent pas à l’attente du général pour foudroyer ou épouvanter l’ennemi. Les insurgés, abrités par un taillis sur les bords de la rivière, ou postés dans les maisons, combattaient à couvert pendant que, grâce aux précautions de Morton, les royalistes étaient exposés de toutes parts. La défense fut si bien conduite, que les chefs de l’armée du roi commencèrent à craindre pour le succès de leur attaque.

Monmouth descendit de cheval, et ralliant ses gardes, il les conduisit à un nouvel assaut, secondé par Dalzell, qui, se mettant à la tête d’un corps de montagnards du clan de Lennox, fondit sur le pont en faisant retentir leur terrible cri de guerre de Lock-sloy !

Malheureusement pour les défenseurs du pont, les munitions commencèrent à leur manquer. Des messages furent vainement expédiés l’un sur l’autre au principal corps des presbytériens, qui restaient inactifs dans la plaine. La consternation et le désordre s’étaient mis parmi eux ; et, alors que de la défense du pont dépendait leur salut, il ne se trouva personne pour commander ou pour obéir, et pour fournir le renfort nécessaire.

Ceux qui défendaient le passage ralentirent forcément leur feu, lorsque celui des assaillans devenait plus nourri et plus meurtrier. Excités par les exhortations et l’exemple de leurs généraux, ceux-ci parvinrent à s’établir sur le pont, et commencèrent à écarter tout ce qui s’opposait à leur marche. La porte de l’arche du milieu fut brisée : les poutres, les troncs d’arbres et les autres matériaux des barricades, furent arrachés et jetés dans la rivière. Tout cela ne se fit pas sans difficulté. Morton et Burley combattaient à la tête de leurs compagnons, et les encourageaient à opposer aux baïonnettes des gardes et aux claymores des montagnards leurs piques, leurs hallebardes et leurs pertuisanes. Mais, à la vue d’un combat si inégal, ceux qui étaient aux derniers rangs reculaient déjà, et se détachaient par deux, par trois, ou isolément, pour rejoindre le gros de l’armée, jusqu’à ce qu’enfin les autres furent forcés d’abandonner le pont, autant par la masse des colonnes ennemies que par le choc de leurs armes. Le passage étant ouvert, l’ennemi y pénétra en foule ; mais il était étroit et long, ce qui rendait ses manœuvres dangereuses et lentes, et il fallait que les premiers passés délogeassent les covenantaires des maisons d’où ils continuaient à faire feu par les fenêtres.

Burley et Morton étaient l’un près de l’autre dans ce moment critique.

– Si la cavalerie les chargeait, dit le premier, avant qu’ils fussent rangés en ordre de bataille, nous pourrions encore les repousser et reprendre le pont : allez lui donner ordre de marcher, et je tacherai de tenir bon jusqu’à son arrivée.

Morton reconnut l’importance de cet avis, et courut au galop vers le corps de cavalerie de l’aile gauche, qui était le moins éloigné. Mais, avant qu’il eût pu expliquer le motif de son arrivée et donner ses ordres, il fut salué par les malédictions de tout le corps, qui par hasard était composé de caméroniens.

– Il fuit ! s’écria-t-on. Il fuit, le lâche, le traître, comme le timide gibier devant le chasseur ! il a abandonné le brave Burley au milieu du carnage !

– Je ne fuis pas, dit Morton ; je viens au contraire vous conduire à l’ennemi. Voici l’instant de l’attaquer avec avantage : suivez-moi.

– Ne le suivez pas ! ne le suivez pas ! cria-t-on dans tous les rangs : il vous a vendus à l’épée de l’ennemi.

Tandis que Morton employait inutilement les prières, la persuasion et les remontrances, pour les décider à marcher, le moment de faire une diversion utile était passé ; Burley, repoussé avec le petit nombre d’hommes qui lui restait, était obligé de se replier sur le corps principal de l’année, à qui le spectacle de sa retraite ne rendit pas la confiance ; qui lui manquait.

Cependant l’armée royale, s’assurant du poste, se formait dans la plaine en ordre de bataille. Claverhouse, tel qu’un faucon perché sur un rocher, et qui attend l’instant de fondre sur sa proie, était resté sur l’autre rive pour épier le moment favorable ; il passa le pont à la tête de ses cavaliers, au galop, puis les conduisant par escadrons autour des rangs de l’infanterie royale, il les réunit sur la plaine, et commença la charge avec un corps considérable, pendant que deux autres divisions menaçaient les flancs des covenantaires. Leur malheureuse armée était alors dans cette situation où l’approche d’une attaque suffit pour inspirer une terreur panique ; le découragement les rendit incapables de soutenir cette charge de cavalerie faite avec l’appareil le plus terrible des combats : la rapidité des chevaux, l’ébranlement de la terre sous leurs pas, les éclats des sabres, le balancement des panaches et les clameurs des cavaliers. Le premier rang fit à peine une décharge de mousqueterie ; dès ce moment le champ de bataille n’offrit plus qu’une scène d’horreur et de confusion. Les presbytériens, enfoncés de toutes parts, ne songeaient plus même à se défendre, et la plupart jetaient leurs armes pour pouvoir fuir plus vite. La voix de Claverhouse se fit entendre ; même au milieu du bruit de l’action.

– Tue ! tue ! point de quartier ! s’écria-t-il ; souvenez-vous de Richard Grahame ! – Les dragons, qui n’avaient pas oublié leur défaite à Loudon-Hill, n’avaient plus besoin d’être excités à la vengeance ; ils n’avaient que la peine de massacrer des ennemis qui ne songeaient plus à se défendre, et la plaine se couvrait de cadavres.

Un corps de douze cents insurgés qui se trouvait à l’aile gauche jeta ses armes à l’approche du duc de Monmouth, et se rendit à discrétion. Ce seigneur, aussi humain que brave, leur accorda quartier ; et, voyant qu’on ne lui opposait aucune résistance, parcourut le champ de bataille pour faire cesser le carnage. Il trouva à l’aile droite le général Dalzell, qui exhortait ses montagnards à montrer leur zèle pour la cause du roi, et à éteindre le feu de la révolte dans le sang des révoltés.

– Général, s’écria le duc, faites sonner la retraite, assez de sang a coulé ; faites quartier aux sujets égarés de Sa Majesté.

– J’obéis à Votre Grâce, dit Dalzell en remettant son épée dans le fourreau ; mais je vous préviens que nous n’avons pas encore assez intimidé ces misérables rebelles. N’avez-vous pas appris que Basile Olifant, qui vient de lever une troupe assez considérable, est en marche pour se joindre à eux ?

– Basile Olifant ? dit le duc : quel est cet homme ?

– Le dernier héritier mâle du feu comte de Torwood. Il est mécontent du gouvernement, parce que lady Marguerite Bellenden a été mise en possession de toute la succession de son père, à laquelle il prétendait avoir des droits. Il espère sans doute, à la faveur des troubles, pouvoir recouvrer ses biens par la force.

– Quels que puissent être ses motifs, il n’est plus à craindre. Cette armée est trop en désordre pour qu’on puisse la rallier. Je vous le répète donc, faites cesser le carnage et la poursuite.

– Votre Altesse a le droit d’ordonner, répondit Dalzell ; elle sera responsable des conséquences. Et en même temps il donna, d’un air de répugnance manifeste, les ordres nécessaires pour arrêter ses soldats.

Mais le terrible et vindicatif Claverhouse était déjà trop loin pour entendre le signal de la retraite. À la tête de son régiment, il poursuivait les fuyards avec acharnement, dispersant et taillant en pièces tout ce qu’il rencontrait.

Morton et Burley combattirent jusqu’à la dernière extrémité ; ils essayèrent de couvrir la retraite de l’armée, et finirent par se voir abandonnés de presque tous ceux qui les avaient soutenus jusqu’alors. En ce moment une balle cassa le bras droit de Burley.

– Puisse la main qui a tiré ce coup se flétrir ! s’écria-t-il en voyant tomber à son côté son glaive impuissant, – je suis hors de combat.

À ces mots, il tourna bride, et se perdit dans la foule des fuyards.

Morton vit alors que tous ses efforts ne pourraient être suivis de succès, et, ne voulant ni se sacrifier inutilement pour une cause désespérée, ni s’exposer à être fait prisonnier, il prit le parti de s’éloigner aussi du champ de bataille, suivi du fidèle Cuddy ; et, comme ils étaient bien montés, ils franchirent quelques haies de clôture et gagnèrent la rase campagne.

De la première hauteur qu’ils purent atteindre, ils tournèrent la tête. Ils virent d’un côté l’armée royale en bon ordre, qui faisait halte sur les bords de la Clyde, où elle avait pris position, et de l’autre, dans le lointain, des fuyards, courant dans toutes les directions, poursuivis par les dragons de Claverhouse, qui mêlaient leurs cris de triomphe aux gémissemens des victimes qu’ils égorgeaient.

– Il est impossible que l’armée se rallie de nouveau, dit Morton, et qu’elle tienne tête aux troupes royales.

– Latête lui a déjà été enlevée, comme je couperais celle d’une ciboule, reprit Cuddy. Eh ! Seigneur Dieu ! voyez les éclairs des épées. Que la guerre est une chose terrible ! sera bien malin qui m’y rattrapera ! Mais, pour l’amour de Dieu, M. Henry, tâchons de trouver quelque refuge.

Morton, se soumettant à la nécessité, suivit le conseil de son écuyer, mit son cheval au galop, et dirigea sa course vers les montagnes, pensant qu’il pourrait y trouver quelques débris de l’armée dispersée, et qu’en se mettant à leur tête il serait possible d’opposer de la résistance aux vainqueurs, ou d’en obtenir une capitulation.

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