« Ils demandent au ciel qu’il leur donne en partage,
« Du lion la fureur sauvage,
« Du tigre la férocité. »
FLETCHER.
La nuit approchait, et depuis deux heures Henry et son fidèle serviteur n’avaient vu aucun de leurs malheureux compagnons d’armes. Ils étaient dans une bruyère au pied des montagnes, et ils aperçurent une grande ferme solitaire, située à l’entrée d’une ravine sauvage, et loin de toute autre habitation.
– Nos chevaux, dit Morton, ne peuvent nous conduire plus loin sans prendre quelque peu de repos et de nourriture. Il faut voir si l’on voudra nous recevoir ici.
En parlant ainsi, il s’avança vers la maison, et tout annonçait qu’elle était habitée. Une épaisse fumée sortait de la cheminée, et l’on voyait sur la terre des traces de pieds de chevaux récemment empreintes. Toutes les fenêtres, garnies de contrevents extérieurs, étaient fermées avec soin ; la porte l’était aussi. Morton, en s’en approchant, entendit plusieurs voix : il frappa, mais personne ne lui ouvrit, et l’on garda le silence. En faisant le tour de la maison, pour s’assurer s’il n’y avait aucune autre entrée, Morton et son valet trouvèrent une écurie, dans laquelle étaient déjà une douzaine de chevaux encore sellés, dont l’air de fatigue et les blessures que quelques uns avaient reçues leur persuadèrent qu’ils appartenaient à des insurgés qui, comme eux, avaient cherché un asile en cet endroit.
– Cette rencontre est de bon augure, dit Cuddy : il doit y avoir ici de quoi manger, car voici un quartier de bœuf encore fumant.
Encouragés par ces apparences, et après avoir mis leurs chevaux dans l’écurie, ils retournèrent à la porte de la maison, y frappèrent de nouveau, et dirent qu’ils faisaient partie de l’armée presbytérienne.
– Qui que vous soyez, répondit une voix lugubre après un long silence, ne troublez pas ceux qui, pleurant la désolation et la captivité du peuple, cherchent les causes de la colère divine, afin que les pierres d’achoppement soient écartées de leur passage.
– Ce sont des whigs enragés de l’ouest, dit Cuddy, je reconnais leur jargon. Du diable si nous ne ferions pas mieux de passer notre chemin !
Mais pendant ce temps Morton avait forcé un des contrevents ; et, ouvrant la fenêtre, il sautait dans la large cuisine d’où la voix s’était fait entendre. Cuddy l’y suivit, murmurant entre ses dents, en passant la tête par la croisée : – Pourvu qu’il n’y ait pas ici une marmite de soupe bouillante sur le feu !
Le maître et le serviteur se trouvèrent alors dans la compagnie d’une douzaine d’hommes armés, en apparence occupés de prier, et assis autour d’un grand feu, devant lequel cuisait leur souper.
Il n’y avait dans cette chambre aucune lumière, mais le feu répandait assez de clarté pour que Morton pût reconnaître plusieurs de ces fanatiques, qui s’étaient constamment opposés à toutes les mesures de modération, et notamment Éphraïm Macbriar et l’énergumène Habacuc Mucklewrath.
Personne ne lui adressa la parole ; on ne parut s’apercevoir de sa présence que par les regards sinistres qu’on jetait sur lui de temps en temps ; mais Macbriar continua une prière au ciel, pour que le Tout-Puissant levât sa main de dessus son peuple et ne le détruisit pas au jour de la colère.
Morton, s’apercevant que la compagnie dans laquelle il s’était si mal à propos introduit ne paraissait pas bien disposée en sa faveur, commençait à songer à la retraite ; mais il vit, non sans alarme, que deux hommes armés s’étaient placés devant la fenêtre par laquelle il était entré.
Une de ces sentinelles de mauvais augure, s’approchant de Cuddy, lui dit tout bas : – Fils de la sainte Mause Headrigg, ne cours pas à la ruine en restant plus long-temps avec ce fils de la perfidie et de la perdition ; éloigne-toi promptement, car la vengeance est derrière toi.
Il lui montra en même temps la croisée, par laquelle Cuddy, profitant de cet avis salutaire, sortit de la chambre beaucoup plus vite qu’il n’y était entré.
– Les fenêtres me portent malheur, dit-il dès qu’il fut en plein air. Sa seconde réflexion fut pour son maître. Ils le tueront, les scélérats ! et ils s’en applaudiront comme d’une bonne action !… Il faut que je coure du côté d’Hamilton ; je rencontrerai peut-être quelques uns de nos gens qui viendront avec moi à son secours.
Cuddy entra dans l’écurie, s’empara du meilleur cheval qu’il put trouver, au lieu du sien trop fatigué, et prit au grand galop le chemin qui conduisait vers Hamilton.
Le bruit des pas d’un cheval troubla d’abord les dévotions des fanatiques, mais ils se rassurèrent quand l’éloignement les empêcha de l’entendre.
Macbriar avait terminé sa prière ; Henry, voyant qu’on gardait le même silence à son égard, quoique tous les yeux fussent fixés sur lui, résolut de hâter une explication.
– Vous me faites un accueil bien extraordinaire, dit-il. J’ignore en quoi je puis l’avoir mérité.
– Honte et malheur à toi ! répéta Mucklewrath en se relevant comme en sursaut : malheur à toi ! la sainte parole que tu as dédaignée deviendra un cocher pour t’écraser et t’anéantir ; la lance que tu aurais voulu briser te percera le sein : nous avons prié et demandé au ciel une victime pour servir de bouc émissaire, pour expier les péchés de la congrégation, et voilà que la tête d’un coupable nous est livrée entre les mains. Il s’est introduit parmi nous par la fenêtre, comme un voleur : c’est un bouc trouvé dans le bois, et dont le sang rachètera l’Église de la vengeance ; ce lieu sera désormais appelé Jehovah Jirah, car le sacrifice aura lieu. Préparez-vous donc à lier la victime aux angles de l’autel.
Plusieurs de ces hommes se levèrent, et Morton regrettait bien de s’être si témérairement engagé dans leur compagnie. Il n’avait d’autre arme que son épée, et il voyait chaque whig armé de deux pistolets, tandis qu’il avait laissé les siens à la selle de son cheval : il ne pouvait donc espérer que la résistance le tirerait de leurs mains.
– L’intervention de Macbriar le sauva pour un moment.
– Arrêtez, mes frères, s’écria-t-il, ne tirez pas le glaive avec précipitation, de peur que le sang de l’innocent ne retombe sur nos têtes… Approche, dit-il à Morton, et réponds-moi. Nous compterons avec toi, avant de venger la cause que tu as trahie N’as-tu pas résisté à la parole de vérité avec un front de pierre dans toutes les assemblées de l’armée ?
– Oui ! oui ! cria-t-on d’une voix unanime.
– Il a toujours conseillé la paix avec les méchans, dit l’un d’eux.
– Il a parlé de tolérance et d’indulgence, dit un autre.
– Il aurait voulu vendre l’armée à Monmouth, ajouta un troisième. Il a été le premier à abandonner le brave Burley, qui résistait encore ; je l’ai vu fuyant dans la plaine long-temps avant que le feu eût cessé près du pont.
– Messieurs, si vous avez résolu de me condamner sans m’entendre, dit Morton, ma vie est peut-être en votre pouvoir, mais vous en répondrez devant Dieu et devant les hommes…
De nouvelles clameurs l’empêchèrent de continuer.
– Laissez-le parler, dit Macbriar ; le ciel sait que nos entrailles se sont émues pour lui. Nous avons voulu l’éclairer des lumières célestes, il a fermé les yeux ; lui faire entendre la vérité, il a bouché ses oreilles.
Morton, avant obtenu silence, expliqua les raisons qui l’avaient conduit au camp du duc de Monmouth, rendit compte de l’entretien qu’il avait eu avec lui, détailla sa conduite pendant l’action, et finit par dire que si chacun avait voulu combattre comme lui, l’armée presbytérienne, au lieu d’être dispersée et détruite, serait triomphante, ou du moins en état d’obtenir des conditions de paix favorables.
– Vous l’entendez ! dit un des caméroniens. – Il vient d’avouer ses vues charnelles, son érastianisme ; qu’il meure !
– Paix ! dit Macbriar, j’ai encore à l’interroger.
– N’est-ce point par ton secours que le réprouvé Evandale a échappé à la mort et à la prison ? N’est-ce pas toi qui as sauvé du tranchant du glaive Miles Bellenden et sa garnison de coupe-jarrets ?
– Si ce sont là les crimes que vous avez à me reprocher, dit Morton, je suis fier de les avouer.
– Vous l’entendez ! dit Macbriar ; et n’est-ce pas pour une femme madianite, une enfant du prélatisme, une des embûches de l’Ennemi ? n’est-ce pas pour l’amour d’Édith Bellenden ?
– Vous êtes incapable, s’écria vivement Morton, d’apprécier mes sentimens pour cette jeune dame ; mais, n’eût-elle pas existé, j’aurais agi de la même manière.
– Tu es un rebelle endurci à la vérité… Mais, en sauvant ainsi la vieille Marguerite Bellenden et sa petite-fille, ton but n’était-il pas de faire avorter les sages projets de John Balfour de Burley, à qui Basile Olifant avait promis de le joindre avec tous ses vassaux, s’il héritait des possessions de ces deux femmes ?
– Jamais je n’ai entendu parler de cet infâme projet. Votre religion vous permet-elle donc d’employer des moyens aussi immoraux pour augmenter votre nombre ?
– Paix ! il ne t’appartient pas d’instruire des professeurs consciencieux, ni d’interpréter les obligations du Covenant, dit Macbriar un peu déconcerté. Au surplus vous avez avoué assez de crimes et de trahisons pour attirer la colère du ciel sur une armée, fût-elle aussi nombreuse que les grains de sable qui sont sur les bords de la mer. Nous disions avec Josué : – Pourquoi Israël a-t-il fui devant ses ennemis ? C’est en ce moment que vous avez paru devant nous. La Providence vous a livré entre nos mains pour vous faire subir le châtiment dû à celui dont les iniquités ont fait tomber le courroux de Dieu sur Israël. Nous serions coupables, si nous vous laissions la vie… Écoutez-moi donc bien : c’est aujourd’hui le jour du sabbat, nous ne le profanerons point par l’effusion du sang ; mais, dès que cette horloge aura marqué minuit, vous serez rayé de la liste des vivans. Profitez donc des courts instans qui vous restent, et préparez-vous pour l’éternité… Mes frères, saisissez le prisonnier, et emparez-vous de ses armes.
L’ordre fut donné et exécuté si promptement par ceux qui se trouvaient près de Morton, qu’il se vit désarmé avant d’avoir pu se mettre en défense. Observant un silence morne et farouche, les fanatiques se placèrent autour d’une table, et y firent asseoir Morton de manière à ce qu’il eût devant les yeux l’horloge qui marquait les minutes dont devait encore se composer son existence. On servit le souper sur la table ; on en offrit une part à Morton ; mais on juge bien que, dans la situation où il se trouvait, le besoin de satisfaire son appétit n’était pas ce qui l’occupait le plus. Bientôt après, les puritains se remirent en prières. Macbriar s’adressa à la Divinité pour implorer d’elle un signe qui démontrât qu’elle agréait le sacrifice sanglant qu’ils allaient lui offrir. Ses auditeurs étaient tout attention, comme pour épier les preuves de l’approbation céleste, et de temps en temps leurs sombres regards se tournaient sur le cadran pour voir avancer le moment de l’exécution.
L’œil de Morton prenait souvent la même direction, pendant qu’il réfléchissait tristement que sa vie n’irait pas au-delà du temps que l’aiguille mettrait à parcourir l’étroite portion du cercle terminée par l’heure fatale.
Sa confiance religieuse, ses principes inaltérables d’honneur, et le sentiment de son innocence, lui firent passer cet intervalle terrible avec moins d’agitation que lui-même n’aurait cru en éprouver si cette circonstance critique lui eût été prédite. Il y avait cependant en lui l’absence de ce sentiment qui le soutint naguère dans une situation semblable, lorsqu’il était au pouvoir de Claverhouse. Alors il savait que parmi les spectateurs il en était beaucoup qui le plaignaient, et d’autres qui approuvaient sa conduite. Mais cette fois, au milieu de ces forcenés fanatiques, dont le visage farouche allait s’animer de joie en voyant son exécution, sans amis pour l’encourager par de douces paroles, ou par un regard de sympathie, forcé d’attendre que le glaive destiné à le frapper sortit lentement du fourreau, et condamné à avaler goutte à goutte l’amère liqueur de la mort, il n’est pas étonnant qu’il fût moins calme que dans un danger précédent. En considérant les bourreaux, il croyait les voir se transformer en spectres, comme dans le délire de la fièvre ; et, son imagination l’emportant sur la réalité, il était près de se croire entouré plutôt de démons que d’êtres vivans ; le sang semblait rougir les murailles, et le bruit régulier de la pendule retentissait à son oreille, comme si chaque son était un coup de poignard.
Ce fut avec peine qu’il sentit chanceler son âme sur les rives de l’autre monde. Il fit un effort sur lui pour se recueillir et implorer le ciel ; et, dans son trouble, il se servit des paroles d’une prière qu’on trouve dans le livre de l’église anglicane. Macbriar, dont la famille était de cette secte, reconnut aussitôt les mots que prononçait le prisonnier à demi-voix.
– Il ne manquait plus que cela, dit-il en rougissant de colère, pour arracher de mon cœur toute répugnance charnelle à répandre le sang. C’est un hérétique qui est entré dans le camp, déguisé en érastien. Tout ce qu’on a dit de lui, et plus encore, doit être vrai. Que son sang retombe sur sa tête perfide ! Qu’il descende à Tophet, portant à la main le livre où il puise ses prières.
– J’élève ma voix contre lui ! s’écria le frénétique Habacuc. De même que le soleil recula de dix degrés sur le cadran, pour annoncer la guérison du saint roi Ézéchias, il va avancer en cette occasion, afin que l’impie soit enlevé du milieu du peuple, et le Covenant établi dans sa pureté.
S’élançant à l’instant sur une chaise avec l’air d’un énergumène, il étendait l’index de sa droite pour placer l’aiguille du cadran sur l’heure fatale ; les glaives étaient déjà tirés pour immoler Morton, lorsqu’un des caméroniens arrêta la main de Mucklewrath.
– Silence ! dit-il, j’entends du bruit.
– C’est le bruit du ruisseau qui coule ici près, dit un autre.
– C’est le vent qui souffle dans les bruyères, dit un troisième.
– C’est bien certainement de la cavalerie, pensa Morton, à qui sa terrible situation donnait une plus grande finesse d’ouïe. Dieu veuille que ce soient des libérateurs !
Le bruit s’approchait, et devenait plus distinct de moment en moment.
– Ce sont des chevaux ! s’écria Macbriar ; voyez qui ce peut être.
– C’est l’ennemi ! s’écria un des assistans qui venait d’ouvrir une fenêtre pour s’en assurer.
Le bruit des hommes et des chevaux se fit entendre alors près de la maison. Tous se mirent en mouvement, les uns pour se défendre, les autres pour prendre la fuite. Au même instant, la porte et les fenêtres furent forcées, et des dragons du régiment des gardes parurent dans la chambre.
– Feu sur les rebelles ! souvenez-vous du cornette Grahame ! Ce cri fut répété de toutes parts.
Plusieurs coups de pistolet partirent en même temps. À la première décharge un des whigs qui se trouvait à côté de Henry fut blessé mortellement, tomba sur lui, et l’entraîna dans sa chute. Cet événement sauva peut-être la vie de Morton, qui aurait couru de grands risques dans un combat nocturne éclairé seulement par le feu de la cheminée, et qui dura quatre à cinq minutes. Dans ce court espace de temps plusieurs coups de sabre et de pistolet furent échangés.
Dès que les dragons furent maîtres du champ de bataille : – Le prisonnier que gardaient ces misérables est-il sauvé ? dit la voix bien connue de Claverhouse. Qu’on le cherche, et qu’on me dépêche ce chien dont les gémissemens me fatiguent.
Les deux ordres furent exécutés. On acheva un blessé qui respirait encore, et Morton, débarrassé du cadavre qui le couvrait, fut relevé par le fidèle Cuddy, qui pouvait à peine modérer sa joie quand il se fut assuré que le sang dont son maître était couvert n’avait pas coulé dans ses veines. Il se hâta de lui apprendre à demi-voix ce qui avait fait arriver ce détachement si à propos.
– Tout en cherchant quelques soldats de notre division pour vous tirer des mains de ces furieux, lui dit-il, j’ai rencontré le parti de Claverhouse, et me trouvant entre le diable et la mer, amenons plutôt le diable, me suis-je dit, car il sera fatigué d’avoir tué toute la nuit, et d’ailleurs il sait que vous avez sauvé lord Evandale ; et ensuite les dragons m’ont dit que le duc accorde quartier à tous ceux qui le demandent. Ainsi donc il n’y a qu’à prendre courage, j’espère que tout finira bien.