CHAPITRE XXXIV.

« Fifres, clairons, annoncez la victoire,

« Rendez hommage à la valeur ;

« Il vaut mieux vivre un seul jour avec gloire

« Que vivre un siècle sans honneur. »

Anonyme.

Après ce combat ou plutôt cette boucherie, Claverhouse, ayant fait débarrasser la chambre des corps morts, annonça à ses soldats qu’on passerait la nuit en cet endroit, et qu’on partirait le lendemain de grand matin. Il s’occupa ensuite de Morton, et mit une certaine bonté dans la manière dont il lui parla :

– Vous vous seriez évité les dangers que vous avez courus des deux côtés, M. Morton, si vous aviez accordé quelque attention au conseil que je vous avais donné hier matin : n’en parlons plus ; je respecte vos motifs. Vous êtes prisonnier de guerre, à la disposition du roi et du conseil ; mais je veux que vous soyez traité avec tous les égards possibles. Je ne vous demande que votre parole de ne pas chercher à vous échapper.

Morton la lui donna sur-le-champ. Claverhouse le salua avec courtoisie, et, se détournant, appela son sergent-major.

– Combien de prisonniers, Holliday ? Combien de tués ?

– Trois tués dans la maison, deux dans la cour, un dans le jardin, et quatre prisonniers.

– Armés, ou sans armes ?

– Trois étaient armés jusqu’aux dents. L’autre est sans armes ; il a l’air d’un prêcheur.

– J’entends ; une des trompettes de ces têtes rondes. Je lui parlerai demain. Quant aux trois autres, qu’on les mène dans la cour, et un feu de file. N’oubliez pas d’écrire dans le livre d’ordre trois rebelles pris les armes à la main et fusillés, avec la date du jour et le nom de l’endroit : je crois qu’on le nomme Drumshinnel. Qu’on tienne le prêcheur sous bonne garde ; comme il n’était pas armé, il faut qu’il subisse un petit interrogatoire ; j’y songerai demain, ou peut-être l’enverrai-je au conseil. Je suis las de cette besogne dégoûtante. Qu’on ait les plus grands égards pour M. Morton. Que chacun prenne soin de son cheval. Que mon valet lave le dos de Wildblood avec du vinaigre, je crois que la selle l’a un peu écorché.

Tous ces ordres furent donnés avec sang-froid et du même ton, comme si celui qui commandait ainsi n’attachait pas plus d’importance à l’un qu’à l’autre.

Les caméroniens, qui tout, à l’heure allaient se rendre coupables d’une exécution sanglante, étaient sur le point de servir eux-mêmes de victimes. Ils paraissaient également préparés pour l’une comme pour l’autre extrémité : aucun d’eux ne montra le moindre signe de terreur, quand ils reçurent l’ordre de sortir pour aller subir la mort. Leur sévère enthousiasme les soutint dans cet affreux moment, et ils partirent, l’air calme et en silence, excepté un seul, qui, regardant Claverhouse en face, prononça ces mots d’une voix farouche :

– Malheur à l’homme violent !

Claverhouse ne lui répondit que par un sourire de mépris.

Claverhouse se fit ensuite servir quelque nourriture qu’on lui avait préparée à la hâte, et invita Morton à se mettre à table avec lui, ajoutant que ce jour avait été pour tous deux un jour de fatigue. Il fut impossible à Morton de manger. Les secousses qu’il avait successivement éprouvées lui avaient ôté tout appétit ; mais il était dévoré d’une soif ardente, et il témoigna le désir de la satisfaire.

– Je vous ferai raison de tout mon cœur, dit Claverhouse ; voilà un pot plein d’ale brune qui doit être bonne, car ces whigs savent toujours où trouver la meilleure. – À votre santé, M. Morton, dit-il en remplissant un verre pour lui, et en lui en présentant un autre.

Morton portait le verre à la bouche, quand une décharge de mousqueterie annonça que les trois prisonniers finissaient d’exister. Il tressaillit, et remit le verre sur la table sans y goûter.

– Vous êtes jeune, M. Morton, dit Claverhouse en vidant le sien tranquillement. Vous n’êtes pas encore habitué à de pareilles scènes, et votre sensibilité ne vous ôte rien de mon estime ; mais le devoir et la nécessité finissent par y accoutumer.

– J’espère, dit Morton, que jamais ils ne produiront tel effet sur moi.

– J’ai pensé comme vous, répliqua Claverhouse. Croiriez-vous bien qu’au commencement de ma carrière militaire la vue d’un homme blessé me faisait frémir, comme si son sang eût coulé de mes propres veines ? Et cependant, si vous écoutez un de ces fanatiques, il vous dira que j’en bois un verre tous les matins. Mais au fait, M. Morton, pourquoi la mort qui nous environne de toutes parts nous causerait-elle tant d’épouvante ? Entendons-nous une heure qui ne sonne pas le trépas de l’un de nous ? Pourquoi donc nous inquiéter de prolonger notre existence ou celle des autres ? C’est une véritable loterie. Minuit devait être votre dernière heure ; elle a sonné : vous êtes vivant, et les coquins qui comptaient vous assassiner n’existent plus. Qu’est-ce que la douleur qu’on éprouve pour mourir ? elle ne vaut pas la peine d’y songer, puisque tôt ou tard il faut la subir d’une manière ou d’une autre. Quand je pense à la mort, M. Morton, c’est dans l’espoir de la trouver un jour sur le champ de bataille, après avoir bien combattu, au milieu des cris de victoire : voilà ce qui vaut la peine de vivre, la peine d’avoir vécu.

Claverhouse achevait à peine ces paroles, les yeux brillant d’un enthousiasme guerrier, quand une figure sanglante qui semblait sortir de terre parut dans un coin de la chambre, et fit reconnaître à Morton les traits de l’énergumène Habacuc, défigurés par le sang et par les approches de la mort.

Il fixa sur Claverhouse des yeux où brillait encore le feu à demi éteint d’un délire fanatique, et s’écria avec son geste farouche :

– Te fieras-tu à la lance et à ton arc, à ton coursier, à ta bannière ? et Dieu ne te demandera-t-il pas compte du sang innocent ? Te glorifieras-tu dans ta sagesse, ton courage et ta force, et le Seigneur ne le jugera-t-il point ? Les princes pour qui tu as vendu ton âme à l’ennemi des hommes descendront de leur trône, et seront bannis dans les terres étrangères ; leur nom deviendra un sujet de désespoir, d’étonnement, de mépris et de malédiction. Toi qui as bu à la coupe de la fureur, et t’es enivré jusqu’au délire, le souhait de ton cœur sera exaucé pour la perte, et l’espérance de ton orgueil se détruira. Je te somme, John Grahame, de comparaître devant le tribunal de Dieu, pour répondre du sang innocent que tu as versé par flots.

Il passa sa main droite sur son visage sanglant, et la leva au ciel, en proférant ces mots à haute voix ; puis il ajouta plus bas : – Jusques à quand, Seigneur, source de toute vérité et de sainteté, laisseras-tu sans vengeance le sang des saints ?

En prononçant ces derniers mots, il se laissa tomber sans chercher à se retenir, et expira avant que sa tête eût touché le sol.

Cette nouvelle scène ajouta encore à l’émotion de Morton, et il ne put s’empêcher d’être frappé de l’analogie singulière qui existait entre les dernières paroles de ce frénétique et les sentimens que venait d’exprimer Claverhouse.

Deux dragons qui se trouvaient dans la chambre, tout endurcis qu’ils étaient par l’habitude de répandre le sang, ne purent voir cette apparition inattendue, et entendre l’espèce de prophétie dont elle fut accompagnée, sans un mouvement de crainte. Ils restèrent pâles, immobiles, les yeux fixes, comme dans un état de stupeur.

Claverhouse seul ne montra aucune émotion. À l’instant où Habacuc se leva de terre, il saisit ses pistolets ; mais il s’aperçut aussitôt qu’il était mourant, et, les remettant sur la table, il écouta avec le plus grand sang-froid ses prédictions menaçantes.

– Comment cet homme s’est-il trouvé là ? dit-il dès qu’Habacuc eut cessé de parler et fut retombé à terre. – Hé bien, ajouta-t-il en s’adressant au dragon qui était le plus près de lui, me répondrez-vous ? que signifie cet air effaré ? voulez-vous que je vous croie assez poltron pour avoir peur d’un mort ?

Le dragon répondit en bégayant qu’il fallait que ses camarades ne l’eussent pas aperçu quand ils avaient enlevé les trois autres cadavres. Ils étaient d’autant plus excusables, qu’il était tombé à l’extrémité de la salle opposée à la cheminée, dans un endroit où un ou deux manteaux avaient été jetés sur lui par mégarde.

– Hé bien ! emportez-le donc maintenant, au lieu d’ouvrir de grands yeux et de rester les bras croisés, à moins que vous n’ayez peur qu’il ne vous morde pour donner un démenti au vieux proverbe. – Voilà du nouveau, M. Morton ; des morts qui ressuscitent pour venir nous faire des menaces ! – Il faut que je fasse repasser les sabres de mes garnemens ; ils font ordinairement leur besogne beaucoup mieux. Mais nous avons eu une terrible journée, ils ont le bras fatigué, et je crois que vous et moi, M. Morton, nous ne serons pas fâchés de goûter quelques heures de repos.

En finissant ces mots, il prit une lumière, souhaita le bonsoir à Morton, et passa dans l’appartement qu’on lui avait préparé.

On conduisit alors Morton dans une autre chambre. Resté seul, son premier soin fut de remercier le ciel de l’avoir sauvé du danger par les mains de ceux qui semblaient devoir être ses plus dangereux ennemis. Il pria aussi la Providence de le guider à l’avenir dans des temps si difficiles ; et après avoir rendu grâces à l’Être suprême, il se laissa aller au sommeil, dont il avait un si grand besoin.

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