« Quoi ! le grossier coquin ! l’espion épié !
« Avec ces rustres-là vous n’avez rien à faire ?
« Éloignez-vous…… »
Ben Johnson. Conte de Robin Hood.
Lorsque Durward sortit du couvent, il put remarquer, grâce au clair de lune, la retraite précipitée du Bohémien fuyant à travers le village avec la rapidité d’un limier qui a senti le fouet ; et il le vit ensuite entrer un peu plus loin dans une prairie.
– Mon camarade court vite, se dit Quentin à lui-même, mais il faudrait courir plus vite encore pour échapper au pied le plus agile qui ait jamais foulé les bruyères de Glen-Houlakin.
Comme, heureusement, il avait quitté son manteau et son armure, le montagnard écossais put déployer une légèreté qui, étant sans égale dans son pays, devait bientôt lui faire joindre le Bohémien, en dépit de l’agilité que déployait celui-ci. Ce n’était pourtant pas ce que se proposait Quentin ; car il regardait comme beaucoup plus important de découvrir ses projets que d’y mettre obstacle. Ce qui acheva de l’y déterminer, ce fut de voir le Bohémien ne point ralentir le pas, même après la première impulsion de sa fuite ; sa course avait donc un tout autre objet que celle d’un homme chassé d’un bon logement, presqu’à minuit, sans s’y attendre, et qui naturellement n’aurait dû songer qu’à s’en procurer un autre. Quentin le suivit sans être aperçu, car le Bohémien ne tourna pas la tête une seule fois ; mais après avoir traversé la prairie, celui-ci s’arrêta au bord d’un petit ruisseau dont les rives étaient couvertes d’aunes et de saules ; il sonna du cor, avec précaution toutefois et en ménageant le son. Un coup de sifflet, qui partit à peu de distance, lui répondit sur-le-champ.
– C’est un rendez-vous, pensa Quentin ; mais comment m’approcher pour entendre ce qui va se passer ? Le bruit de mes pas et celui des branches qu’il faut que j’écarte me trahiront, si je n’y prends garde. Je les surprendrai pourtant, de part saint André ! comme si c’étaient des daims de Glen-Isla . Je leur apprendrai que ce n’est pas sans fruit que j’ai été instruit dans l’art de la vénerie. Les voilà ensemble ; ils sont deux ; l’avantage n’est pas pour moi, s’ils me découvrent et qu’ils aient des projets hostiles, comme cela n’est que trop à craindre ; prenons garde que la comtesse Isabelle ne perde son pauvre ami ! – Que dis-je ? il ne mériterait pas ce titre, s’il n’était prêt à combattre pour elle une douzaine de ces coquins. Après avoir croisé le fer avec Dunois, avec le meilleur chevalier de la France, dois-je craindre une horde de pareils vagabonds ? Fi donc ! prudence et courage ; et avec l’aide de Dieu et de saint André, ils me trouveront plus fort et plus fin qu’eux.
D’après cette résolution, employant une ruse que lui, avait apprise l’habitude de la chasse des forêts, il descendit dans le lit de la petite rivière, dont l’eau, variant de profondeur, tantôt lui couvrait à peine les pieds, tantôt lui montait jusqu’aux genoux, et s’avança ainsi bien doucement, caché sous les branches des arbres entre-croisées sur sa tête ; le bruit de ses pas se confondait avec le murmure des eaux (c’est ainsi que nous-mêmes nous nous sommes souvent approchés autrefois du nid du corbeau vigilant). De cette manière, il arriva, sans être aperçu, assez près pour entendre la voix des deux hommes qu’il voulait observer ; mais il ne distinguait pas leurs paroles. Étant en ce moment sous un magnifique saule pleureur dont les branches tombaient jusque sur la surface de l’eau, il en saisit une des plus fortes, et employant en même temps l’adresse, la force et l’agilité, il se hissa sur l’arbre, sans bruit, et s’assit sur la bifurcation des premières branches, sans crainte d’être découvert.
De là il vit que l’individu avec lequel Hayraddin conversait était un homme de sa caste ; mais il reconnut en même temps, à sa grande mortification, qu’ils parlaient une langue dont il ne pouvait comprendre un seul mot. Ils riaient beaucoup ; et, comme Hayraddin fit un mouvement comme s’il s’esquivait, et finit par se frotter les épaules, Quentin en conclut qu’il lui racontait l’histoire de la bastonnade qu’il avait reçue avant sa fuite du couvent.
Tout à coup on entendit à quelque distance un nouveau coup de sifflet ; Hayraddin y répondit en sonnant du cor, comme il l’avait fait en arrivant, et, quelques instans après, un nouveau personnage parut sur la scène. C’était un homme grand, vigoureux, ayant l’air martial, et dont les formes robustes formaient un contraste frappant avec la petite taille et le corps grêle des deux Bohémiens. Un large baudrier, passé sur son épaule, soutenait un grand sabre. Son haut-de-chausses couvert de taillades d’où sortaient des bouffettes en soie et en taffetas de diverses couleurs, était attaché au moins par cinq cents aiguillettes en ruban à une jaquette de buffle bien serrée, sur la manche droite de laquelle on voyait une plaque en argent représentant une tête de sanglier, indice du chef sous lequel il servait. Le chapeau qu’il portait de côté sur l’oreille, laissait voir une grande quantité de cheveux crépus qui ombrageaient son large visage, et allaient se mêler avec une barbe non moins large, d’environ quatre pouces de longueur. Il tenait à la main une longue lance, et tout son équipement annonçait un de ces aventuriers allemands, connus sous le nom de lan zknechts, en français lansquenets , qui formaient à cette époque une partie formidable de l’infanterie. Ces mercenaires étaient une soldatesque féroce et ne songeant qu’au pillage ; un conte absurde courait parmi eux, que la porte du ciel avait été fermée à un lansquenet à cause de ses vices, et qu’on avait refusé de le recevoir en enfer à cause de son caractère mutin, querelleur et insubordonné : il en résultait qu’ils agissaient en gens qui n’aspiraient pas au ciel et qui ne redoutaient pas l’enfer.
– Donner und blitz ! s’écria-t-il en arrivant ; et il parla ensuite une sorte de jargon franco-germain, dont nous ne pourrons donner qu’une idée très imparfaite : – Pourquoi vous m’avoir fait perdre trois nuits à vous attendre ?
– Je n’ai pas pu vous voir plus tôt, mein herr, répondit Hayraddin avec un ton de soumission. Il y a un jeune Écossais, qui a l’œil aussi vif qu’un chat sauvage, qui épie mes moindres mouvemens. Il me soupçonne déjà ; si ses soupçons se confirmaient, je serais un homme mort, et il reconduirait ces femmes en France.
– Washenker ! dit le lansquenet, nous être trois ; nous les attaquer demain, et enlever les femmes sans aller plus loin. Vous m’avoir dit les deux gardes être des poltrons, vous et votre camarade en avoir soin, et, der Teufel ! moi me charger du chat sauvage.
– Vous ne trouverez pas cela si facile, dit le Bohémien ; car, outre que notre métier à nous autres n’est pas de nous battre, notre Écossais est un gaillard qui s’est mesuré avec le meilleur chevalier de toute la France, et qui s’en est tiré avec honneur. Je l’ai vu de mes propres yeux serrer Dunois d’assez près.
– Hagel und sturmwetter ! s’écria l’Allemand ; votre lâcheté vous fait parler ainsi.
– Je ne suis pas plus lâche que vous, mein herr ; mais, encore une fois, mon métier n’est pas de me battre. Si, vous conservez l’embuscade à l’endroit convenu, c’est fort bien ; sinon je les conduis en sûreté au palais de l’évêque ; et Guillaume de la Marck pourra aisément les y aller chercher, s’il est la moitié aussi fort qu’il prétendait l’être, il y a huit jours.
– Potz tausend ! Nous être aussi forts et plus forts. Mais nous avoir entendu parler d’une centaine de lances arrivées de Bourgogne ; et à cinq hommes par lance, voyez-vous, c’est juste cinq cents ; en ce cas, der Teufel ! eux avoir bien plus d’envie de nous chercher que nous de les trouver, car l’évêque avoir de bonnes forces sur pied ; oui, avoir de bonnes forces.
– Il faut donc vous en tenir à l’embuscade de la Croix-des-Trois-Rois, ou renoncer à l’aventure.
– Renoncer à l’aventure ! renoncer à enlever une riche héritière pour être la femme de notre noble capitaine ! der Teufel ! Moi plutôt attaquer l’enfer ! meine seele ! nous tous devenir bientôt des princes et des hertzogs, que vous appelez ducs ; avoir une bonne cave, du bon argent de France en abondance, et peut-être quelques jolies filles par-dessus le marché, quand le Barbu en avoir assez.
– Ainsi donc, l’embuscade de la Croix-des-Trois-Rois tient toujours ?
– Mein Gott, oui sans doute. Vous jurer de les y amener, et quand eux être descendus de cheval, et être à genoux devant la croix, ce que personne ne manque à faire excepté des fils païens, comme toi, nous tomber sur eux, et les femmes être à nous.
– Fort bien, mais je n’ai promis de me charger de cette affaire qu’à une condition : je n’entends pas qu’on touche à un seul cheveu de la tête du jeune homme. Si vous m’en faites serment par les carcasses de vos trois Rois qui sont à Cologne, je vous jurerai par les sept Dormans , de vous servir fidèlement pour tout le reste. Et, si vous ne tenez pas votre serment, je vous préviens que les sept Dormans viendront vous éveiller sept nuits de suite, et qu’à la huitième ils vous étrangleront et vous dévoreront.
– Mais, donner un hagel ! pourquoi vous être si inquiet de la vie de ce jeune homme ? lui n’être pas de votre sang ni de votre nation.
– Que vous importe, honnête Heinrick ? Il y a des gens qui aiment à couper la gorge aux autres, et il y en a qui se plaisent à leur sauver le cou. Ainsi, jurez-moi qu’il ne lui en coûtera ni la vie ni la moindre blessure, ou, de par la brillante étoile d’Oldebaoran, cette affaire n’ira pas plus loin. Jurez-le-moi par les trois Rois de Cologne, comme vous les appelez, car je sais que vous ne faites cas d’aucun autre serment.
– Toi être vraiment comique ! dit l’Allemand. Eh bien donc, moi jurer…
– Un moment, s’écria Hayraddin, demi-tour à droite, brave lansquenet, et tournez la tête du côté de l’orient, afin que les trois Rois vous entendent.
Le soldat prêta le serment de la manière qui lui était prescrite, et dit ensuite qu’il se tiendrait à l’embuscade, et que l’endroit était fort convenable, puisqu’il n’était guère qu’à cinq milles de distance du lieu où ils se trouvaient.
– Mais, ajouta-t-il, pour rendre l’affaire bien sûre, moi penser convenable de placer quelques braves gens sur la gauche de l’auberge, afin de tomber sur eux, si eux avoir la fantaisie de passer par là.
– Non, répondit le Bohémien après avoir réfléchi un moment, la vue de ces soldats de ce côté pourrait alarmer la garnison de Namur, et alors il y aurait un combat douteux, au lieu d’un succès assuré. D’ailleurs ils suivront la rive droite de la Meuse, car je puis les conduire comme bon me semble, ce montagnard écossais, malgré sa méfiance, s’en rapportant entièrement à moi pour le guider, et n’ayant jamais demandé l’avis de personne sur la route qu’il doit suivre. Mais aussi je lui ai été donné par un ami sûr, par un homme de la parole duquel personne ne s’est jamais méfié, avant d’avoir appris à le connaître un peu.
– Maintenant, l’ami Hayraddin, dit le lansquenet, moi avoir une petite question à vous faire. Moi pas concevoir comment avoir pu faire que vous et votre frère étant, comme vous le prétendre, de grands sternendeuter, que vous appeler astrologues, vous n’avoir pas prévu que lui devoir être pendu. Hunker ! cela n’être-t-il pas singulier ?
– Je vous dirai, Heinrick, répliqua le Bohémien, que si j’avais su que mon frère était assez fou pour aller raconter au duc de Bourgogne les secrets du roi Louis, j’aurais prédit sa mort aussi assurément que je prédirais le beau temps en juillet. Louis a des oreilles et des mains à la cour de Bourgogne, et le duc a quelques conseillers pour qui le son de l’or de France est aussi agréable que le glouglou d’une bouteille l’est pour vous. Mais adieu, et ne manquez pas de vous trouver au rendez-vous. Il faut que j’attende à la pointe du jour mon Écossais à une portée de flèche de l’auge de ces pourceaux fainéans, sans quoi il me soupçonnerait d’avoir fait une excursion peu favorable au succès de son voyage.
– Toi pouvoir pas partir sans boire avec moi une coup de consolation, dit l’Allemand. Oh ! mais, moi oublier, toi assez bête pour ne boire que de l’eau, comme un vil vassal de Mahomet et de Termagant.
– Tu n’es, toi-même, qu’un esclave du vin et du flacon, dit le Bohémien. Je ne suis pas surpris que ceux qui sont altérés de sang te confient l’exécution des mesures de violence que de meilleures têtes ont imaginées. Quand on veut connaître les pensées des autres, ou cacher les siennes, il ne faut pas boire de vin. Mais à quoi bon te prêcher, toi qui es toujours aussi altéré que les sables de l’Arabie. Adieu ; emmène avec toi mon camarade Tuisco, car, si on le voyait rôder près du monastère, cela donnerait des soupçons.
Les deux illustres alliés se séparèrent alors, après s’être promis de nouveau de ne pas manquer au rendez-vous fixé à la Croix-des-Trois-Rois.
Durward les suivit long-temps des yeux, et descendit de l’arbre. Son cœur battait en songeant combien peu il s’en était fallu que la belle comtesse ne fût victime d’un complot tramé avec une si profonde perfidie, si toutefois il était encore possible de le déjouer. Craignant de rencontrer Hayraddin en retournant au monastère, il fit un long détour, au risque d’avoir à passer par quelques mauvais sentiers.
Chemin faisant, il réfléchit très-attentivement sur ce qu’il avait à faire. En entendant Hayraddin faire l’aveu de sa trahison, il avait d’abord pris la résolution de le mettre à mort aussitôt que la conférence serait terminée, et que ses compagnons seraient à une distance suffisante ; mais quand il l’eut entendu exprimer tant d’intérêt pour lui sauver la vie, il sentit qu’il lui serait difficile d’infliger à ce traître, dans toute son étendue, le châtiment que méritait sa perfidie. Il résolut donc d’épargner ses jours, et même de continuer, s’il était possible, à l’employer comme guide, en prenant toutes les précautions nécessaires pour la sûreté de la belle comtesse, à qui il s’était promis de dévouer sa vie.
Mais que fallait-il faire ? les dames de Croye ne pouvaient se réfugier en Bourgogne, d’où elles avaient été obligées de s’enfuir ; ni en France, d’où elles avaient été, en quelque sorte, renvoyées. La violence du duc Charles, dans le premier de ces deux pays, n’était guère moins à craindre pour elles que la politique froide et tyrannique du roi dans l’autre. Après y avoir profondément réfléchi, Durward ne put imaginer rien de mieux que d’éviter l’embuscade, en suivant la rive gauche de la Meuse pour se rendre à Liège, où ces dames, conformément à leur premier projet, se mettraient sous la protection du saint évêque. On ne pouvait douter que ce prélat n’eût la volonté de les protéger ; et, s’il avait reçu un renfort de cent hommes d’armes, il en avait le pouvoir. Dans tous les cas, si les dangers auxquels l’exposaient les hostilités de Guillaume de la Marck et les troubles de la ville de Liège devenaient imminens, il pouvait toujours envoyer ces malheureuses dames en Allemagne, avec une escorte convenable.
Pour conclusion (car quel homme a jamais terminé une délibération sans quelque considération personnelle ?), Quentin pensa que le roi Louis, en le condamnant de sang-froid à la mort ou à la captivité, l’avait délié de ses engagemens envers la couronne de France, et il prit la résolution positive de s’en affranchir. L’évêque de Liège avait probablement besoin de soldats ; et, par la protection des belles comtesses, qui maintenant, et surtout la comtesse Hameline, le traitaient avec beaucoup de familiarité, il pouvait obtenir de lui quelque commandement, peut-être même être chargé de conduire les dames de Croye dans quelque place qui leur offrît plus de sûreté que Liège et ses environs. Enfin, elles avaient parlé, quoique en quelque sorte en badinant, de lever les vassaux de la comtesse Isabelle, comme beaucoup de seigneurs le faisaient dans ces temps de troubles, et de fortifier son château de manière à le mettre en état de résister à toute attaque ; elles lui avaient demandé en plaisantant s’il voulait être leur sénéchal, et remplir cette place périlleuse ; et comme il avait accepté cette proposition avec autant de zèle que d’empressement, elles lui avaient permis de leur baiser la main, en signe de sa promotion à cette fonction honorable et de confiance. Il avait même cru remarquer que la main de la comtesse Isabelle, une des mains les plus belles et les mieux faites qui eussent jamais reçu pareil hommage d’un vassal dévoué, avait tremblé tandis que ses lèvres s’y reposaient un instant de plus que ne l’exigeait le cérémonial, et que ses joues et ses yeux avaient donné quelques marques de confusion quand elle l’avait retirée. Quelque chose ne pouvait-il pas résulter de tout cela ? Et quel homme brave, à l’âge de Quentin, n’aurait pas permis à de semblables considérations d’influer un peu sur sa détermination ?
Ce point réglé, il eut à réfléchir sur la manière dont il agirait à l’égard de l’infidèle Bohémien. Il avait renoncé à sa première idée de le tuer dans le bois même ; mais s’il prenait un autre guide, et qu’il le laissât en liberté, c’était envoyer le traître au camp de Guillaume de la Marck, pour y porter la nouvelle de leur marche. Il pensa à prendre le prieur pour confident, en l’engageant à retenir le Bohémien prisonnier jusqu’à ce qu’ils eussent le temps d’arriver à Liège ; mais, en y réfléchissant, il n’osa pas hasarder de faire une pareille proposition à un homme que la vieillesse avait dû rendre timide, et qui, comme moine, considérant la sûreté de son couvent comme le plus important de ses devoirs, tremblait au seul nom du Sanglier des Ardennes.
Enfin il arrêta un plan d’opération sur lequel il crut d’autant mieux pouvoir compter, que l’exécution n’en dépendrait que de lui-même ; et pour la cause qu’il avait embrassée, il se sentait capable de tout. Aussi résolu que hardi, quoique sans se dissimuler les dangers de sa position, Quentin pouvait être comparé à un homme qui marche chargé d’un fardeau dont il sent la pesanteur, mais qu’il ne croit pas au-dessus de ses forces. Ce plan venait d’être arrêté dans son esprit, quand il arriva au couvent.
Il frappa doucement à la porte ; un frère, que le prieur avait eu l’attention d’y placer pour l’attendre, lui ouvrit ; et, l’informant que tous les frères devaient rester dans l’église jusqu’au point du jour, pour prier Dieu de pardonner les divers scandales qui avaient eu lieu dans la communauté pendant la soirée précédente, il proposa à Quentin d’aller partager leurs exercices de dévotion ; mais les vêtemens du jeune Écossais étaient tellement mouillés, qu’il ne crut pas devoir accepter cette offre, et il demanda la permission d’aller s’asseoir près du feu de la cuisine, afin de pouvoir sécher ses habits avant de se mettre en route. Il désirait d’ailleurs que le Bohémien, quand il le reverrait, n’aperçût rien en lui qui pût le porter à soupçonner son excursion nocturne.
Le digne frère non-seulement lui accorda sa demande, mais voulut même lui tenir compagnie ; circonstance dont Durward fut d’autant plus charmé, qu’il désirait se procurer quelques renseignemens sur les deux routes dont il avait entendu parler pendant la conversation du Bohémien avec le lansquenet.
Le frère, qui justement se trouvait souvent chargé des affaires extérieures du couvent, était de toute la communauté celui qui pouvait le mieux répondre aux questions que Quentin lui fit à ce sujet ; mais il ajouta qu’en bonnes pèlerines, c’était un devoir pour les dames qu’il escortait de suivre la rive-droite de la Meuse, afin de payer le tribut de la dévotion devant la Croix-des-Trois-Rois, élevée à l’endroit où les saintes reliques de Gaspard, de Melchior et de Balthazar, noms que donne l’église catholique aux trois mages qui vinrent de l’Orient pour apporter leurs offrandes à Bethléem, s’étaient arrêtées lorsqu’on les transportait à Cologne, et où elles avaient fait plusieurs miracles.
Quentin lui répondit que ces pieuses dames étaient déterminées à observer avec la plus grande ponctualité toutes les saintes stations de leur pèlerinage, et qu’elles visiteraient certainement celle de la Croix-des-Trois-Rois, soit en allant à Cologne, soit en en revenant ; mais qu’elles avaient entendu dire que la route sur la rive droite de la Meuse était peu sûre, attendu qu’elle était infestée par les soldats du féroce Guillaume de la Marck.
– À Dieu ne plaise, s’écria le frère François, que le Sanglier des Ardennes ait porté de nouveau sa bauge si près de nous ! Au surplus, quand cela serait vrai, la Meuse est assez large pour établir une bonne barrière entre lui et nous.
– Mais elle n’établira aucune barrière entre ces dames et ce maraudeur, répondit Quentin, si nous la traversons pour prendre la route de la rive droite.
– Le ciel protégera ceux qui lui appartiennent, jeune homme, répliqua le frère. Les trois Rois de la bienheureuse ville de Cologne ne laissent pas même entrer dans l’enceinte de ses murs un juif ou un infidèle ; il serait bien dur de penser qu’ils pussent commettre un assez grand oubli pour permettre que de dignes pèlerins venant leur rendre hommage devant la croix élevée en leur honneur, fussent pillés et maltraités par un chien de mécréant comme ce Sanglier des Ardennes, qui est pire que tout un camp de païens sarrasins, et les dix tribus d’Israël par-dessus le marché.
Quelque confiance que Quentin, en bon catholique, fût tenu d’accorder à la protection spéciale de Gaspard, de Melchior et de Balthazar, il ne put s’empêcher de réfléchir que les comtesses n’ayant pris le titre de pèlerines que par les conseils d’une politique mondaine, elles n’avaient pas trop le droit d’espérer que les trois mages les mettraient sous leur sauvegarde en cette occasion ; et, en conséquence, il résolut de leur épargner, autant que possible, le besoin d’une intervention miraculeuse. Cependant ; dans la simplicité de sa bonne foi, il fit vœu de faire lui-même, en propre personne, un pèlerinage aux trois Rois de Cologne, si ces illustres personnages, de sainte et royale mémoire, lui permettaient de conduire à bon port les dames qu’il escortait.
Afin de contracter cette obligation avec toute la solennité possible, il pria le frère François de le faire entrer dans une des chapelles latérales du couvent ; et là, se mettant à genoux avec une dévotion sincère, il ratifia le vœu qu’il venait de faire intérieurement. Le son des voix des moines qui chantaient dans le chœur, l’heure solennelle à laquelle il faisait cet acte religieux, l’effet de la faible, clarté qu’une seule lampe répandait dans ce petit édifice gothique, tout contribua à jeter Durward dans cet état où l’homme reconnaît le plus facilement la faiblesse humaine, et cherche cette aide et cette protection surnaturelle qu’aucune croyance ne promet qu’au repentir du passé et à une ferme résolution d’amendement pour l’avenir. Si l’objet de sa dévotion était mal placé, ce n’était pas la faute de Quentin ; et ses prières étant sincères, nous aurions peine à croire qu’elles ne furent pas favorablement accueillies du seul vrai Dieu, qui regarde les intentions et non les formes, et aux yeux duquel la dévotion sincère d’un païen est plus estimable que l’hypocrisie spécieuse d’un pharisien.
S’étant recommandé, sans oublier ses malheureuses compagnes, à la protection des saints et à la garde de la Providence, Quentin alla se reposer le reste de la nuit, laissant le frère édifié de la ferveur et de la sincérité de sa dévotion.