« Quand joyeuses chansons et contes plus joyeux
« Adoucissaient pour nous un chemin sinueux,
« Nous craignions d’arriver à la fin du voyage.
« Mais d’un enchantement le tout était l’ouvrage ;
« Ce chemin escarpé, faisant mille détours,
« Au point d’où nous partions nous ramenait toujours. »
Samuel Johnson.
L’aurore commençait à peine à paraître, quand Durward, sortant de sa petite cellule, éveilla les palefreniers endormis, et surveilla, avec un soin encore plus particulier que de coutume, tous les préparatifs du départ. Ce fut lui-même qui examina si les brides, les mors et tous les harnais des chevaux étaient en bon état ; il vérifia s’ils étaient bien ferrés, afin que le hasard n’amenât pas quelques-uns de ces accidens qui, quoique peu importans en eux-mêmes, n’en retardent pas moins les voyageurs dans leur route. Il voulut aussi qu’on donnât l’avoine aux chevaux en sa présence, afin d’être sûr qu’ils seraient en état de faire une bonne journée, ou une course forcée, si le cas l’exigeait.
Retournant alors dans sa chambre, il s’arma avec un soin tout particulier, et ceignit son épée en homme qui prévoit un danger prochain, et qui a pris la ferme résolution de le braver.
Ces sentimens généreux lui donnèrent une fierté de démarche et un air de dignité que les dames de Croye n’avaient pas encore remarqués en lui, quoiqu’elles eussent vu avec plaisir et intérêt la grâce et la naïveté de ses discours et de sa conduite, ainsi que l’alliance de son intelligence naturelle avec cette simplicité qu’il devait à son pays et à son éducation. Il leur donna à entendre qu’il serait à propos qu’elles partissent de meilleure heure que de coutume, et en conséquence elles quittèrent le couvent après avoir déjeuné, non sans avoir témoigné leur reconnaissance de l’hospitalité qu’elles avaient reçue, par une offrande qu’elles firent au pied des autels, et qui convenait mieux à leur rang véritable qu’à ce qu’elles paraissaient être. Cette libéralité ne fit pourtant naître aucun soupçon : elles passaient pour Anglaises, et ces insulaires jouissaient dès ce temps-là de cette réputation de richesse qu’ils conservent encore aujourd’hui.
Le prieur leur donna sa bénédiction pendant qu’elles montaient à cheval, et félicita Quentin de l’absence de son guide païen. – Car, ajouta cet homme vénérable, il vaut mieux trébucher en chemin, que d’être soutenu par la main d’un voleur ou d’un brigand.
Durward ne partageait pas tout-à-fait cette opinion ; quoiqu’il sût que le Bohémien était dangereux, il croyait pouvoir profiter de ses services, et déjouer en même temps ses projets de trahison, maintenant qu’il les connaissait. Mais ses inquiétudes à ce sujet ne durèrent pas long-temps, car à peine la petite cavalcade était-elle à trois cents pas du monastère et du village, qu’il aperçut Hayraddin monté à l’ordinaire sur son petit cheval plein de feu. Le chemin côtoyait ce même ruisseau sur les rives duquel Quentin avait entendu la conférence mystérieuse de la nuit précédente, et il n’y avait pas long-temps que le Bohémien les avait rejoints, quand ils passèrent sous le saule qui avait fourni à Durward le moyen de se cacher pour écouter, sans être aperçu, la conversation du guide perfide avec le lansquenet.
Les souvenirs que ce lieu fit naître dans l’esprit de Quentin le portèrent à adresser brusquement la parole au Bohémien, à qui il avait à peine dit un mot jusqu’alors.
– Où as-tu passé cette nuit, profane coquin ? lui demanda-t-il.
– Vous pouvez aisément le deviner en regardant mes habits, répondit Hayraddin, qui lui montra du doigt ses vêtemens encore couverts de foin.
– Une meule de foin, répliqua Durward, est un lit fort convenable pour un astrologue, et beaucoup meilleur que n’en mérite un païen qui ose blasphémer contre notre sainte religion et ses ministres.
– Mon Klepper s’en est pourtant trouvé mieux que moi, dit Hayraddin en caressant le cou de son cheval, car il y a rencontré en même temps abri et nourriture. Ces vieux fous de tondus l’ont mis à la porte comme s’ils avaient peur que le cheval d’un homme d’esprit pût infecter de bon sens et de sagacité toute une congrégation d’ânes. Heureusement Klepper connaît ma manière de siffler, et il me suit comme un chien, sans quoi nous ne nous serions jamais revus ; et vous auriez pu siffler à votre tour pour trouver un guide.
– Je t’ai déjà recommandé plus d’une fois, lui dit Quentin en le regardant d’un air sévère, de réprimer la licence de ta langue quand tu te trouves dans la compagnie de personnes honnêtes, ce qui, je crois, ne t’était guère arrivé jusqu’à ce jour ; et je te promets que si je te croyais un guide aussi infidèle que je te crois impie et blasphémateur, mon poignard écossais ne tarderait pas à faire connaissance avec ton cœur de païen, quoique ce fût me dégrader au rang du boucher qui égorge un pourceau.
Le Bohémien, sans baisser les yeux sous le regard perçant de Quentin, et sans renoncer au ton d’indifférence caustique avec lequel il parlait toujours, répondit ; – Le sanglier est proche parent du pourceau, et cependant il y a bien des gens qui trouvent honneur, plaisir et profit à le tuer.
Étonné de la confiance et de la hardiesse de cet homme, et craignant qu’il ne connût quelques points de son histoire et de ses sentimens, sur lesquels il ne se souciait pas d’entrer en conversation avec lui, Quentin rompit brusquement un entretien dans lequel il n’avait obtenu aucun avantage sur le Maugrabin, et retourna à son poste ordinaire, c’est-à-dire à côté des deux dames.
Nous avons déjà fait observer qu’il s’était établi entre elles et lui un certain degré de familiarité. La comtesse Hameline, après s’être bien assurée de la noblesse de sa naissance, le traitait en égal et en favori ; et, quoique sa nièce laissât voir moins ostensiblement l’estime qu’elle avait pour lui, néanmoins, à travers sa retenue et sa timidité, Quentin croyait reconnaître que sa compagnie et sa conversation ne lui étaient nullement indifférentes.
Rien n’anime la gaieté de la jeunesse comme la certitude qu’elle plaît en s’y livrant. Aussi Quentin, pendant tout le voyage, avait-il déployé toutes ses ressources pour amuser la belle comtesse, tantôt par un entretien enjoué, tantôt en lui chantant les chansons de son pays en sa propre langue, quelquefois en lui en racontant les traditions ; les efforts qu’il faisait pour les mettre en français, langue qu’il ne connaissait pas encore parfaitement, occasionnaient souvent cent petites méprises plus divertissantes que la narration même. Mais ce matin, livré à ses pensées inquiètes, il restait à côté des dames de Croye sans faire, suivant son usage, aucune tentative pour les amuser, et elles ne purent s’empêcher de trouver son silence extraordinaire.
– Notre jeune champion a vu un loup, dit la comtesse Hameline, faisant allusion à une ancienne superstition, et cette rencontre lui a fait perdre la langue.
– Dire que j’ai dépisté un renard, ce serait frapper plus près du but, pensa Quentin ; mais ce fut tout bas qu’il fît cette réflexion.
– Êtes-vous indisposé, monsieur Quentin ? lui demanda la comtesse Isabelle avec un ton d’intérêt dont elle ne put s’empêcher de rougir, parce qu’elle sentait que c’était s’avancer un peu plus que ne le permettait la distance qui les séparait.
– Il a passé la nuit à table avec les bons frères, dit la comtesse Hameline, Les Écossais sont comme les Allemands, qui font une telle dépense de gaieté en buvant leur vin du Rhin, qu’il n’apportent à la danse, dans la soirée, que des jambes mal assurées, et dans le boudoir des dames, le lendemain matin, que des maux de tête.
– Je ne mérite pas de tels reproches, belles dames, répondit Durward. Les bons frères ont passé à l’église presque toute la nuit ; et quant à moi, j’ai à peine bu un verre de leur vin le plus commun.
– C’est peut-être la mauvaise chère qui lui a fait perdre sa gaieté, dit la comtesse Isabelle. Allons, monsieur Quentin, consolez-vous ; si jamais nous allons ensemble dans mon ancien château de Braquemont, quand je devrais être moi-même votre échanson, et vous le présenter, vous aurez un verre d’excellent vin, bien au-dessus de celui que produisent les fameuses vignes de d’Hoccheim ou de Johannisberg.
– Un verre d’eau de votre main, noble dame…, dit Quentin ; mais la voix lui manqua, et Isabelle prit la parole comme si elle n’avait fait aucune attention à l’accent de tendresse avec lequel il avait appuyé sur le pronom possessif.
– Ce vin, dit-elle, fut placé dans les caves de Braquemont par mon bisaïeul le rhingrave Gottfried.
– Qui obtint la main de sa bisaïeule, dit la comtesse Hameline en l’interrompant, pour s’être montré le plus vaillant des enfans de la chevalerie au grand tournoi de Strasbourg, où dix chevaliers perdirent la vie dans la lice. Mais ce temps est passé. Personne aujourd’hui ne pense plus à s’exposer au péril pour acquérir de l’honneur, ou pour secourir la beauté.
Elle parlait ainsi du ton que prend une beauté moderne dont les charmes commencent à être sur le retour, quand on l’entend se plaindre du peu de politesse du siècle actuel. Quentin prit sur lui de répondre qu’on ne manquait pas encore de cet esprit de chevalerie qu’elle semblait regarder comme éteint, et que, quand il aurait disparu du reste de la terre, on le retrouverait encore dans le cœur des gentilshommes écossais.
– Écoutez-le ! s’écria la comtesse Hameline ; il voudrait nous faire croire que son pays froid et stérile conserve encore ce noble feu éteint en France et en Allemagne ! Le pauvre jeune homme ressemble aux montagnards suisses, qui ne connaissent rien de si beau que leur affreux pays : il nous parlera bientôt des vignes et des oliviers d’Écosse.
– Non, madame, répondit Durward ; tout ce que je puis dire du vin et de l’huile qu’on trouve sur nos montagnes, c’est que notre épée sait contraindre nos voisins plus riches à nous payer un tribut de ces riches productions. Mais quant à la foi sans tache, quant à l’honneur sans reproche de l’Écosse, je suis forcé de mettre à l’épreuve en ce moment la confiance que vous y accordez, quoique l’humble individu qui vous la demande ne puisse vous offrir rien de plus pour gage de votre sûreté.
– Vous parlez mystérieusement, dit la comtesse Hameline ; vous connaissez donc quelque danger qui nous menace aujourd’hui.
– Je l’ai lu dans ses yeux depuis une heure ! s’écria Isabelle en joignant les mains. Sainte Vierge, qu’allons-nous devenir ?
– Rien que ce qu’il vous plaira, dit Durward ; je l’espère du moins. Mais je suis obligé de vous le demander, nobles dames, pouvez-vous vous fier à moi ?
– Nous fier à vous ? répondit la comtesse Hameline, certainement. Mais pourquoi cette question ? et jusqu’à quel point nous demandez-vous notre confiance ?
– Quant à moi, dit Isabelle, je vous l’accorde tout entière et sans réserve ; et, si vous pouvez nous tromper, Quentin, je croirai qu’il n’existe de sincérité que dans le ciel.
– Noble dame, répondit Durward au comble de ses vœux, vous ne faites que me rendre justice. Mon projet est de changer de route, et de nous rendre à Liège en suivant la rive gauche de la Meuse, au lieu de la traverser à Namur. C’est m’écarter des ordres que j’ai reçus du roi Louis, et des instructions qu’il a données à notre guide. Mais j’ai entendu dire dans le couvent d’où nous sortons, qu’on a vu des maraudeurs sur la rive droite de ce fleuve, et que le duc de Bourgogne a mis en campagne des troupes pour les réprimer. Ces deux circonstances me donnent des craintes pour votre sûreté. Ai-je votre permission pour faire ce changement à votre route ?
– Ma pleine et entière permission, répondit la comtesse Isabelle.
– Je crois, comme vous, ma nièce, lui dit sa tante, que le jeune homme a de bonnes intentions ; mais songez-vous que c’est contrevenir aux instructions que nous a données le roi Louis, qui nous les a si souvent répétées ?
– Et pourquoi aurions-nous égard à ses instructions ? dit Isabelle. Grâce au ciel, je ne suis pas sa sujette. Je m’étais confiée à sa protection, et il a abusé de la confiance qu’il m’avait engagée à lui accorder. Je ne voudrais pas faire injure à ce jeune homme en mettant un instant sa parole en balance contre les injonctions de ce tyran artificieux et égoïste.
– Que le ciel vous récompense de ce que vous venez de dire ! s’écria Durward avec transport. Si je ne justifiais pas la confiance que vous daignez m’accorder, être déchiré par des chevaux indomptés en ce monde, et exposé dans l’autre à d’éternelles tortures, serait un supplice trop doux pour moi.
À ces mots, il piqua des deux, et alla rejoindre le Bohémien. Le caractère de ce digne personnage paraissait être tout-à-fait passif. Les injures et les menaces ne faisaient aucune impression sur lui, et, s’il ne les pardonnait pas, il semblait du moins les oublier. Durward entra en conversation avec lui, et son guide lui répondit avec la même tranquillité que s’il ne se fût rien passé de désagréable entre eux dans le cours de la matinée.
– Le chien, pensa le jeune Écossais, n’aboie pas en ce moment, parce qu’il a dessein de régler ses comptes avec moi tout d’un coup, en me sautant à la gorge quand il pourra le faire impunément ; mais nous verrons s’il n’est pas possible de battre un traître par ses propres armes. – Eh bien ! honnête Hayraddin, depuis que vous voyagez avec nous, vous ne nous avez pas encore donné un échantillon de vos talens en chiromancie ; et cependant vous aimez tant à les exercer qu’il faut que vous déployiez votre science dans chaque couvent où nous faisons halte, au risque d’avoir à passer la nuit sur une meule de foin.
– Vous ne me l’avez jamais demandé, répondit l’Égyptien ; vous êtes comme le reste du monde, vous vous contentez de tourner en ridicule les mystères que vous ne pouvez concevoir.
– Allons, donnez-moi une preuve de votre science, dit Quentin ; et, ôtant son gantelet, il lui présenta sa main.
Hayraddin examina avec beaucoup d’attention toutes les lignes qui la traversaient, ainsi que les petites élévations qui se trouvaient à la naissance des doigts, et auxquelles on supposait alors avec le caractère, les habitudes et la fortune des individus, le même rapport qu’on attribue aujourd’hui aux protubérances du crâne.
– Voici une main, dit-il ensuite, qui parle de travaux endurés, de dangers encourus. J’y lis qu’elle a fait connaissance de bonne heure avec la garde du glaive, et que cependant elle n’a pas toujours été étrangère aux agrafes du missel.
– Tu peux avoir appris quelque chose des événemens de ma vie passée ; parle-moi plutôt de l’avenir.
– Cette ligne, partant du mont de Vénus, qui n’est pas interrompue brusquement, mais qui suit et accompagne la ligne de vie, m’annonce qu’un mariage vous procurera une fortune brillante, et qu’un amour couronné par le succès vous placera parmi les grands et les riches du monde.
– Ce sont des promesses que vous prodiguez à chacun ; c’est un des secrets de votre art.
– Ce que je vous prédis est aussi certain qu’il est sûr que vous serez menacé avant peu d’un grand danger ; car je le lis dans cette ligne brillante, couleur de sang, qui coupe transversalement la ligne de vie, et qui annonce un coup d’épée ou quelque autre violence ; et vous n’y échapperez que par l’attachement d’un ami fidèle.
– Le tien, n’est-ce pas ? s’écria Durward, indigné que le chiromancien voulût en imposer à sa crédulité, et se faire une réputation en lui prédisant ainsi les conséquences de sa propre trahison.
– Mon art ne m’apprend rien de ce qui me concerne, répondit le Bohémien.
– En ce cas, reprit Quentin, les devins de mon pays sont plus savans que les vôtres, avec leur science si vantée, car ils savent prévoir les dangers qui les menacent eux-mêmes. Je n’ai pas quitté mes montagnes sans avoir participé jusqu’à un certain point au don de seconde vue, dont leurs habitans sont doués ; et je vais t’en donner une preuve, en échange de ton échantillon de chiromancie. Hayraddin, le danger qui me menace existe sur la rive droite de la Meuse, et pour l’éviter je me rendrai à Liège en suivant la rive gauche.
Le Bohémien l’écouta avec un air d’apathie qui, dans les circonstances où il se trouvait, parut incompréhensible à Durward.
– Si vous exécutez ce dessein, répondit le Bohémien, en ce cas le danger passera de vous à moi.
– Il me semble que tu me disais il y a un instant, que ton art ne t’apprenait rien de ce qui pouvait te concerner ?
– Pas de la même manière qu’il m’a appris ce qui vous regarde ; mais il ne faut pas être grand sorcier, pour peu qu’on connaisse Louis de Valois, pour prédire qu’il fera pendre votre guide, parce que votre bon plaisir aura été de vous écarter de la route qui vous a été prescrite.
– Pourvu que nous arrivions heureusement et en sûreté au terme de notre voyage, on ne peut nous reprocher une légère déviation de la ligne qui nous a été indiquée.
– Sans doute, si vous êtes sûr que le dessein du roi soit que votre voyage se termine de la manière qu’il vous l’a dit.
– Et comment serait-il possible qu’il eût voulu qu’il se terminât différemment ? Quel motif avez-vous pour supposer qu’il avait d’autres vues que celles qu’il m’a énoncées lui-même ?
– Tout simplement parce que tous ceux qui connaissent un peu le roi très-chrétien, savent que le projet qu’il a le plus à cœur est toujours celui dont il parle le moins. Quand il fait partir douze ambassadeurs, je consens à abandonner mon cou à la corde un an plus tôt que cela ne m’est dû, s’il n’y en a pas onze qui ont au fond de leur encrier quelque chose de plus que ce que la plume a écrit sur leurs lettres de créance.
– Je ne m’inquiète nullement de vos soupçons honteux. Mon devoir est clair et positif ; c’est de conduire ces dames en sûreté à Liège, Je crois y mieux réussir en déviant un peu de la route qui nous a été prescrite, et je prends sur moi de le faire. Nous suivrons donc la rive gauche de la Meuse. D’ailleurs c’est le chemin le plus direct pour aller à Liège : en traversant le fleuve, nous ne ferions que perdre du temps et nous exposer à des fatigues, sans aucune utilité. Pourquoi agirions-nous ainsi ?
– Uniquement parce que tous les pèlerins qui vont à Cologne traversent toujours la Meuse avant d’arriver à liège, et que ces dames voulant passer pour des pèlerines, la route que vous vous proposez de prendre prouvera qu’elles ne sont pas ce qu’elles prétendent être.
– Si l’on nous fait quelque observation à cet égard, nous dirons que les alarmes que nous ont données le duc de Gueldres, Guillaume de la Marck, les écorcheurs et les lansquenets qui infestent la rive droite, nous ont déterminés à ne pas suivre la route ordinaire, et à rester sur la rive gauche.
– Comme il vous plaira ; quant à moi, il m’est parfaitement égal de vous conduire par la rive gauche ou par la rive droite. Ce sera votre affaire de vous justifier auprès de votre maître.
Quentin fut assez surpris de la facilité avec laquelle Hayraddin consentait à ce changement de route, ou du moins du peu de répugnance qu’il y montrait ; mais il n’en fut pas moins charmé, car il avait encore besoin de ses services comme guide, et il craignait que le Bohémien, voyant son projet de trahison déjoué, ne se portât à quelque extrémité. D’ailleurs, se séparer de lui était le plus sûr moyen d’attirer sur eux Guillaume de la Marck, avec qui il était en correspondance, au lieu qu’en le conservant en tête de la cavalcade, il croyait pouvoir le surveiller d’assez près pour l’empêcher d’avoir, à son insu, des communications avec qui que ce fût.
Renonçant donc à toute idée de suivre la route qu’ils avaient eu d’abord intention de prendre, ils côtoyèrent la rive gauche de la Meuse, et ils firent tant de diligence, qu’ils furent assez heureux pour arriver le lendemain de bonne heure au but de leur voyage. Ils trouvèrent que l’évêque de Liège, par raison de santé, comme il le disait, mais peut-être pour n’avoir rien à craindre de la population nombreuse et turbulente de cette ville, avait fixé sa résidence dans son beau château de Schonwaldt, à environ un mille de Liège.
Comme ils approchaient de ce château, ils virent le prélat qui revenait processionnellement de la ville voisine, où il avait été célébrer pontificalement la grand’messe. Il était à la tête d’une suite nombreuse de fonctionnaires civils et ecclésiastiques, mêlés ensemble ; et il marchait, comme le dit une vieille ballade,
Précédé de maint porte-croix,
Et suivi de plus d’une lance.
Cette procession offrait un noble et beau spectacle ; en suivant les bords verdoyans de la Meuse, elle fit un détour sur la droite et alla disparaître sous le grand portail gothique qui formait l’entrée du château épiscopal.
Mais lorsque nos voyageurs en furent plus près, ils virent que tout annonçait au dehors les craintes et les inquiétudes qui régnaient au dedans, ce qui faisait un contraste frappant avec le cérémonial pompeux dont ils venaient d’être témoins. Des piquets de la garde de l’évêque étaient placés à la porte, et à différens postes avancés : l’apparence belliqueuse de cette cour ecclésiastique annonçait que le révérend prélat craignait quelques dangers qui l’obligeaient à s’entourer de toutes les précautions d’une guerre défensive.
Quentin ayant annoncé les comtesses de Croye, on les fit entrer dans un grand salon, où l’évêque les reçut à la tête de sa petite cour, et leur fit l’accueil le plus cordial.
Il ne voulut pas leur permettre de lui baiser la main, mais il les embrassa sur la joue avec un air qui tenait en même temps de la galanterie d’un prince qui voit avec plaisir de jolies femmes, et de la sainte affection d’un pasteur pour ses ouailles.
Louis de Bourbon, évêque de Liège, était véritablement un prince dont l’excellent cœur était plein de générosité. Peut-être sa vie privée n’avait-elle pas toujours été un modèle de cette stricte régularité dont le clergé doit donner l’exemple ; mais il avait toujours dignement soutenu le caractère de franchise et d’honneur de la maison de Bourbon dont il descendait.
Dans les derniers temps, et à mesure qu’il avançait en âge, ce prélat avait adopté un genre de vie plus convenable à un membre de la hiérarchie dont il faisait partie, et les princes voisins le chérissaient comme un noble ecclésiastique, généreux, et magnifique dans sa conduite habituelle, quoique peu distingué par la rectitude et la sévérité de son caractère, et tenant les rênes du gouvernement avec une indolence insouciante qui, au lieu de réprimer les projets séditieux de ses sujets riches et turbulens, semblait plutôt les encourager.
L’évêque était si étroitement allié avec le duc de Bourgogne, que ce prince se regardait presque comme associé à la souveraineté temporelle du pays de Liège, et il récompensait la facilité avec laquelle le prélat admettait des prétentions qui auraient pu être contestées, en prenant son parti en toute occasion avec ce zèle fougueux et violent qui le caractérisait. Il avait coutume de dire qu’il regardait Liège comme à lui, et l’évêque comme son frère (le duc avait épousé en premières noces une sœur de ce prélat) ; et que quiconque serait ennemi de Louis de Bourbon, aurait affaire à Charles de Bourgogne : menace qui, d’après le caractère et la puissance du duc aurait entretenu l’effroi partout ailleurs que parmi les riches et mécontens citoyens de la ville de Liège, où, suivant un ancien proverbe, il y avait plus d’argent que de bon sens.
Le prélat, comme nous l’avons dit, assura les dames de Croye qu’il emploierait en leur faveur tout le crédit dont il jouissait à la cour de Bourgogne ; et il se flattait d’autant plus d’y réussir, que, d’après quelques découvertes qui avaient eu lieu tout récemment, Campo Basso ne possédait plus le même degré de faveur à la cour de son maître. Il leur promit aussi toute la protection qu’il pouvait leur accorder ; mais par le soupir dont cette promesse fut accompagnée, il semblait reconnaître que son pouvoir était plus précaire qu’il ne jugeait convenable de l’avouer.
– Dans tous les cas, mes chères filles, ajouta-t-il avec un air dans lequel, comme dans son premier accueil, on voyait un mélange d’onction spirituelle et de cette galanterie qui est comme héréditaire dans la maison de Bourbon, à Dieu ne plaise que j’abandonne jamais la brebis innocente au loup dévorant, et de nobles dames à l’oppression de mécréans. Je suis un homme de paix, quoique ma demeure retentisse du bruit des armes ; mais soyez persuadées que je veillerai à votre sûreté comme à la mienne : et, si l’état des choses devenait plus dangereux dans les environs, quoique j’espère, avec la grâce de Notre-Dame, que les esprits se calmeront au lieu de s’enflammer davantage, j’aurais soin de vous faire conduire sans danger en Allemagne ; car la volonté même de notre frère et de notre protecteur Charles de Bourgogne ne pourrait nous décider à disposer de vous d’une manière contraire à vos inclinations. Nous ne pouvons satisfaire le désir que vous nous montrez d’être placées dans un couvent ; car, hélas ! telle est l’influence des enfans de Bélial sur les habitans de la ville de Liège, que nous ne connaissons pas de retraite sur laquelle notre autorité s’étende hors de l’enceinte de ce château, et loin de la protection de nos soldats. Mais vous êtes les bienvenues ici, votre suite y sera honorablement reçue, notamment ce jeune homme que vous avez recommandé si particulièrement à notre bienveillance, et à qui nous donnons notre bénédiction.
Quentin s’agenouilla, comme de raison, pour recevoir la bénédiction épiscopale.
– Quant à vous, continua le bon prélat, vous résiderez ici avec ma sœur Isabelle, chanoinesse de Trêves, et vous pouvez demeurer avec elle en tout honneur, même sous le toit d’un galant comme l’évêque de Liège.
En terminant cette harangue de bienvenue, le prélat conduisit les dames à l’appartement de sa sœur ; et le maître de sa maison, officier qui, ayant reçu l’ordre du diaconat, n’était ni tout-à-fait séculier, ni tout-à-fait ecclésiastique, fut chargé de remplir auprès de Quentin les devoirs de l’hospitalité. Le reste de la suite des dames de Croye fut confié aux soins des domestiques inférieurs.
Dans tous ces arrangemens, Quentin ne put s’empêcher de remarquer que la présence du Bohémien, qui avait été un objet de scandale pour tous les couvens du pays, ne donna lieu à aucune remarque ni à aucune objection dans la maison de ce prélat riche, et nous pouvons peut-être ajouter mondain.