« Je suis libre, je suis ce qu’étaient dans les bois
« L’homme de la nature, et le noble sauvage
« Quand de la servitude ils ignoraient les lois. »
Dryden. L a Conquête de G renade.
Pendant que Quentin avait avec les deux comtesses la courte conversation nécessaire pour les assurer que ce personnage extraordinaire, ajouté à leur compagnie, était bien réellement le guide que le roi devait leur envoyer, il remarqua, car il était aussi alerte à observer les mouvemens de l’étranger, que celui-ci pouvait l’être à examiner ce qui se passait dans la petite troupe à laquelle il servait de guide ; il remarqua que cet homme non-seulement tournait souvent la tête en arrière pour les regarder, mais qu’avec une agilité singulière qui ressemblait à celle d’un singe plutôt qu’à celle d’un homme, il se courbait en demi-cercle sur sa selle, de manière à avoir la tête tournée de leur côté, pour les considérer plus attentivement.
N’étant pas très-content de cette manœuvre, Quentin s’avança vers le Bohémien, et lui dit, en le voyant reprendre la position convenable sur son cheval : – Il me semble, l’ami, que vous nous conduisez en aveugle, car vous regardez la queue de votre monture plus souvent que ses oreilles.
– Et quand je serais véritablement aveugle, répondit le Bohémien, je n’en serais pas moins en état de vous conduire dans toutes les provinces de ce royaume de France, ou de ceux qui l’avoisinent.
– Vous n’êtes pourtant pas né Français ?
– Non, répondit le guide.
– Et de quel pays êtes-vous ?
– D’aucun.
– Comment d’aucun !
– Non, je ne suis d’aucun pays. Je suis un Zingaro, un Bohémien, un Égyptien, tout ce qu’il plaît aux Européens, dans leurs différentes langues, de nous appeler ; mais je n’ai pas de pays.
– Êtes-vous chrétien ?
Le Bohémien fit un signe négatif.
– Chien, dit Quentin, car à cette époque l’esprit du catholicisme n’était guère tolérant, adores-tu Mahomet ?
– Non, répondit le guide avec autant d’indifférence que de laconisme, et sans paraître offensé ni surpris du ton avec lequel Durward lui parlait.
– Êtes-vous donc païen ? Qu’êtes-vous, en un mot ?
– Je ne suis d’aucune religion.
Quentin tressaillit d’étonnement ; car, quoiqu’il eût entendu parler de Sarrasins et d’idolâtres, il ne croyait pas, il ne lui était même jamais venu à l’idée qu’il pût exister une race d’hommes qui ne pratiquât aucun culte. Sa surprise ne l’empêcha pourtant pas de demander à son guide où il demeurait habituellement.
– Partout où je me trouve, répondit le Bohémien ; je n’ai pas de demeure fixe.
– Comment conservez-vous ce que vous possédez ?
– Excepté les habits qui me couvrent et le cheval que je monte, je ne possède rien.
– Votre costume est élégant, et votre cheval est une excellente monture. Quels sont vos moyens de subsistance ?
– Je mange quand j’ai faim ; je bois quand j’ai soif ; et je n’ai d’autres moyens de subsistance que ceux que le hasard met sur mon chemin.
– Sous les lois de qui vivez-vous ?
– Je n’obéis à personne qu’autant que c’est mon bon plaisir.
– Mais qui est votre chef ? qui vous commande ?
– Le père de notre tribu, si je veux bien lui obéir. Je ne reconnais pas de maître.
– Vous êtes donc dépourvu de tout ce qui réunit les autres hommes. Vous n’avez ni lois, ni chef, ni moyens arrêtés d’existence, ni maison, ni demeure. Vous n’avez (que Dieu vous prenne en pitié !) point de patrie ; et (puisse le ciel vous éclairer !) vous ne reconnaissez pas de Dieu : que vous reste-t-il donc, étant privé de religion, de gouvernement, de tout bonheur domestique ?
– La liberté. Je ne rampe pas aux pieds d’un autre. Je n’ai ni obéissance ni respect pour personne. Je vais où je veux, je vis comme je peux, et je meurs quand il le faut.
– Mais vous pouvez être condamné et exécuté en un instant, au premier ordre d’un juge.
– Soit ! ce n’est que pour mourir un peu plus tôt.
– Mais vous pouvez aussi être emprisonné ; et alors où est cette liberté dont vous êtes si fier ?
– Dans mes pensées, qu’aucune chaîne ne peut contraindre ; tandis que les vôtres, même quand vos membres sont libres, sont assujetties par les liens de vos lois et de vos superstitions, de vos rêves d’attachement local, et de vos visions fantastiques de politique civile. Mon esprit est libre, même quand mon corps est enchaîné ; le vôtre porte des fers, même quand vos membres sont libres.
– Mais la liberté de votre esprit ne diminue pas le poids des chaînes dont votre corps peut être chargé.
– Ce mal peut s’endurer quelque temps ; et si enfin je ne trouve pas moyen de m’échapper, et que mes camarades ne puissent me délivrer, je puis toujours mourir, et c’est la mort qui est la liberté la plus parfaite.
Il y eut ici un intervalle de silence qui dura quelque temps. Durward le rompit en reprenant le fil de ses questions.
– Votre race est errante, lui dit-il ; elle est inconnue aux nations d’Europe. D’où tire-t-elle son origine ?
– C’est ce que je ne puis vous dire, répondit le Bohémien.
– Quand délivrera-t-elle ce royaume de sa présence, pour retourner dans le pays d’où elle est venue ?
– Quand le temps de son pèlerinage sera accompli.
– Ne descendez-vous pas de ces tribus d’Israël qui furent emmenées en captivité au-delà du grand fleuve de l’Euphrate ? lui demanda Quentin qui n’avait pas oublié ce qu’on lui avait appris à Aberbrothock.
– Si cela était, n’aurions-nous pas conservé leur foi ? ne pratiquerions-nous pas leurs rites ?
– Et quel est ton nom, à toi ?
– Mon nom véritable n’est connu que de mes frères. Les hommes qui ne vivent pas sous nos tentes m’appellent Hayraddin Maugrabin, c’est-à-dire Hayraddin le Maure africain.
– Tu t’exprimes trop bien pour un homme qui a toujours vécu dans ta misérable horde.
– J’ai appris quelque chose des connaissances d’Europe. Lorsque j’étais enfant, ma tribu fut poursuivie par des chasseurs de chair humaine. Une flèche perça la tête de ma mère, et elle mourut. J’étais embarrassé dans la couverture qu’elle portait sur ses épaules, et je fus pris par nos ennemis. Un prêtre me demanda aux archers du prévôt : et il m’instruisit dans les sciences franques pendant deux ou trois ans.
– Comment l’as-tu quitté ?
– Je lui avais volé de l’argent, même le Dieu qu’il adorait, répondit Hayraddin avec le plus grand calme. Il me découvrit et me battit. Je le perçai d’un coup de couteau, je m’enfuis dans les bois, et je rejoignis mon peuple.
– Misérable ! s’écria Quentin, osas-tu bien assassiner ton bienfaiteur ?
– Qu’avais-je besoin de ses bienfaits ? Le jeune Zingaro n’était pas un chien domestique, habitué à lécher la main de son maître et à ramper sous ses coups, pour en obtenir un morceau de pain. C’était le jeune loup mis à la chaîne, qui la rompait à la première occasion, déchirait son maître, et retournait dans ses forêts.
Après une nouvelle pause, le jeune Écossais, pour tâcher de pénétrer plus avant dans le caractère et les projets d’un guide si suspect, demanda à Hayraddin s’il n’était pas vrai que son peuple, quoique plongé dans la plus profonde ignorance, prétendait avoir la connaissance de l’avenir, connaissance refusée aux sages, aux philosophes et aux prêtres d’une société plus policée.
– Nous le prétendons, répondit Hayraddin, et c’est avec raison.
– Comment un pareil don peut-il avoir été accordé à une race si abjecte ?
– Comment puis-je vous le dire ? Je répondrai à cette question quand vous m’aurez expliqué pourquoi le chien peut suivre à la piste les pas de l’homme, tandis que l’homme, cet animal plus noble, n’est pas en état de suivre les traces du chien. Ce pouvoir qui vous semble si merveilleux, notre race le possède d’instinct. D’après les traits du visage et les lignes de la main, nous pouvons prédire le destin futur d’un homme, aussi facilement qu’en voyant la fleur d’un arbre au printemps, vous pouvez dire quel fruit il rapportera dans la saison convenable.
– Je doute de vos connaissances, et je te défie de m’en donner la preuve.
– Ne m’en défiez pas, sire écuyer. Quelle que soit la religion que vous prétendez professer, je puis vous dire que la déesse que vous adorez se trouve dans cette compagnie.
– Silence ! s’écria Quentin tout étonné ; sur ta vie, ne prononce pas un mot de plus, si ce n’est pour répondre à ce que je te demande. Peux-tu être fidèle ?
– Je puis… tout ce que peuvent les hommes.
– Mais veux-tu l’être ?
– Quand je le jurerais, m’en croiriez-vous davantage ? répondit Hayraddin avec un sourire ironique.
– Sais-tu que ta vie est entre mes mains ?
– Frappe, et tu verras si je crains de mourir.
– L’argent peut-il te rendre fidèle ?
– Non, si je ne le suis pas sans cela.
– Quel est donc le moyen de s’assurer de toi ?
– La bonté.
– Te ferai-je le serment d’en avoir pour toi si tu nous sers fidèlement dans ce voyage ?
– Non. Ce serait prodiguer inutilement une marchandise si précieuse. Je te suis déjà dévoué.
– Comment ! s’écria Durward plus étonné que jamais.
– Souviens-toi des châtaigniers sur les bords du Cher. La victime que tu as cherché à sauver était Zamet le Maugrabin ; c’était mon frère.
– Et cependant je te trouve en liaison avec les gens qui ont donné la mort à ton frère, car c’est un d’eux qui m’a dit que je te trouverais ici ; et c’est sans doute le même qui t’a chargé de servir de guide à ces dames.
– Que voulez-vous ? répondit Hayraddin d’un air sombre, ces gens nous traitent comme le chien du berger traite les moutons : il les protège quelque temps, les fait aller où bon lui semble, et finit par les conduire à la tuerie.
Quentin eut par la suite occasion d’apprendre que le Bohémien lui avait dit la vérité à cet égard, et que, la garde prévôtale, chargée de réprimer les hordes vagabondes qui infestaient le royaume, entretenait avec elles une correspondance, s’abstenait quelque temps d’exécuter ses devoirs, et finissait toujours par envoyer ses alliés à la potence. Cette sorte de relation politique entre le brigand et l’officier de police a subsisté dans tous les pays, pour l’exercice profitable de leurs professions respectives, et elle n’est nullement inconnue dans le nôtre.
Durward, en se séparant du guide, alla rejoindre le reste de la cavalcade, peu content du caractère d’Hayraddin, et ne se fiant guère aux protestations de reconnaissance qu’il en avait reçues personnellement. Il commença alors à sonder les deux autres hommes qui avaient été mis sous ses ordres, et il reconnut avec chagrin que c’étaient des gens stupides, et aussi peu en état de l’aider de leurs conseils, qu’ils s’étaient montrés peu disposés à le seconder de leurs armes.
– Eh bien ! cela n’en vaut que mieux, pensa Quentin, son esprit s’élevant au-dessus des difficultés que sa situation lui faisait prévoir : ce sera à moi seul que cette aimable jeune dame devra tout. Il me semble que, sans trop me flatter, je puis compter sur mon bras et ma tête. J’ai vu les flammes dévorer la maison paternelle, j’ai vu mon père et mes frères étendus morts au milieu des débris embrasés, et je n’ai pas reculé d’un pouce ; j’ai combattu jusqu’au dernier moment. Aujourd’hui, avec deux ans de plus, j’ai, pour me comporter bravement, le plus beau motif qui puisse enflammer le cœur d’un homme.
Prenant cette résolution pour base de sa conduite, Quentin déploya tant d’attention et d’activité pendant tout le voyage, qu’il semblait se multiplier au point d’être partout en même temps. Son poste favori, celui qu’il occupait le plus fréquemment, était naturellement auprès des deux dames, qui, sensibles au soin qu’il prenait de leur sûreté, commençaient à causer avec lui sur le ton d’une familiarité amicale ; elles paraissaient prendre grand plaisir à la naïveté de ses entretiens, qui annonçaient aussi de la finesse et de l’esprit. Mais il ne souffrait jamais que le charme de cette liaison nuisît le moins du monde à la vigilance qu’exigeaient ses fonctions.
S’il était souvent près des comtesses, cherchant à faire à des habitantes d’un pays plat la description des monts Grampiens , et surtout celles des beautés de Glen-Houlakin, il marchait aussi fréquemment à côté d’Hayraddin, en tête de la petite cavalcade, le questionnant sur la route, sur les lieux où l’on devait faire halte, et gravant avec soin ses réponses dans sa mémoire, afin de découvrir, en lui faisant d’autres questions, s’il ne méditait pas quelque trahison. Enfin, on le voyait aussi à l’arrière-garde, cherchant à s’assurer l’attachement des deux hommes de sa suite par des paroles de bonté, par quelques présens, et par les promesses d’autres récompenses quand ils auraient rempli leur tâche.
Ils voyagèrent ainsi pendant plus d’une semaine, traversant les cantons les moins fréquentés, et suivant des sentiers et des chemins détournés, pour éviter les grandes villes. Il ne leur arriva rien de remarquable, quoiqu’ils rencontrassent de temps en temps des hordes vagabondes de Bohémiens, qui les respectaient parce qu’ils avaient pour guide un homme de leur caste ; – des soldats traîneurs, – ou peut-être des bandits, qui les trouvaient trop bien armés pour oser les attaquer, – ou les détachemens de maréchaussée, comme on appellerait aujourd’hui les hommes qui les composaient, et que le roi, qui employait le fer et le feu pour guérir et cicatriser les plaies du royaume, mettait en campagne pour détruire les bandes déréglées par lesquelles la France était infestée. Ces soldats de police laissèrent passer sans difficulté les voyageurs et leur escorte, en vertu d’un passeport que le roi avait remis lui-même à Durward à cet effet.
Leurs lieux de halte étaient en général des monastères, obligés la plupart, par des règles de leur fondation, d’accorder l’hospitalité à quiconque accomplissait un pèlerinage ; et l’on sait que le véritable but du voyage des deux comtesses était déguisé sous ce prétexte. On ne devait même faire aux pèlerins aucune question importune sur leur rang et leur condition, parce que plusieurs personnages de distinction désiraient garder l’incognito pendant qu’ils s’acquittaient de quelque vœu. En arrivant, les dames de Croye alléguaient ordinairement la fatigue pour se retirer dans leur appartement ; et Quentin, remplissant les fonctions de majordome, veillait à ce qu’elles eussent tout ce qui pouvait leur être nécessaire, avec une activité qui ne leur laissait aucun embarras, et un empressement qui ne manquait pas de lui valoir un sentiment d’affection et de reconnaissance de la part de celles pour qui il prenait tous ces soins.
Tous les Bohémiens jouissant de la réputation bien acquise d’être des païens, des vagabons, des gens s’occupant des sciences occultes, ce n’était jamais sans de grandes difficultés que le guide, appartenant à cette caste, était admis même dans les bâtimens extérieurs situés dans la première cour des monastères où la cavalcade s’arrêtait : sa présence paraissait une sorte de souillure pour des lieux aussi saints. C’était un des plus grands embarras de Quentin Durward ; car d’un côté il jugeait nécessaire de maintenir en bonne humeur un homme qui possédait le secret de leur voyage, et de l’autre il regardait comme indispensable de le surveiller avec le plus grand soin, quoique secrètement, afin de l’empêcher, autant qu’il était possible, d’avoir à son insu des communications avec qui que ce fût. Or c’était ce qui serait devenu impossible si Hayraddin n’avait pas logé dans l’enceinte des couvens où l’on faisait halte. Il ne pouvait même s’empêcher de soupçonner cet homme de chercher à s’en faire renvoyer ; car au lieu de se tenir tranquille dans le réduit qu’on lui accordait, il entrait en conversation avec les novices et les jeunes frères : ses tours et ses chansons les amusaient beaucoup, mais n’édifiaient nullement les vieux pères ; de sorte qu’il fallait souvent que Durward déployât toute l’autorité qu’il avait sur le Bohémien, et recourût même aux menaces, pour le forcer à mettre des bornes à sa gaieté trop licencieuse ; mais il avait en même temps besoin de tout son crédit auprès des supérieurs, pour empêcher qu’on ne mît à la porte le chien de païen. Il réussissait pourtant par la manière adroite avec laquelle il faisait des excuses du manque de décorum de son guide, donnant à entendre qu’il espérait que le voisinage des saintes reliques, son séjour dans des murs consacrés à la religion, et surtout la vue d’hommes religieux dévoués aux autels, pourraient lui inspirer de meilleurs principes, et le porter à une conduite plus régulière.
Cependant le dixième ou douzième jour de leur voyage, après leur entrée dans la Flandre, et comme ils s’approchaient de la ville de Namur, tous les efforts de Quentin devinrent insuffisans pour remédier aux suites du scandale que venait de donner son guide païen. La scène se passait dans un couvent de franciscains d’un ordre réformé et austère, dont le prieur était un homme qui dans la suite mourut en odeur de sainteté. Après bien des scrupules, que Durward avait eu beaucoup de peine à vaincre, comme on devait s’y attendre en pareil cas, il avait enfin obtenu que le malencontreux Bohémien fût reçu dans un bâtiment isolé, habité par un frère lai qui remplissait les fonctions de jardinier. Les deux dames, suivant leur usage, s’étaient retirées dans leur appartement ; et le prieur, qui par hasard avait quelques alliés ou parens en Écosse, et qui d’ailleurs aimait à entendre les étrangers parler de leur pays, invita Quentin, dont l’air et la conduite lui avaient plu, à venir faire une collation, monastique dans sa cellule.
Durward, ayant reconnu que ce prieur était un homme de grand sens, ne manqua pas de saisir cette occasion pour tâcher de savoir quel était l’état des affaires dans le pays de Liège : car tout ce qu’il avait entendu dire, depuis quelques jours avait fait naître dans son esprit la crainte que les dames de Croye ne pussent faire avec toute sûreté le reste de leur voyage. Il lui semblait même douteux que l’évêque pût les protéger efficacement, si elles arrivaient chez lui. Les réponses que le prieur fit à ses questions n’étaient pas très-consolantes.
– Les habitans de Liège, lui dit-il, sont de riches bourgeois qui, comme autrefois Jéhu, se sont engraissés et ont oublié Dieu. Ils sont enflés de cœur, à cause de leurs richesses et de leurs privilèges. Ils ont eu différentes querelles avec le duc de Bourgogne, leur seigneur suzerain, à cause des impôts qu’il en exige et des immunités auxquelles ils prétendent avoir droit. Ces querelles ont plusieurs fois dégénéré en rébellion ouverte, et le duc, homme ardent et impétueux, a juré dans sa colère, par saint George, qu’à la première provocation il renouvellera à Liège la désolation de Babylone et la chute de Tyr, afin de faire un exemple et une leçon terribles pour toute la Flandre.
– Et d’après tout ce que j’ai entendu raconter, dit Quentin, il est prince à tenir ce serment ; de sorte que les Liégeois prendront probablement bien garde de ne pas lui en fournir l’occasion.
– On devrait l’espérer, répondit le prieur, et c’est la prière quotidienne de tous les gens de bien du pays, qui ne voudraient pas que le sang des hommes coulât comme l’eau d’une fontaine, ni qu’ils périssent en réprouvés, sans avoir le temps de faire leur paix avec le ciel. Le bon évêque travaille aussi nuit et jour à maintenir la paix, comme cela convient à un serviteur de l’autel, car on dit dans les Écritures, beati pacifici, mais… Et ici le digne prieur poussa un profond soupir et n’acheva pas sa phrase.
Durward fit valoir avec beaucoup de modestie de quelle importance il était aux dames qu’il escortait d’obtenir les renseignemens les plus exacts sur l’état intérieur du pays, et il ajouta que ce serait un acte méritoire de charité chrétienne, si le bon et révérend père voulait bien l’éclairer sur ce sujet.
– C’en est un, répondit le prieur, dont on ne parle pas volontiers ; car les paroles qu’on prononce contre les puissans de la terre, etiam in cubiculo, risquent de trouver un messager ailé qui ira les porter jusqu’à leurs oreilles. Cependant, pour vous rendre, à vous qui paraissez un jeune homme bien né, et à ces dames qui sont des femmes craignant Dieu, et qui accomplissent un saint pèlerinage, tous les faibles services qui sont en mon pouvoir, je n’aurai pas de réserve avec vous.
À ces mots, il regarda autour de lui avec un air de précaution, et continua en baissant la voix, comme s’il eût eu peur d’être entendu.
– Les Liégeois, dit-il, sont secrètement excités à leurs fréquentes rébellions par des hommes de Bélial qui prétendent faussement, à ce que j’espère, avoir mission à cet effet de notre roi très-chrétien, qui sans doute mérite trop bien ce titre pour troubler ainsi la paix d’un pays voisin. Le fait est pourtant que son nom est toujours à la bouche de ceux qui sèment le mécontentement et qui enflamment les esprits parmi les habitans de Liège. Il y a en outre, dans les environs, un seigneur de bonne maison, et ayant de la réputation dans les armes, mais qui est, sous tout autre rapport, lapis offensionis et petra scandali, un scandale et une pierre d’achoppement pour la Bourgogne et la Flandre. Il se nomme Guillaume de la Marck.
– Surnommé Guillaume à la longue barbe, dit Quentin, ou le Sanglier des Ardennes.
– Et ce n’est pas à tort qu’on lui a donné ce dernier nom, mon fils, car il est comme le sanglier de la forêt, qui écrase sous ses pieds ceux qu’il rencontre, et qui les déchire avec ses défenses. Il s’est formé une bande de plus de mille hommes, tous semblables à lui, c’est-à-dire méprisant toute autorité civile et religieuse ; avec leur aide, il se maintient indépendant du duc de Bourgogne, et il pourvoit à ses besoins et aux leurs à force de rapines et de violences, qu’il exerce indistinctement sur les laïcs et sur les gens d’église : imposuit manus in christos Domini, il a porté la main sur les oints du Seigneur, au mépris de ce qui est écrit : – Ne touchez pas à mes oints, et ne faites pas tort à mes prophètes. – Jusqu’à notre pauvre maison qu’il a sommée de lui fournir des sommes d’or et d’argent pour la rançon de notre vie et celle de nos frères ; demande à laquelle nous avons répondu par une supplique en latin dans laquelle nous lui exposions l’impossibilité où nous nous trouvions de le satisfaire, et où nous finissions par lui adresser les paroles du prédicateur : ne moliaris amico tuo malum, quum habet in te fiduciam . Et néanmoins, ce Guilelmus barbatus, ce Guillaume à la longue barbe, connaissant aussi peu les règles des belles-lettres que celles de l’humanité, nous répliqua dans son jargon ridicule : Si non payatis brulabo monasterium vestrum.
– Il ne vous fut pas difficile, mon père, de comprendre ce latin barbare.
– Hélas ! mon fils, la crainte et la nécessité sont d’habiles interprètes. Nous fûmes obligés de fondre les vases d’argent de notre autel, pour assouvir la rapacité de ce chef cruel. Puisse le ciel l’en punir au septuple ! Pereat improbus ! Amen ! Amen ! Anathema sit.
– Je suis surpris que le duc de Bourgogne, qui a le bras si fort et si puissant, ne réduise pas aux abois ce sanglier, dont les ravages font tant de bruit.
– Hélas ! mon fils, le duc est en ce moment à Péronne, assemblant ses capitaines de cent hommes et ses capitaines de mille pour faire la guerre à la France, et c’est ainsi que, pendant que le ciel a envoyé la discorde entre deux grands princes, le pays reste en proie à des oppresseurs subalternes. Mais c’est bien mal à propos que le duc néglige de guérir cette gangrène interne ; car, tout récemment, ce Guillaume de la Marck a entretenu à découvert des relations avec Rouslaer et Pavillon, chefs des mécontens de Liège, et il est à craindre qu’il ne les excite bientôt à quelques entreprises désespérées.
– Mais l’évêque de Liège n’a-t-il donc pas assez de pouvoir pour subjuguer cet esprit inquiet et turbulent ? Votre réponse à cette question, mon digne père, sera très-intéressante pour moi.
– L’évêque, mon fils, a le glaive de saint Pierre comme il en a les clefs. Il est armé du pouvoir de prince séculier, et il jouit de la puissante protection de la maison de Bourgogne, de même qu’il a l’autorité spirituelle, en qualité de prélat : il soutient cette double qualité par un nombre suffisant de bons soldats et d’hommes d’armes. Or, ce Guillaume de la Marck a été élevé dans sa maison, et en a reçu des bienfaits. Mais à la cour même de l’évêque, il lâcha la bride à son caractère féroce et sanguinaire, et il en fut chassé pour avoir assassiné un des principaux domestiques de ce prélat. Banni de Liège, ayant reçu la défense de reparaître devant le bon évêque, il en a été depuis ce temps l’ennemi constant et implacable ; et aujourd’hui, je suis fâché d’avoir à le dire, il s’est ceint les reins, et a revêtu l’armure de la vengeance contre lui.
– Vous regardez donc la situation de ce digne prélat comme dangereuse ? lui demanda Quentin avec inquiétude.
– Hélas ! mon fils, répondit le bon franciscain, existe-t-il quelqu’un ou quelque chose dans ce monde périssable, que nous ne devions pas regarder comme en danger ? Mais à Dieu ne plaise que je dise que le digne prélat se trouve dans un péril imminent. Il a un trésor bien rempli, de fidèles conseillers et de braves soldats ; et, de plus, un messager, qui a passé ici hier, se dirigeant du côté de l’est, nous a dit que le duc, à la requête de l’évêque, lui avait envoyé cent hommes d’armes. Cette troupe, avec la suite appartenant à chaque lance, forme une force suffisante pour résister à Guillaume de la Marck, dont le nom soit honni ! Amen !
Leur conversation fut interrompue en ce moment par le sacristain, qui, d’une voix que la colère rendait presque inarticulée, accusa le Bohémien d’avoir exercé les plus abominables pratiques contre les jeunes frères. Il avait mêlé à leur boisson, pendant le repas du soir, une liqueur enivrante dix fois plus forte que le vin le plus capiteux, et la tête de la plupart d’entre eux y avait succombé. Dans le fait, quoique celle du sacristain eût été assez heureuse pour résister à l’influence de cette potion, sa langue épaisse et ses yeux enflammés prouvaient qu’il n’avait pas été tout-à-fait à l’abri des effets de ce breuvage défendu. En outre, le Bohémien avait chanté diverses chansons où il n’était question que de vanités mondaines et de plaisirs impurs ; il s’était moqué du cordon de saint François, il avait tourné en dérision les miracles de ce grand saint, et il avait osé dire que ceux qui vivaient sous sa règle étaient des fous et des fainéans. Enfin, il avait pratiqué la chiromancie, et prédit au jeune père Chérubin qu’il serait aimé d’une belle dame, laquelle le rendrait père d’un charmant garçon, qui ferait son chemin dans le monde.
Le père prieur écouta quelque temps ces accusations en silence, comme si l’énormité de ces crimes l’avait rendu muet d’horreur. Quand le sacristain en eut terminé la liste, il descendit dans la cour du couvent, et ordonna aux frères lais, à peine de supporter les châtimens spirituels dus à une désobéissance, de s’armer de fouets et de balais, et de chasser l’impie de l’enceinte sacrée.
Cette sentence fut exécutée sur-le-champ en présence de Durward, qui, quoique fort contrarié par cet incident, n’intervint pas en faveur d’Hayraddin, parce qu’il prévit que son intercession serait inutile.
La discipline infligée au délinquant fut pourtant, malgré les exhortations du prieur, plus plaisante que formidable. Le Bohémien parcourait la cour en galopant dans tous les sens, au milieu des clameurs de ceux qui le poursuivaient et du bruit des coups dont les uns ne l’atteignaient point, parce que la plupart de ceux qui les lui portaient n’avaient point en effet dessein de l’atteindre, et dont il évitait les autres à force d’agilité, supportant avec courage et résignation le petit nombre qui tombait sur son dos et sur ses épaules. Le désordre était d’autant plus comique et bruyant, qu’Hayraddin passait par les verges de soldats sans expérience, qui, au lieu de flageller le coupable, se frappaient souvent les uns les autres. Enfin le prieur, voulant terminer une scène plus scandaleuse qu’édifiante, ordonna qu’on ouvrît la porte de la cour ; et le Bohémien, se précipitant vers cette issue avec la rapidité d’un éclair, profita du clair de lune pour faire ses adieux au couvent.
Pendant ce temps, un soupçon que Durward avait déjà conçu plus d’une fois se représenta à son esprit avec une nouvelle force. Ce jour-là même Hayraddin lui avait promis de se conduire, dans les monastères, d’une manière plus décente et plus réservée que par le passé. Cependant, bien loin d’exécuter cette promesse, il s’était montré et plus impudent et plus désordonné que jamais. Il était donc probable qu’il n’avait pas agi ainsi sans dessein ; quels que fussent les défauts du Bohémien, il ne manquait certainement pas de bon sens, et il savait, quand il le voulait, avoir de l’empire sur lui-même. N’était-il pas possible qu’il désirât avoir quelque communication, soit avec des gens de sa horde, soit avec d’autres personnes, et que, la surveillance de Quentin y mettant obstacle pendant le jour, il eût recours à ce stratagème pour se faire chasser cette nuit du couvent.
Dès que ce soupçon fut entré dans l’esprit de Durward, alerte comme il l’était toujours dans tous ses mouvemens, il résolut de suivre le Bohémien flagellé, et de s’assurer, aussi secrètement qu’il le pourrait, de ce qu’il allait devenir. En conséquence, dès que Hayraddin eut passé la porte du couvent, Quentin expliqua très-brièvement au prieur la nécessité où il était de ne pas perdre de vue son guide, et vola comme un trait à sa poursuite.