CHAPITRE XIX. La Cité.

« Amis, mes chers amis, gardez-vous de penser

« Qu’à la sédition je veuille vous pousser ! »

Shakspeare. Jules César.

Séparé de la comtesse Isabelle, dont les yeux avaient été depuis plusieurs jours son étoile polaire, Quentin sentit dans son cœur un vide étrange, et un froid glacial qu’il n’avait pas encore éprouvé au milieu de toutes les vicissitudes auxquelles le cours de sa vie avait été exposé. Sans doute, la fin des relations intimes et familières que la nécessité avait établies entre eux était la suite inévitable de son arrivée à une résidence fixe ; car sous quel prétexte, quand même elle en aurait eu la volonté, aurait-elle pu, sans inconvenance, avoir constamment à sa suite un jeune écuyer tel que Quentin.

Mais quelque indispensable que parût cette séparation, le chagrin qu’elle occasionna à Durward n’en fut pas moins pénible ; et sa fierté s’irrita en voyant qu’on le quittait comme un guide ordinaire ou un soldat d’escorte qui avait terminé ses fonctions. Ses yeux laissèrent même tomber en secret une ou deux larmes sur les ruines de ces châteaux aériens que son imagination s’était occupée à construire pendant un voyage trop intéressant. Il fit un effort sur lui-même pour sortir de cet abattement d’esprit, mais ce fut d’abord sans y réussir. S’abandonnant donc aux idées qu’il ne pouvait bannir, il s’assit dans l’embrasure profonde d’une des croisées qui éclairaient le grand vestibule gothique de Schonwaldt, et réfléchit sur la cruauté de la fortune, qui ne lui avait accordé ni le rang ni la richesse dont il aurait eu besoin pour arriver au terme de ses vœux. Il en fut pourtant distrait enfin, et rentra presque dans son caractère habituel, quand ses yeux tombèrent par hasard sur un vieux poème romantique récemment imprimé à Strasbourg, qui se trouvait sur l’appui de la croisée, et dont le sommaire annonçait :

– Comment un écuyer d’une obscure famille,

Du roi de la Hongrie aima jadis la fille.

Tandis qu’il parcourait les caractères gothiques d’un passage qui avait tant de rapport avec sa propre situation, Durward se sentit toucher sur l’épaule ; et levant les yeux aussitôt, il aperçut le Bohémien.

Hayraddin, qu’il n’avait jamais vu avec plaisir, lui était devenu odieux depuis la découverte de sa trahison, et il lui demanda d’un ton brusque, pourquoi il osait prendre la liberté de toucher un chrétien et un gentilhomme.

– Tout simplement, répondit son ancien guide, parce que je voulais voir si le gentilhomme chrétien avait perdu le sentiment comme la vue et l’ouïe. Il y a cinq minutes que je suis devant vous à vous parler, tandis que vous restez les yeux fixés sur ce parchemin jaune, comme si c’était un charme pour vous changer en statue, et qu’il eût déjà produit à moitié son effet.

– Eh bien ! que te faut-il ? Parle, et va-t’en.

– Il me faut ce qu’il faut à tout le monde, et ce dont personne ne se contente, ce qui m’est dû, dix couronnes d’or, pour avoir servi de guide aux dames depuis Tours jusqu’ici.

– De quel front oses-tu me demander une autre récompense que celle de te laisser ton indigne vie ? Tu sais que ton projet était de les trahir en route.

– Mais je ne les ai pas trahies ; si je l’avais fait, ce ne serait ni à vous ni à elles que je demanderais mon salaire, mais à celui qui aurait pu profiter de leur passage sur la rive droite de la Meuse. Ceux que j’ai servis sont ceux qui doivent me payer.

– Périsse donc ton salaire avec toi, traître ! s’écria Durward en comptant l’argent qu’il réclamait ; car en sa qualité de majordome, on lui avait remis de quoi défrayer toutes les dépenses du voyage. Va trouver le Sanglier des Ardennes, ou le diable, mais ne te montre plus à mes yeux, à moins que tu ne veuilles que je te dépêche aux enfers plus tôt qu’on ne t’y attend.

– Le Sanglier des Ardennes !, répéta le Bohémien avec plus de surprise que ses traits n’en laissaient apercevoir ordinairement ; ce n’était donc pas une conjecture vague, un soupçon sans objet fixe, qui vous ont fait insister pour changer de route ? Serait-il possible qu’il existât réellement dans d’autres contrées un art divinatoire plus sûr que celui de nos tribus errantes ? Le saule sous lequel nous parlions n’a pu faire de rapport. Mais, non, non, non, stupide que je suis ! Je sais ce que c’est, j’y suis : ce saule sur le bord du ruisseau, près du couvent des Franciscains, je vous ai vu le regarder en passant, à un demi-mille de distance environ de cette ruche de bourdons fainéans ; le saule n’a pu parler, mais ses branches pouvaient cacher quelqu’un qui nous écoutait. Dorénavant je tiendrai mes conseils en plaine ; il n’y aura pas près de moi une touffe de chardons qui puisse cacher un Écossais. Ah ! ah ! l’Écossais a battu le Zingaro avec ses propres armes ! Mais apprenez, Quentin Durward, que vous m’avez traversé dans mes projets au détriment de vos propres intérêts. Oui, la fortune que je vous ai prédite, d’après les lignes de votre main, était faite sans votre obstination.

– Par saint André ! ton impudence me fait rire en dépit de moi-même ! En quoi et comment le succès de ton infâme trahison aurait-il pu m’être utile ? Je sais que tu m’avais stipulé la vie sauve, condition que tes dignes alliés auraient bientôt oubliée quand nous en serions venus aux coups ; mais à quoi aurait pu me servir ta noire perfidie, si ce n’est à m’exposer à la mort ou à la captivité ? C’est un mystère au-dessus de l’intelligence humaine.

– Ce n’est donc pas la peine d’y penser, car ma reconnaissance vous ménage encore une surprise. Si vous aviez retenu mon salaire, je me serais regardé comme quitte envers vous, et je vous aurais abandonné aux conseils de votre folie ; mais dans la situation où sont les choses, je suis toujours votre débiteur pour l’affaire des bords du Cher.

– Il me semble que je me suis assez bien payé en injures et en malédictions.

– Paroles d’outrages et paroles de bonté ne sont que du vent, et n’ajoutent pas le moindre poids dans la balance. Si par hasard vous m’aviez frappé, au lieu de me menacer…

– C’est un genre de paiement que je pourrai bien prendre, si tu me provoques plus long-temps.

– Je ne vous le conseille pas, car un pareil paiement, fait par une main inconsidérée, pourrait excéder la dette, et mettre malheureusement la balance contre vous, ce que je ne suis homme ni à nier ni à pardonner. Maintenant il faut que je vous quitte, mais ce n’est pas pour long-temps. Je vais faire mes adieux aux dames de Croye.

– Toi ! s’écria Quentin au comble de l’étonnement ; toi, être admis en la présence de ces dames ! dans ce château où elles vivent presque en recluses ; quand elles sont sous la protection d’une noble chanoinesse, sœur de l’évêque !… Impossible !

– Marton m’attend pourtant pour me conduire près d’elles, répliqua le Zingaro avec le sourire de l’ironie ; et il faut que je vous prie de me pardonner si je vous quitte si brusquement.

À ces mots, il fit quelques pas pour s’éloigner ; mais se retournant tout à coup, il revint près de Quentin, et lui dit avec une emphase solennelle : – Je connais vos espérances : elles sont audacieuses, mais elles ne seront pas vaines, si je les appuie de mon aide. Je connais vos craintes : elles doivent vous donner de la prudence, mais non de la timidité. Il n’existe pas de femme qu’on ne puisse gagner. Le titre de comte n’est qu’un sobriquet, et il peut convenir à Quentin aussi-bien que celui de duc à Charles, et celui de roi à Louis.

Avant que Durward eût eu le temps de lui répondre, Hayraddin était parti. Quentin le suivit à l’instant même ; mais le Bohémien, connaissant mieux que l’Écossais les distributions intérieures du château, conserva l’avantage qu’il avait gagné, et disparut à ses yeux en descendant un petit escalier dérobé. Durward continua pourtant à le poursuivre, quoiqu’il sût à peine pourquoi il cherchait à l’atteindre. L’escalier se terminait par une porte donnant sur un jardin ; il y entra, et revit le Zingaro qui en franchissait en courant les allées irrégulières.

Ce jardin était bordé des deux côtés par les bâtimens du château, qui, par sa construction, ressemblait autant à une citadelle qu’à un édifice religieux ; des deux, autres, il était fermé par un mur fortifié d’une grande hauteur. Traversant une autre allée du jardin pour se rendre vers une partie des bâtimens où l’on voyait une petite porte derrière un arc-boutant massif tapissé de lierre, Hayraddin se retourna vers Durward, et lui fit un geste de la main en signe d’adieu ou de triomphe. En effet, Quentin vit Marton ouvrir la porte, et introduire le vil Bohémien, comme il le conclut naturellement, dans l’appartement des comtesses de Croye. Il se mordit les lèvres d’indignation, et se reprocha de n’avoir pas fait connaître aux deux dames toute l’infamie du caractère d’Hayraddin, et le complot qu’il avait tramé contre leur sûreté. L’air d’arrogance avec lequel le Bohémien lui avait promis d’appuyer ses prétentions ajoutait à sa colère et à son dégoût ; il lui semblait ; même que la main de la comtesse Isabelle serait profanée, s’il était possible qu’il la dût à une telle protection. – Mais tout cela n’est que déception, pensa-t-il, quelque artifice de jongleur. Il s’est procuré accès près de ces dames sous quelque faux prétexte, et dans de mauvaises intentions. Il est heureux que j’aie appris où est leur appartement. Je tâcherai de voir Marton, et je solliciterai une entrevue avec ses belles maîtresses, ne fût-ce que pour les avertir de se tenir sur leurs gardes. Il est dur que je sois obligé d’avoir recours à des voies détournées, et de subir des délais, quand un être pareil est admis ouvertement et sans scrupule. Elles verront pourtant que, quoique je sois exclu de leur présence, la sûreté d’Isabelle n’en est pas moins le principal objet de ma vigilance.

Pendant que le jeune amant faisait ces réflexions, un vieil officier de la maison de l’évêque, entrant dans le jardin par la même porte qui y avait donné entrée à Durward, s’approcha de lui et l’informa, avec la plus grande civilité, que ce jardin n’était pas public, mais qu’il était exclusivement réservé à l’évêque et aux hôtes de la première distinction qu’il pouvait recevoir.

Il fut obligé de répéter deux fois cet avis avant que Quentin le comprît parfaitement. Durward, sortant tout à coup de sa rêverie, le salua, et sortit du jardin, l’officier le suivant pas à pas, en l’accablant d’excuses motivées sur la nécessité où il était de remplir ses devoirs il semblait même tellement craindre d’avoir offensé le jeune étranger, qu’il lui offrit de lui tenir compagnie pour tâcher de le désennuyer. Quentin, maudissant au fond du cœur sa politesse officieuse, ne vit pas de meilleur moyen pour s’en débarrasser, que de prétexter le désir, d’aller voir la ville voisine, et il partit d’un si bon pas, que le vieillard perdit bientôt l’envie de l’accompagner au-delà du pont-levis. Au bout de quelques minutes, Quentin se trouva dans l’enceinte des murs de Liège, qui était alors une des villes les plus riches de la Flandre, et par conséquent du monde entier.

La mélancolie, et même la mélancolie d’amour, n’est pas si profondément enracinée, du moins dans les caractères mâles, que les enthousiastes qui en sont attaqués aiment à se le persuader. Elle cède aux impressions frappantes et inattendues faites sur les sens par des scènes qui donnent naissance à de nouvelles idées, et par le spectacle bruyant d’une ville populeuse. Au bout de quelques minutes, les divers objets qui se succédaient rapidement dans les rues de Liège occupèrent l’attention de Quentin aussi entièrement que s’il n’eût existé dans l’univers ni Bohémien ni comtesse Isabelle.

Les rues sombres et étroites, mais imposantes par l’élévation des maisons ; les magasins et les boutiques offrant un étalage splendide des marchandises les plus précieuses et des plus riches armures ; la foule de citoyens affairés, de toutes conditions, passant et repassant avec un air important ou préoccupé ; les énormes chariots allant et venant, les uns chargés de draps, de serges, d’armes, de clous et de quincaillerie de toute espèce ; les autres, de tous les objets de luxe et de nécessité qu’exigeait la consommation d’une ville opulente et populeuse, et dont une partie, achetée par voie d’échange, était même destinée à être ensuite transportée ailleurs ; tous ces objets réunis formaient un tableau mouvant d’activité, de richesse et de splendeur, qui captivait l’attention, et dont Quentin ne s’était pas fait une idée jusqu’alors. Il admirait aussi les divers canaux ouverts pour communiquer avec la Meuse, et qui, traversant la ville dans tous les sens, offraient au commerce, dans tous les quartiers, les facilités du transport par eau. Enfin il ne manqua pas d’aller entendre une messe dans la vieille et vénérable église de Saint-Lambert, construite, dit-on, pendant le huitième siècle.

Ce fut en sortant de cet édifice consacré au culte religieux, que Quentin commença à remarquer qu’après avoir examiné tout ce qui l’entourait avec une curiosité qu’il ne cherchait pas à réprimer, il était devenu lui-même l’objet de l’attention de plusieurs groupes de bons bourgeois qui paraissaient occupés à l’examiner quand il quitta l’église, et parmi lesquels il s’élevait un bruit sourd, une sorte de chuchotement qui passait de l’un à l’autre. Le nombre des curieux continuait à s’augmenter à chaque instant, et les yeux de tous ceux qui arrivaient se dirigeaient vers lui avec un air d’intérêt et de curiosité auquel se mêlait même un certain respect.

Enfin il se trouva le centre d’un rassemblement nombreux qui s’ouvrait pourtant devant lui pour lui livrer passage ; mais ceux qui le composaient, tout en suivant ses pas, avaient grand soin de ne pas le serrer de trop près, et de ne le gêner aucunement dans sa marche. Cette position était pourtant embarrassante pour Durward, et il ne put la supporter plus long-temps sans faire quelques efforts pour en sortir, ou du moins pour en obtenir l’explication.

Jetant les yeux autour de lui, et remarquant un homme à figure respectable, qu’à son habit de velours et à sa chaîne d’or il crut être un des principaux bourgeois, et peut-être même un des magistrats de la ville, Quentin lui demanda, si l’on voyait en sa personne quelque chose de particulier qui put attirer l’attention publique à un degré si extraordinaire, ou si les Liégeois étaient dans l’usage de s’attrouper ainsi autour des étrangers que le hasard amenait dans leur ville.

– Non certainement, mon bon monsieur, répondit le bourgeois : les citoyens de Liège ne sont ni assez curieux, ni assez peu occupés, pour adopter une telle coutume ; et l’on ne remarque dans votre air ni dans votre costume rien qui ne soit parfaitement accueilli dans cette ville, rien que nos habitans ne soient charmés de voir et ne désirent honorer.

– On ne peut rien entendre de plus poli, monsieur ; mais, par la croix de saint André, je ne puis concevoir ce que vous voulez dire.

– Ce serment joint à votre accent, monsieur, me prouve que nous ne nous sommes pas trompés dans nos conjectures.

– Par mon patron saint Quentin, je vous comprends moins que jamais.

– Encore mieux, dit le Liégeois avec un air politique et un sourire d’intelligence, mais toujours très-civilement. – Certes il ne nous convient pas d’avoir l’air de voir ce que vous jugez à propos de cacher ; mais pourquoi jurer par saint Quentin, si vous ne voulez pas que j’attache un certain sens à vos paroles ? Nous savons que le bon comte de Saint-Pol, qui est ici maintenant, favorise notre cause.

– Sur ma vie, s’écria Quentin, vous êtes trompé par quelque illusion. Je ne connais pas le comte de Saint-Pol.

– Oh ! nous ne vous faisons pas de questions, mon digne monsieur ; et cependant, écoutez-moi ; un mot à l’oreille : je me nomme Pavillon.

– Et en quoi cela me concerne-t-il, monsieur Pavillon ?

– Oh ! en rien. Seulement il me semble que cela doit vous convaincre que vous pouvez avoir confiance en moi, et voici mon collègue Rouslaer.

Rouslaer s’avança. C’était un fonctionnaire bien nourri, dont le gros ventre lui fraya un chemin dans la foule, comme un bélier fait une brèche aux murailles d’une ville. Il s’approcha de Pavillon d’un air mystérieux, et lui dit avec un accent de reproche : – Vous oubliez, mon cher collègue, que nous sommes dans un lieu trop public. Monsieur voudra bien venir chez vous ou chez moi, boire un verre de vin du Rhin au sucre, et alors il nous en dira davantage sur notre digne ami, notre bon allié, que nous aimons avec toute l’honnêteté de nos cœurs flamands.

– Je n’ai absolument rien à vous dire, s’écria Durward d’un ton d’impatience ; je ne boirai pas de vin du Rhin, et tout ce que je vous demande, puisque vous êtes des hommes respectables, qui devez avoir du crédit, c’est d’écarter cette foule oisive qui m’environne, et de permettre à un étranger de sortir de votre ville aussi tranquillement qu’il y est entré.

– Eh bien ! monsieur, dit Rouslaer, puisque vous tenez tant à garder l’incognito, même à l’égard de nous, qui sommes des hommes de confiance, permettez-moi de vous demander tout simplement pourquoi vous porteriez la marque distinctive de votre corps, si vous vouliez rester inconnu à Liège ?

– De quelle marque, de quel corps parlez-vous ? s’écria Quentin. Vous avez l’air d’hommes graves, de citoyens respectables ; mais, sur mon âme, vous avez perdu l’esprit, ou vous voulez me le faire perdre.

Sapperment ! s’écria Pavillon, ce jeune homme ferait jurer saint Lambert ! Qui a jamais porté une toque avec la croix de saint André et les fleurs de lis, sinon les archers de la garde écossaise du roi Louis XI ?

– Et en supposant que je sois un archer de la garde, qu’y a-t-il d’étonnant que je porte la toque de ma compagnie ? dit Quentin d’un ton d’impatience.

– Il l’a avoué ! il l’a avoué ! s’écrièrent en même temps Rouslaer et Pavillon en se tournant vers la foule avec un air de triomphe, les bras levés, les mains étendues, et leurs larges figures rayonnant de plaisir. Il convient qu’il est archer de la garde de Louis, de Louis, le gardien des libertés de la ville de Liège !

Un tumulte universel s’ensuivit, et l’on entendit retentir les cris suivans dans la foule : – Vive Louis de France ! vive la garde écossaise ! vive le brave archer ! Nos libertés, nos privilèges ou la mort ! Plus d’impôts ! Vive le vaillant Sanglier des Ardennes ! à bas Charles de Bourgogne ! Confusion à Bourbon et à son évêché !

Ce tumulte ne finissait pas plus tôt d’un côté qu’il recommençait de l’autre, alternant ainsi comme le murmure des vagues, et augmenté du chorus de mille voix qui partaient de toutes les rues et de toutes les places. Quentin assourdi eut à peine le temps de faire une conjecture, et de se former un plan de conduite.

Il avait oublié que, dans son combat contre le duc d’Orléans et contre Dunois, son casque ayant été fendu d’un coup de sabre par ce dernier, un de ses camarades, par ordre de lord Crawford, l’avait remplacé par une des toques doublées en acier qui faisaient partie de l’uniforme des archers de la garde écossaise. Or, un membre de ce corps, qui, comme on le savait, entourait toujours la personne de Louis XI, se montrant dans les rues d’une ville ou le mécontentement avait été attisé par les manœuvres des agens de ce monarque, sa présence était naturellement interprétée par les Liégeois comme l’annonce de la détermination qu’il avait prise d’embrasser ouvertement leur parti. La vue d’un seul de ses archers leur paraissait le gage d’un appui immédiat et efficace. Quelques-uns même y voyaient l’assurance que les forces auxiliaires de Louis arrivaient en ce moment par une des portes de la ville, quoique personne ne pût dire laquelle.

Quentin vit sur-le-champ qu’il était impossible de détruire une erreur si généralement adoptée ; il sentit même qu’il ne pourrait essayer de détromper des hommes si opiniâtrement attachés à leur idée, sans courir quelques risques personnels ; et il ne voyait pas la nécessité de s’y exposer en cette occasion. Il prit donc à la hâte la résolution de temporiser, et de se délivrer de cette foule empressée le mieux qu’il le pourrait. Cependant on le conduisait à la maison de ville, où les plus notables habitans se rassemblaient déjà pour apprendre les nouvelles dont ils le supposaient porteur, et pour lui offrir un banquet splendide.

En dépit de toutes ses remontrances, qu’on attribuait à sa modestie, il fut entouré par les distributeurs de la popularité, dont le flux importun se dirigeait alors vers lui. Ses deux amis les bourguemestres, qui étaient schoppen, ou syndics de la ville, avaient passé leurs bras sous les siens. Nickel Blok, chef de la corporation des bouchers, accouru à la hâte de sa tuerie, le précédait en brandissant son grand couteau encore teint du sang des victimes qu’il venait d’immoler avec un courage et une grâce que le brandevin seul pouvait inspirer. Derrière Quentin on voyait le patriote Claus Hammerlein, grand homme n’ayant que la peau et les os, tellement ivre qu’il pouvait à peine se soutenir, et qui était président de la société des ouvriers en fer, dont un millier, plus sales les uns que les autres, marchaient à sa suite. Enfin, des cloutiers, des tisserands, des cordiers, et des ouvriers et artisans de toute espèce, sortaient en foule de chaque rue, et venaient grossir le cortège. Chercher à échapper à une telle foule semblait une entreprise désespérée et qui ne pouvait réussir.

Dans cet embarras, Quentin eut recours à Rouslaer, qui lui tenait un bras, et à Pavillon, qui s’était accroché à l’autre, et qui tous deux le conduisaient à la tête de cette marche triomphale, qu’il avait occasionnée si inopinément. Il les informa à la hâte qu’il avait pris sans y penser la toque de la garde écossaise, par suite d’un accident arrivé au casque qu’il devait porter pendant son voyage ; il regretta que cette circonstance et la sagacité avec laquelle les Liégeois avaient découvert sa qualité et le motif de son arrivée dans leur ville, y eussent donné de la publicité ; car si on le conduisait à la maison de ville, il était possible qu’il se trouvât dans la nécessité de communiquer à tous les notables qui y seraient assemblés certaines choses que le roi l’avait chargé de réserver pour l’oreille privée de ses excellens compères mein herrs Rouslaer et Pavillon, de Liège.

Ces derniers mots opérèrent un effet magique sur les deux citoyens, qui étaient les principaux chefs des bourgeois insurgés, et qui, comme tous les démagogues de leur espèce, désiraient se réserver, autant qu’ils le pouvaient, la haute main dans toutes les affaires. Il fut donc convenu à la hâte entre eux que Durward sortirait de la ville, quant à présent, et qu’il y reviendrait la nuit suivante pour avoir une conférence particulière avec eux dans la maison de Rouslaer, située près de la porte faisant face au château de Schonwaldt. Quentin n’hésita pas à leur dire qu’il résidait alors dans le château de l’évêque, sous prétexte de lui porter des dépêches de la cour de France, quoique le véritable but de son voyage eût rapport aux citoyens de Liège, comme ils l’avaient fort bien deviné. Cette voie indirecte de communication, le rang de celui qu’on supposait en être chargé, s’accordaient si bien avec le caractère de Louis, qu’on ne pouvait concevoir ni doute ni surprise.

Presque aussitôt après cet éclaircissement, la foule arriva à la porte de la maison de Pavillon, dans une des principales rues de la ville, mais qui communiquait à la Meuse par derrière, au moyen d’un jardinet d’une grande tannerie, car le bourgeois patriote était tanneur de profession.

Il était naturel que Pavillon désirât faire les honneurs de sa demeure à l’envoyé prétendu de Louis XI, et une halte à sa porte ne surprit aucunement la multitude, qui, au contraire, accueillit mein herr Pavillon par de longs vivat, quand il fit entrer un hôte si distingué. Quentin se débarrassa aussitôt de sa toque trop remarquable, prit un chapeau de feutre, et cacha ses vêtemens sous un grand manteau. Pavillon lui remit alors un passeport, au moyen duquel il pourrait entrer dans Liège ou en sortir de nuit comme de jour, et il le confia aux soins de sa fille, jolie Flamande enjouée, à qui il donna les instructions nécessaires pour le faire sortir de Liège incognito. Il se rendit ensuite avec son collègue à la maison de ville, pour amuser leurs amis avec les meilleures excuses qu’ils purent inventer sur la disparition de l’envoyé de Louis. Nous ne pouvons, comme le dit le valet dans la comédie, nous rappeler précisément quel fut le mensonge que les béliers firent au troupeau ; mais nulle tâche n’est plus facile que d’en imposer à la multitude dont les préjugés ont fait la moitié de la besogne avant que le menteur ait prononcé une seule parole.

À peine le digne bourgeois était-il parti, que sa grosse fille Trudchen, rougissant avec un sourire qui convenait à ravir à ses lèvres vermeilles comme des cerises, à ses yeux bleus pleins de gaieté, et à son teint d’une blancheur parfaite, conduisit le jeune étranger à travers le jardin de son père, jusqu’au bord de l’eau, et le fit entrer dans une barque que deux vigoureux Flamands en pantalons courts, en chapeaux de fourrure, en jaquettes fermées par cent boutons, firent partir aussi promptement que le leur permit leur nature flamande.

Comme la jolie Trudchen ne parlait qu’allemand, Quentin, sans faire tort à sa fidèle tendresse pour la comtesse de Croye, ne put la remercier que par un baiser sur ses lèvres vermeilles ; baiser qui fut donné avec beaucoup de courtoisie et reçu avec une gratitude modeste, car des galans ayant des traits et une taille comme notre archer écossais ne se rencontraient pas tous les jours parmi la bourgeoisie de Liège.

Tandis que la barque remontait la Meuse et traversait les fortifications de la ville, Quentin eut le temps de réfléchir sur le rapport qu’il devait faire de son aventure à Liège quand il serait de retour au château de Schonwaldt. Ne voulant trahir la confiance de personne, quoiqu’on ne lui en eût accordé que par suite d’une méprise, mais désirant aussi ne pas cacher au digne prélat les dispositions à la mutinerie qui régnaient dans sa capitale, il résolut d’en parler en termes assez généraux pour mettre l’évêque sur ses gardes, sans désigner personne en particulier à sa vengeance.

Il débarqua à environ un demi-mille du château, et donna un guilder à ses conducteurs, qui parurent fort satisfaits de sa générosité. Quelque peu éloigné qu’il fût de Schonwaldt, la cloche du dîner avait déjà sonné quand il arriva, et il reconnut en outre qu’il y était arrivé par un autre côté que celui de l’entrée principale, et qu’il serait encore plus en retard s’il était obligé d’en faire le tour. Il continua donc à s’avancer vers le côté dont il était le plus près, d’autant plus qu’il y vit un mur fortifié, probablement celui qui servait de clôture au jardin dont nous avons déjà parlé ; une poterne était percée dans le mur ; à côté de cette poterne était amarrée une petite barque qui servait sans doute à traverser le fossé, et il espéra qu’en appelant, on pourrait la lui envoyer.

Comme il s’en approchait dans cette espérance, la poterne s’ouvrit ; un homme sortit du château, sauta, seul dans la petite barque, vogua vers l’autre rive, descendit à terre, et se servit d’un long aviron pour repousser l’esquif au milieu de l’eau. Quentin reconnut le Bohémien ; mais celui-ci évita sa rencontre, prit un autre chemin qui conduisait également à Liège, et disparut bientôt.

C’était encore un autre sujet de réflexions. Ce païen vagabond avait-il passé tout ce temps avec les dames de Croye ? Quels motifs pouvaient-elles avoir eus pour lui accorder une si longue audience ? Tourmenté par cette pensée, Durward y trouva un nouveau motif pour chercher à avoir une explication avec les deux comtesses, afin de les instruire de la perfidie d’Hayraddin, et de leur annoncer en même temps l’état dangereux dans lequel se trouvait placé leur protecteur l’évêque de Liège, par suite de l’esprit d’insurrection qui régnait dans cette ville.

Il venait de prendre cette résolution quand il arriva à la grande porte du château ; il y entra, et trouva à table, dans une grande salle, le clergé de l’évêque, les officiers supérieurs de sa maison, et quelques étrangers qui, n’étant pas du premier rang de la noblesse, ne pouvaient être admis à celle du prélat. On avait pourtant réservé pour le jeune Écossais une place au haut bout de la, table, à côté du chapelain de l’évêque, qui l’accueillit en lui adressant le vieux dictum de collège sero venientibus ossa . Mais il prit soin en même temps de le servir assez abondamment pour donner un démenti à cet adage, dont on dit dans le pays de Quentin que c’est une plaisanterie qui n’en est pas une, ou du moins qu’elle est de difficile digestion.

Pour qu’on ne l’accusât point d’avoir manqué de savoir-vivre en arrivant trop tard, Quentin fit la description du tumulte qui avait eu lieu à Liège quand on avait découvert qu’il appartenait à la garde écossaise de Louis XI ; et il tâcha de donner à sa narration une tournure plaisante, en disant que ce n’avait pas été sans peine qu’il avait été tiré d’embarras par un gros bourgeois de Liège et sa jolie fille.

Mais la compagnie prenait trop d’intérêt à l’histoire pour goûter la plaisanterie. Toutes les opérations de la table furent suspendues pendant que Quentin faisait son récit, et quand il l’eut terminé il régna un silence solennel que le majordome rompit enfin en disant d’un air mélancolique : – Plût au ciel que ces cent lances de Bourgogne fussent arrivées !

– Pourquoi tant regretter leur absence ? demanda Quentin. Vous ne manquez pas ici de soldats dont la guerre est le métier ; et vos antagonistes ne sont que la canaille d’une ville en désordre : ils prendront la fuite dès qu’ils verront déployer une bannière soutenue par de braves hommes d’armes.

– Vous ne connaissez pas les Liégeois, répondit le chapelain. On peut dire d’eux que, sans même en excepter les Gantois, ce sont des mutins les plus indomptables de toute l’Europe. Le duc de Bourgogne les a châtiés deux fois de leurs révoltes réitérées contre l’évêque ; deux fois il les a mis à la raison, leur a retiré leurs privilèges, s’est emparé de leurs bannières, et s’est attribué des droits dont devait être exempte une ville libre de l’Empire. La dernière fois, il en a fait un grand carnage près de Saint-Tron, journée qui coûta près de six mille hommes à Liège, les uns tués dans le combat, les autres noyés en fuyant. Pour les mettre hors d’état de se soulever de nouveau, le duc Charles refusa d’entrer dans la ville par aucune des portes dont on lui avait apporté les clefs ; mais il fît abattre quarante toises des murs, et entra dans Liège par la brèche, en conquérant, la visière baissée et la lance en arrêt, à la tête de tous ses chevaliers. Les Liégeois furent même bien convaincus que, sans l’intercession du duc Philippe-le-Bon, ce Charles, alors comte de Charolais, aurait livré leur ville au pillage ; et cependant, avec le souvenir de tous ces désastres, qui ne remontent pas encore bien loin, et leurs arsenaux étant à peine regarnis, ils n’ont besoin que de voir la toque d’un archer pour songer à se livrer à de nouveaux désordres. Puisse Dieu leur inspirer de meilleurs sentimens ! Mais entre une population si déterminée et un souverain si impétueux, je crains que les choses ne se terminent pas sans effusion de sang. Je voudrais que mon bon et excellent maître eût un siège qui lui procurât moins d’honneurs et plus de sûreté, car sa mitre est doublée d’épines au lieu d’hermine. Je vous parle ainsi, jeune étranger, pour vous faire sentir que, si vos affaires ne vous retiennent pas à Schonwaldt, c’est un endroit que tout homme de bon sens doit quitter le plus promptement possible. Je crois que vos dames sont du même avis, car elles ont renvoyé à la cour de France un des hommes de leur suite, avec des lettres qui annoncent sans doute leur intention de chercher un asile qui leur offre plus de sûreté.

Share on Twitter Share on Facebook