CHAPITRE XX. Le Billet.

« Va ! va ! te voilà un homme, si tu veux l’être ; sinon, je te

« verrai encore figurer parmi les valets, et tu ne seras pas digne

« de toucher la main de la Fortune »

Shakspeare. Le soir des Rois.

Quand on eut quitté la table, le chapelain, qui semblait avoir pris une sorte de goût pour la société de Durward, ou qui peut-être désirait en tirer de nouveaux renseignemens sur ce qui s’était passé le matin à Liège, le conduisit dans un salon dont les fenêtres donnaient d’un côté sur le jardin ; et comme il vit que les yeux de son jeune compagnon s’y tournaient sans cesse, il proposa d’y descendre pour voir les plantes curieuses et les arbustes étrangers dont les soins de l’évêque l’avaient orné.

Quentin s’en excusa, en lui racontant la manière polie dont il en avait été expulsé le matin. – Il est vrai, lui dît le chapelain en souriant, qu’un ancien règlement défend d’entrer dans le jardin particulier de l’évêque ; mais il a été établi lorsque notre révérend prince était encore jeune, et n’avait qu’une trentaine d’années. Un assez grand nombre de belles dames venaient alors au château pour y chercher des consolations spirituelles, et il fallait bien, ajouta-t-il en baissant les yeux avec un sourire moitié ingénu, moitié malin, que ces belles pénitentes, qui logeaient dans les appartemens qu’occupe aujourd’hui la noble chanoinesse, eussent un endroit où elles pussent prendre l’air sans avoir à craindre les regards des profanes. Mais depuis bien du temps cette prohibition, sans avoir été formellement levée, est tombée tout-à-fait en désuétude, et n’existe plus que comme une superstition dans le cerveau d’un vieil huissier. Si vous le voulez ; donc, nous y descendrons, et nous verrons si nous recevrons le même compliment.

Rien ne pouvait être plus agréable pour Quentin que la perspective de pouvoir entrer librement dans ce jardin. De là, grâce à quelque heureux hasard, comme un de ceux qui avaient déjà favorisé sa passion, il espérait avoir quelque communication avec l’objet adoré, ou du moins l’apercevoir à la fenêtre ou au balcon de quelque tourelle, comme à l’auberge des Fleurs-de-Lis, ou dans la tour du Dauphin au château du Plessis ; car en quelque lieu qu’elle se trouvât, Isabelle semblait destinée à être la Dame de la Tourelle.

Lorsque Durward fut descendu dans le jardin avec son nouvel ami, celui-ci semblait être un philosophe terrestre, entièrement occupé des choses de ce monde ; tandis que les yeux du jeune Écossais, s’ils ne cherchaient pas le firmament, comme ceux d’un astrologue, s’élevaient sans cesse vers les fenêtres et les balcons de toutes les tourelles qui flanquaient le vieil édifice, pour tâcher d’y découvrir sa Cynosure .

Pendant qu’il s’occupait ainsi, le jeune amant entendit avec une indifférence parfaite, si toutefois il l’entendit, la nomenclature des plantes, des herbes et des arbustes que son révérend conducteur désignait à son attention. Cette plante était précieuse, car elle était utile en médecine ; celle-ci l’était davantage, car elle donnait une excellente saveur à un ragoût ; mais cette troisième l’était encore bien plus, car elle n’avait d’autre mérite que sa rareté. Il fallait pourtant que Durward eût au moins l’air d’écouter ces détails insignifians pour lui, ce qui ne lui était pas très-facile, et il donnait au diable de tout son cœur le naturaliste officieux et tout le règne végétal. Enfin le son d’une cloche se fit entendre ; et comme elle appelait le chapelain à quelque devoir religieux qu’il avait à remplir, Quentin se trouva délivré de sa présence.

Le chapelain ne le quitta pourtant qu’après lui avoir fait cent excuses fort inutiles sur la nécessité où il se trouvait de le laisser seul, et finit par lui donner l’agréable assurance qu’il pouvait se promener dans ce jardin, jusqu’à l’heure du souper, sans courir grand risque d’y être troublé.

– C’est l’endroit où je viens toujours apprendre mes homélies, lui dit-il, parce que j’y suis à l’abri des importuns. Je vais en ce moment en prononcer une dans la chapelle ; s’il vous plaisait de me faire l’honneur de venir l’entendre… On veut bien m’accorder quelque talent ; mais gloire en soit rendue à qui de droit.

Quentin s’en excusa sous le prétexte d’un grand mal de tête pour lequel le grand air devait être le meilleur remède ; et le prêtre obligeant le laissa enfin à lui-même.

On doit bien supposer que, dans l’inspection attentive qu’il fit alors plus à loisir de toutes les fenêtres et ouvertures donnant sur le jardin, ses yeux se fixèrent surtout sur celles qui étaient dans le voisinage immédiat de la petite porte par laquelle il avait vu Marton introduire Hayraddin dans l’appartement des comtesses ; à ce qu’il présumait. Mais aucune apparence ne confirma ou ne réfuta ce que lui avait dit le Bohémien ; et le jour commençant à baisser, il pensa, sans savoir pourquoi, qu’une si longue promenade dans ce jardin pouvait paraître suspecte et être vue de mauvais œil.

Comme il venait de se décider à partir, et qu’il faisait, à ce qu’il croyait, un dernier tour sous les croisées qui avaient pour lui tant d’attraits, il entendit au-dessus de sa tête un léger bruit, comme de quelqu’un qui toussait avec précaution, et de manière à attirer son attention sans éveiller celle des autres. Levant les yeux avec autant de joie que de surprise, il vit une fenêtre s’entr’ouvrir. Une main de femme s’y montra un instant, et laissa échapper un papier qui tomba sur un romarin au bas du mur. La précaution qu’on avait prise pour lui faire tenir ce billet lui prescrivait la même prudence et le même mystère pour le lire. Le jardin, entouré de deux côtés, comme nous l’avons dit, par les bâtiments du palais épiscopal, était dominé nécessairement par un grand nombre de croisées de divers appartemens ; mais il s’y trouvait une espèce de grotte que le chapelain avait montrée à Quentin avec beaucoup de complaisance. Ramasser le billet, le cacher dans son sein, et courir vers cette retraite, fut l’affaire d’une minute. Là il ouvrit ce précieux billet, non sans bénir la mémoire des bons moines d’Aberbrothock, dont les soins l’avaient mis en état d’en faire la lecture.

– Lisez en secret. – Telle était l’injonction que contenait la première ligne : le reste de ce billet était conçu en ces termes :

– Ce que vos yeux m’ont exprimé avec trop d’audace, les miens l’ont compris peut-être avec trop de facilité, Mais une persécution injuste enhardit celle qui en est la victime, et il vaut mieux se confier à la gratitude d’un seul homme, que de rester exposée à la poursuite de plusieurs. La fortune a placé son trône sur un roc escarpé ; mais l’homme brave ne craint pas de le gravir. Si vous osez faire quelque chose pour une femme qui hasarde beaucoup, passez dans ce jardin demain à l’heure de prime, portant à votre bonnet un panache bleu et blanc. Jusque-là n’attendez pas de nouvelles communications. Les astres, dit-on, vous ont destiné aux grandeurs, et vous ont disposé à la reconnaissance. – Adieu, soyez fidèle, prompt et résolu, et ne doutez pas de la fortune. –

Ce billet contenait en outre une bague ornée d’un beau brillant, taillé en losange, sur lequel étaient gravées les armes antiques de la maison de Croye.

La première sensation de Quentin, en ce moment, fut une extase sans mélange. Sa joie et son orgueil semblaient l’élever jusqu’au ciel. Il prit la ferme résolution de mourir ou d’arriver au but de tous ses vœux : il ne songea aux obstacles qu’il pouvait rencontrer, que pour les mépriser.

Dans son enthousiasme, et ne pouvant endurer aucune interruption, quelque courte qu’elle fut, qui détournerait son esprit d’un sujet de contemplation si délicieux, il rentra à la hâte au palais, allégua, pour se dispenser de paraître au souper, le mal de tête qu’il avait déjà prétexté, alluma sa lampe, et se retira dans la chambre qui lui avait été assignée, pour lire et relire le précieux billet, et pour baiser mille fois cette bague non moins précieuse.

Mais une telle exaltation de sentimens ne pouvait enfin que s’affaiblir. Une pensée fâcheuse se présenta à son esprit, quoiqu’il la repoussât comme un acte d’ingratitude, comme un blasphème. Il lui sembla qu’un aveu si franc annonçait moins de délicatesse, de la part de celle qui le faisait, qu’en aurait désiré l’adoration romanesque que la jeune comtesse avait inspirée. Cette idée pénible se développait à peine en lui, qu’il se hâta de l’étouffer, comme si c’eût été une vipère qui se fût introduite dans sa couche. Était-ce à lui, à lui ainsi favorisé, à lui pour qui une belle et jeune comtesse daignait descendre de sa sphère élevée ; était-ce à lui de la blâmer d’un acte de condescendance sans lequel il n’eût jamais osé peut-être lever les yeux jusqu’à elle ! Sa fortune et sa naissance, dans la situation où elle se trouvait, ne la dispensaient-elles pas d’obéir à cette règle générale qui prescrit à toute femme de se taire jusqu’à ce que son amant ait parlé ? à ces argumens, qu’il s’avouait hardiment à lui-même, et dont il faisait des syllogismes sans réplique, sa vanité en ajoutait peut-être un auquel il ne s’abandonnait pas avec la même franchise : le mérite de l’objet aimé, disait-il, autorisait peut-être une dame à dévier un peu des règles ordinaires, et après tout, il s’en trouvait des exemples dans les chroniques (tels sont à peu près les argumens sur lesquels Malvolio fondait de semblables espérances). L’écuyer du roman poétique dont Quentin venait de parcourir quelques pages était, comme lui, un gentilhomme sans terres et sans revenus, et cependant la généreuse princesse de Hongrie ne s’était pas fait un scrupule de lui donner des preuves d’affection plus positives que le billet qu’il venait de recevoir.

Doux écuyer, ami fidèle,

Je te donnerai, lui dit-elle,

Cinq cents livres et trois baisers.

Et la même histoire véritable fait dire ensuite au roi de Hongrie :

J’ai vu moi-même plus d’un page,

Devenir roi par mariage.

De sorte que, pour conclure, Quentin, avec une générosité magnanime, décida qu’il n’y avait rien à blâmer dans une conduite qui promettait de le rendre heureux.

Mais ce scrupule fut remplacé par un autre qui était plus difficile à étouffer. Le traître Hayraddin avait été dans l’appartement des deux dames, autant que Durward pouvait en juger, pendant environ quatre heures ; et en réfléchissant sur la manière un peu obscure dont il s’était vanté de pouvoir exercer sur la destinée de Quentin une influence certaine au sujet de ce qui lui tenait le plus au cœur, il en vint à craindre que toute cette aventure ne fût la suite d’un nouveau complot de sa part, dont le but était peut-être de tirer Isabelle de l’asile que lui avait assuré la protection du digne prélat. C’était une affaire qui demandait à être examinée de très-près ; car Durward éprouvait pour ce misérable une répugnance proportionnée à l’impudence sans égale avec laquelle il avait avoué sa perfidie, et il ne pouvait se résoudre à croire que rien dont il se mêlait pût avoir une conclusion heureuse et honorable.

Ces diverses pensées étaient pour Quentin comme de sombres vapeurs qui rembrunissaient le beau paysage que son imagination avait d’abord tracé, et le sommeil ne put lui fermer les yeux de toute la nuit. à l’heure de prime, et même une heure auparavant, il était dans le jardin, et personne alors ne s’opposa à ce qu’il y entrât, ni à ce qu’il y restât. Il avait eu soin d’attacher à sa toque un panache blanc et bleu, tel qu’il avait pu se le procurer en aussi peu de temps. Deux heures se passèrent sans qu’on parût faire attention à sa présence. Enfin le son d’un luth se fit entendre ; une fenêtre placée au-dessus de la petite porte par laquelle Marton avait fait entrer Hayraddin, s’ouvrit quelques instans après ; Isabelle y parut brillante de beauté, le salua d’un air de bonté mêlé de réserve, rougit en voyant la manière vive et expressive dont il lui rendit son salut, ferma la croisée, et disparut.

Ni le jour ni le lieu où se trouvait Quentin ne pouvaient lui en apprendre davantage. L’authenticité du billet lui paraissait bien prouvée. Il ne restait qu’à savoir ce qui devait s’ensuivre ; et c’était là ce dont sa belle correspondante ne lui avait pas dit un mot. Au surplus nul danger immédiat ne menaçait. La comtesse était dans un château fort, sous la protection d’un prince respecté par son pouvoir séculier, comme il était vénérable par sa dignité ecclésiastique. Rien ne paraissait exiger du jeune et vaillant écuyer quelque prouesse chevaleresque ; et il suffisait qu’il se tînt prêt à exécuter les ordres de la comtesse Isabelle à l’instant même où il les recevrait. Mais le destin avait résolu de lui donner de l’occupation plus tôt qu’il ne se l’imaginait ; et ce fut ce qui arriva la quatrième nuit après son entrée à Schonwaldt.

Quentin s’était décidé à renvoyer le lendemain à la cour de Louis XI le second des deux hommes qui composaient son escorte, en lui donnant des lettres pour lord Crawford et pour son oncle, afin de leur annoncer qu’il renonçait au service de la France, ce dont la trahison à laquelle les instructions secrètes d’Hayraddin l’avaient exposé lui donnait un motif que l’honneur et la prudence ne pouvaient qu’approuver. Il s’était couché, l’imagination remplie de toutes ces idées couleur de rose qui entourent le lit d’un jeune homme quand il aime sincèrement et croit son amour payé d’un retour non moins sincère. Ses rêves se ressentirent d’abord de l’influence des pensées agréables qui l’avaient occupé avant qu’il eut cédé au sommeil ; mais ils prirent peu à peu un caractère plus effrayant.

Il lui sembla qu’il se promenait avec la comtesse Isabelle au bord des eaux paisibles d’un beau lac, tel que celui qui faisait le principal ornement du paysage de Glen-Houlakin. Il lui sembla qu’il osait parler de son amour, sans plus songer à aucun obstacle. Isabelle rougissait et souriait en l’écoutant, précisément comme il aurait pu l’espérer d’après le contenu du billet, qu’il portait toujours sur son cœur, qu’il fût éveillé ou endormi. Mais la scène changea brusquement de l’été à l’hiver, du calme à la tempête. Les vents mugirent et les vagues s’enflèrent comme si tous les démons de l’air et des eaux se fussent disputé l’empire de leurs domaines respectifs. Des montagnes liquides opposaient de toutes parts une barrière qui ne permettait aux deux amans ni d’avancer, ni de reculer ; et la fureur de la tempête, qui croissait à chaque instant, et qui poussait les vagues avec violence l’une contre l’autre, ne permettait pas de supposer qu’ils pussent rester en sûreté dans cet endroit un instant de plus. La vive émotion produite par la sensation d’un danger si imminent éveilla le dormeur.

Dès qu’il fut éveillé, les circonstances imaginaires de son rêve s’évanouirent, pour le rappeler à la réalité de sa situation ; mais un tumulte semblable à celui d’une tempête, et qui avait probablement occasionné ce songe effrayant, résonnait encore à ses oreilles.

Son premier mouvement fut de se mettre sur son séant, et d’écouter avec surprise un bruit qui, s’il était produit par un orage, l’emportait sur le plus terrible des ouragans qui fut jamais descendu des monts Grampiens. Cependant, en moins d’une minute, il ne put douter que ce bruit n’eût pour cause, non la fureur des élémens, mais celle des hommes.

Il sauta à bas de son lit, et se mit à la fenêtre de sa chambre. Elle donnait sur le jardin ; tout était tranquille de ce côté ; mais l’ouverture de la croisée l’assura encore mieux que le château était attaqué par des ennemis nombreux et déterminés, ce dont les clameurs qu’il entendait n’étaient une preuve que trop convaincante. Il chercha à tâtons ses habits et ses armes, et tandis qu’il s’en revêtait avec autant de hâte que le lui permettaient la surprise et l’obscurité, il entendit frapper à sa porte. Quentin n’ayant pas répondu aussi promptement que le désirait celui qui voulait entrer, la porte, qui n’était pas très-solide, fut enfoncée en un instant, et le Bohémien Hayraddin, facile à reconnaître à son dialecte, entra dans la chambre. Il tenait à la main une petite fiole dans laquelle il trempa une allumette. Une vive flamme qui ne dura qu’un instant éclaira tout l’appartement, et il alluma une petite lampe qu’il tira de son sein.

– L’horoscope de votre destinée, dit-il à Durward d’un ton énergique, sans le saluer autrement, dépend de la détermination que vous allez prendre en une minute.

– Misérable ! s’écria Quentin, nous sommes environnés de trahison ; et partout où il s’en trouve tu dois y avoir part.

– Vous êtes fou, répondit le Maugrabin, je n’ai jamais trahi personne que pour en tirer profit. Pourquoi donc vous trahirais-je, puisque je dois gagner davantage à vous servir qu’à vous trahir ? Écoutez un moment, si cela vous est possible, la voix de la raison, sans quoi ce seront la mort et les ruines qui vous la feront entendre. Les Liégeois se sont soulevés ; Guillaume de la Marck est à leur tête avec sa bande. S’il y avait des moyens de résistance, leur fureur les surmonterait ; mais il n’en existe presque aucun. Si vous voulez sauver la comtesse et conserver vos espérances, suivez-moi, au nom de celle qui vous a envoyé un brillant sur lequel sont gravés trois léopards.

– Montre-moi le chemin ! s’écria Quentin avec vivacité ; à ce nom, je suis prêt à braver tous les dangers.

– De la manière dont je m’y prendrai, dit le Bohémien, nous n’en courrons aucun, s’il vous est possible de ne pas vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. Que vous importe, après tout, que l’évêque, comme on l’appelle, égorge son troupeau, ou que ce soit le troupeau qui égorge son pasteur ? Ha ! ha ! ha ! suivez-moi, mais avec patience et précaution. Ne songez pas à votre courage, et rapportez-vous-en à ma prudence. La dette de ma reconnaissance est payée, et vous avez une comtesse pour épouse. Suivez-moi.

– Je te suis, répondit Quentin en tirant son épée ; mais si j’aperçois en toi le moindre signe de trahison, ta tête et ton corps seront bientôt à trois pas l’un de l’autre.

Sans rien répliquer, le Bohémien, voyant que Durward était armé et équipé, descendit précipitamment l’escalier, et traversa divers passages détournés qui conduisaient dans le jardin. À peine voyait-on une lumière dans cette partie du bâtiment, à peine y entendait-on quelque bruit ; mais dès qu’ils furent dans le jardin, le tumulte se fit entendre dix fois plus violent ; et Quentin distingua même les divers cris de guerre : Liège ! Liège ! Sanglier ! Sanglier ! poussés à haute voix par les assaillans, tandis que les défenseurs du château, attaqués à l’improviste, y répondaient par des cris plus faibles : Notre-Dame pour le prince-évêque !

Mais malgré le caractère martial de Durward, le combat qui se livrait n’était rien pour lui en comparaison du destin d’Isabelle de Croye, qu’il tremblait de voir tomber entre les mains de ce cruel et dissolu partisan qui travaillait en ce moment à forcer les portes du château. Il accepta même l’aide du Bohémien avec moins de répugnance, de même qu’un malade, dans une crise désespérée, se résout à prendre la potion que lui présente un empirique ou un charlatan. Il résolut de se laisser guider entièrement par ses conseils, mais de lui percer le cœur ou de lui abattre la tête au premier soupçon de perfidie. Hayraddin lui-même semblait sentir qu’il courait de grands risques pour sa sûreté ; car dès qu’il fut entré dans le jardin, il perdit son ton de jactance et de sarcasme, et parut avoir fait vœu de se conduire avec modestie, courage et activité.

En arrivant à la porte qui conduisait à l’appartement des deux dames, Hayraddin donna un signal à voix basse, et deux femmes, enveloppées de la tête aux pieds d’une de ces grandes capes de soie noire portées alors par les Flamandes, comme elles le sont encore aujourd’hui, se présentèrent à l’instant même. Quentin offrit son bras à l’une d’elles, qui le saisit en tremblant et avec empressement, et qui s’y appuya tellement que, si elle eût été plus lourde, elle aurait considérablement retardé leur retraite. Le Bohémien, qui conduisait l’autre dame, marcha droit à la poterne qui donnait sur le fossé : près de là était le petit esquif sur lequel Durward, quelques jours auparavant, avait vu Hayraddin lui-même faire sa retraite du château.

Tandis qu’il faisait cette courte traversée, des cris de triomphe semblèrent annoncer que la violence l’emportait, et que le château était pris. Les oreilles de Quentin en furent si désagréablement affectées, qu’il ne put s’empêcher de s’écrier à haute voix : – Sur mon âme ! si tout mon sang n’était pas irrévocablement dévoué à la cause que je sers en ce moment, je volerais sur ces murailles ; je combattrais fidèlement pour ce bon évêque, et je réduirais au silence quelques-uns de ces coquins dont les cris appellent le meurtre et le pillage.

La dame qui s’appuyait sur son bras le pressa légèrement pendant qu’il parlait ainsi, comme pour lui faire entendre qu’elle avait plus de droit que le château de Schonwaldt à compter sur son secours, tandis que le Bohémien s’écria assez haut pour être entendu : – Voilà ce que j’appelle une vraie frénésie chrétienne, vouloir retourner pour se battre, quand l’amour et la fortune ordonnent de fuir le plus vite possible ! En avant ! en avant ! ne perdez pas un instant ! nous avons des chevaux qui nous attendent près de ce bouquet de saules.

– Je n’en vois que deux, dit Quentin qui les aperçut au clair de la lune.

– Je n’aurais pu m’en procurer davantage sans donner des soupçons, répondît le Bohémien. D’ailleurs, c’est autant qu’il nous en faut. Vous vous en servirez, vous deux, pour vous rendre à Tongres, pendant que les routes sont encore sûres. Quant à Marton, elle restera avec les femmes de notre horde, dont elle est une ancienne connaissance. Marton est une fille de notre tribu ; elle n’est restée avec vous que pour nous servir au besoin.

– Marton ! s’écria la dame voilée, qui s’appuyait sur le bras de Durward ; ce n’est donc pas ma parente ?

– Ce n’est que Marton, répondit Hayraddin. Pardonnez-moi cette petite ruse ; je n’ai pas osé enlever deux comtesses à la fois au Sanglier des Ardennes.

– Scélérat, s’écria Quentin. Mais il n’est pas… il ne sera pas trop tard. Je retourne au château, et je sauverai la comtesse Hameline.

– Hameline, lui dit sa compagne d’une voix troublée, est appuyée sur votre bras, et vous remercie de votre secours.

– Ciel ! comment ? que veut dire ceci ? s’écria Quentin en dégageant son bras avec moins de courtoisie qu’il n’en aurait montré en toute autre occasion à une femme de la plus basse condition. C’est donc la comtesse Isabelle qui est restée au château ? Adieu ! adieu !

Comme-il se retournait pour partir, Hayraddin lui saisit le bras. : – Écoutez-moi, lui dit-il, écoutez-moi ! c’est courir à la mort ! Pourquoi diable portiez vous donc les couleurs de la tante ? De ma vie je ne me fierai plus ni au bleu ni au blanc. Mais songez donc qu’elle est presque aussi riche. Elle a des joyaux, de l’or, même des espérances sur le comté.

Tandis que le Bohémien parlait ainsi en phrases entre-coupées, et qu’il cherchait à retenir Durward, celui-ci mit la main sur son poignard afin de se débarrasser.

– Ah ! puisqu’il en est ainsi, dit Hayraddin, cessant de le retenir, partez, et que le diable, s’il y en a un, vous accompagne.

Dès que le jeune Écossais se vit en liberté, il courut vers le château avec la légèreté d’un cerf. Le Bohémien se tourna alors vers la comtesse, qui s’était laissée tomber de crainte, de honte et de désappointement.

– C’est une méprise, lui dit-il ; allons, relevez-vous, et venez avec moi. Avant que le jour vienne, je vous trouverai un meilleur mari que cet enfant à visage efféminé ; et si un ne vous suffit pas, vous en aurez vingt.

La comtesse Hameline avait les passions aussi violentes que son caractère était vain et faible. Comme tant d’autres femmes, elle remplissait passablement les devoirs ordinaires de la vie ; mais dans une crise telle que celle où elle se trouvait, elle était incapable de toute autre chose que de se livrer à d’inutiles lamentations, et d’accuser Hayraddin d’être un imposteur, un vagabond, un brigand, un assassin.

– Dites un Zingaro, dit le Maugrabin, et vous aurez tout dit en un seul mot ?

– Monstre ! s’écria la dame courroucée, vous m’aviez dit que les astres avaient décrété notre union, et vous avez si bien fait que je lui ai écrit… malheureuse que je suis !

– Et il est très-vrai que les astres l’avaient décrétée, répondit le Bohémien, pourvu que les deux parties y eussent consenti. Croyez-vous que les célestes constellations marient les gens contré leur gré ? J’ai été induit en erreur par vos maudites galanteries chrétiennes, vos chiens de rubans, vos sottes couleurs : et le jeune homme, à ce qu’il paraît, préfère l’agneau à la brebis. Voilà tout. Allons, debout, et suivez-moi. Faites attention que les larmes et les évanouissemens n’ont rien qui me plaise.

– Je n’avancerai pas d’un pas, dit la comtesse d’un ton décidé.

– Et moi, je vous dis que vous avancerez ! s’écria Hayraddin. Je vous jure par tout ce que tous les sots de la terre ont cru, que vous avez affaire à un homme qui s’inquiéterait fort peu de vous mettre nue comme la main, de vous lier à un arbre, et de vous y laisser attendre votre bonne aventure.

– Allons, dit Marton, avec votre permission, elle ne sera pas maltraitée. J’ai un couteau aussi-bien que vous ; et je sais m’en servir. C’est une bonne femme, quoique un peu folle. Et vous, madame, levez-vous, et suivez-nous. Il y a eu une méprise ; mais c’est quelque chose que d’avoir sauvé votre vie et vos membres. Il y a bien des gens là-bas, dans ce château, qui donneraient tout ce qu’ils possèdent au monde pour se trouver où nous sommes.

Comme elle finissait de parler, on entendit partir du château de Schonwaldt de nouvelles clameurs parmi lesquelles on pouvait distinguer des acclamations de joie et de victoire, et des cris de désespoir et de terreur.

– Écoutez, dit Hayraddin, et félicitez-vous de ne pas chanter dans ce concert. Fiez-vous à moi ; je vous traiterai honorablement ; les astres ne vous manqueront pas de parole, et vous procureront un bon mari.

Épuisée de fatigue et subjuguée par la terreur, la comtesse Hameline s’abandonna enfin à la conduite de ses deux guides, et se laissa passivement mener où bon leur sembla. Tels étaient même le trouble de son esprit et l’épuisement de ses forces, que le digne couple qui la traînait plutôt qu’il ne la conduisait, put s’entretenir en toute liberté devant elle, sans qu’elle parût comprendre ce qu’elle entendait.

– J’ai toujours regardé votre projet comme une folie, disait Marton. Si vous aviez pu assurer l’union des jeunes gens, à la bonne heure, nous aurions pu compter sur leur reconnaissance, et avoir un pied dans le château. Mais comment pouvez-vous croire qu’un si beau jeune homme voulût épouser cette vieille folle ?

– Rizpah, répondit Hayraddin, vous avez porté un nom chrétien, et vous êtes restée si long-temps sous les tentes de ce peuple insensé, que vous avez fini par partager ses folies. Comment pouvais-je m’imaginer qu’il se serait mis en peine de quelques années de plus ou de moins, quand il trouvait dans ce mariage des avantages si évidens ? Et vous savez qu’il aurait été bien plus difficile de décider à une démarche hasardée cette jeune fille si timide, que cette comtesse que nous portons sur les bras comme un corps mort ou un sac de laine. D’ailleurs j’aimais ce jeune homme, et je voulais lui faire du bien. Le marier à la vieille, c’était faire sa fortune ; lui donner la jeune, c’était lui faire tomber sur le corps Guillaume de la Marck, la Bourgogne, la France, tous ceux qui ont intérêt à disposer de sa main.

Ensuite la fortune de celle-ci consistant principalement en or et en bijoux, nous en aurions eu notre part ; mais la corde de l’arc s’est rompue, et la flèche n’a pu partir. N’en parlons plus ! Nous la conduirons à Guillaume à la longue barbe. Quand il se sera bien gorgé de vin, suivant sa coutume, il ne distinguera pas une vieille comtesse d’une jeune. Allons, Rizpah, du courage ! L’astre Aldébaran répand encore sa brillante influence sur la destinée des enfans du désert.

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