« Les bornes que parfois un trop grand zèle excède,
« On voudrait y rentrer quand le calme succède. »
Anonyme.
Tandis que les trois commissaires se disposaient à quitter la Loge pour s’installer dans l’auberge de la petite ville de Woodstock avec cet appareil bruyant qui accompagne tous les mouvemens des grands, et surtout de ceux qui ne sont pas encore bien familiarisés avec leur grandeur, Éverard eut un entretien avec le ministre presbytérien Holdenough, qui venait de sortir de son appartement, et dont les joues pâles et l’air pensif prouvaient qu’il n’avait point passé la nuit plus agréablement que les autres habitans de la Loge. Le colonel lui ayant proposé de lui faire servir des rafraîchissemens, le ministre lui répondit :
– Je ne prendrai d’autre nourriture aujourd’hui que celle qui nous est indiquée comme suffisant à notre subsistance, puisqu’il nous est promis que notre pain nous sera donné, et que l’eau ne nous manquera point. Non que je pense, comme les papistes, que le jeûne ajoute à ces mérites qui ne sont qu’un amas de vils haillons ; mais je trouve nécessaire que des alimens grossiers ne puissent aujourd’hui répandre un nuage sur mon jugement, et rendre moins pures et moins vives les actions de graces que je dois au ciel pour m’avoir miraculeusement conservé.
– Maître Holdenough, dit Éverard, je vous connais pour un homme aussi intrépide que vertueux, et je vous ai vu hier soir marcher avec courage pour remplir vos devoirs sacrés, quand des soldats, et des soldats qui ont fait leurs preuves paraissaient alarmés.
– Avec trop de courage, – avec trop de témérité, répondit le ministre, dont la hardiesse semblait complètement subjuguée. – Nous sommes des créatures bien faibles, maître Éverard, et notre faiblesse augmente en proportion des forces que nous nous attribuons. Oh ! colonel Éverard, ajouta-t-il après un moment de silence, comme si la confidence qu’il allait faire était en partie involontaire ; – je ne crois pas que je survive à ce que j’ai vu.
– Vous me surprenez, monsieur, dit Éverard. Puis-je vous prier de vous expliquer plus clairement ? J’ai entendu raconter bien des histoires de cette singulière nuit ; moi-même j’ai vu des choses fort étranges, mais j’entendrai avec grand intérêt le récit de ce qui vous est arrivé.
– Vous êtes un homme discret, monsieur, répondit Holdenough ; et quoique je ne voulusse pas que ces hérétiques, ces schismatiques, les Brownistes, les Muggletoniens, les Anabaptistes, et tant d’autres, eussent un sujet de triomphe pareil à celui que leur fournirait ma défaite en cette occasion, néanmoins, comme je vous connais pour un fidèle disciple de notre Église, comme je sais que vous êtes lié à la bonne cause par la grande ligue nationale du Covenant, je puis vous parler à cœur ouvert. Asseyons-nous donc, et permettez-moi de demander un verre d’eau, car j’éprouve encore quelque défaillance de corps, quoique, grace au ciel, je sois en esprit aussi calme et aussi résolu qu’un simple mortel puisse l’être après une telle vision. – On assure, digne colonel, que voir de telles choses est un présage ou une cause de mort prochaine. Si cela est vrai, ce que j’ignore, je quitterai cette vie comme la sentinelle épuisée que son officier vient relever de son poste, et je serai charmé que ces yeux lassés ne voient plus, que ces oreilles fatiguées n’entendent plus tous ces Antinomiens, Pélagiens, Sociniens, Arminiens, Ariens, Nullifidiens, etc., qui se sont répandus dans toute l’Angleterre, comme les reptiles impurs que Dieu envoya dans le palais de Pharaon.
En ce moment un domestique, qui avait été averti, entra avec un verre d’eau qu’il présenta au ministre en le regardant en face d’un air stupéfait, comme s’il eût voulu pénétrer le secret tragique que son front semblait prêt à trahir, et il se retira en secouant la tête avec l’air d’un homme qui est fier d’avoir découvert que tout n’allait pas absolument bien, quoiqu’il lui fût plus difficile de deviner ce qui allait mal.
Le colonel invita le digne ministre à prendre quelque chose de plus restaurant que l’eau pure ; mais il s’y refusa, – Je suis en quelque sorte un champion, lui dit-il, et, quoique j’aie essuyé une défaite dans ma dernière rencontre avec l’ennemi, j’ai encore ma trompette pour sonner l’alarme, et mon glaive pour frapper. C’est pourquoi, de même que les anciens Nazaréens, je ne prendrai rien qui soit sorti de la vigne, et je ne boirai ni vin ni liqueurs fortes jusqu’à ce que mes jours de combat soient passés.
Le colonel Éverard le pressa de nouveau avec une bienveillance respectueuse de lui faire part des événemens qui lui étaient arrivés la nuit précédente, et le bon ministre lui en fit le récit, comme on va le voir, avec cette légère teinte de vanité caractéristique qui venait naturellement du rôle qu’il avait joué dans le monde et de l’influence qu’il avait exercée sur l’esprit des autres.
– J’étais dans ma jeunesse à l’université de Cambridge, dit-il, et je m’y étais lié d’une amitié intime avec un de mes compagnons, peut-être parce que nous passions, – quoique ce soit vanité d’en parler, – pour les deux écoliers de notre collège qui donnaient les plus belles espérances, et que nous marchions d’un pas si égal qu’il eût été difficile de dire lequel avait fait le plus de progrès : seulement notre professeur, maître Purefoy, avait coutume de dire que, si mon camarade l’emportait sur moi par les dons intellectuels, j’avais l’avantage sur lui dans ceux de la grace ; car il s’attachait à l’étude profane des auteurs classiques, toujours peu profitable, souvent impure et quelquefois impie, et le ciel m’avait accordé assez de lumière pour que je m’occupasse principalement des langues sacrées.
Nous différions aussi d’opinions relativement à l’Église d’Angleterre ; car il maintenait les opinions des Arméniens, comme Laud et comme ceux qui voudraient faire un mélange profane des établissemens civils et religieux, et rendre l’Église dépendante du souffle d’un homme terrestre. En un mot, il favorisait l’épiscopat tant dans les dogmes que dans les formes, et, quoique nous nous soyons séparés les larmes aux yeux et en nous embrassant, ce fut pour suivre une carrière bien différente. Il obtint un bénéfice, et devint un grand controversiste en faveur des évêques et de la cour. De mon côté, comme vous le savez, je taillai mon humble plume pour prendre, aussi bien que je le pouvais, la défense des malheureux opprimés dont la conscience scrupuleuse rejetait des rites et des cérémonies qui conviennent mieux aux papistes qu’à une Église réformée, et qui, d’après la politique aveugle de la cour, étaient soutenues par des peines et des châtimens. – Vint alors la guerre civile ; et moi, obéissant à l’appel de ma conscience, et ne craignant ni ne prévoyant les malheureuses conséquences qui sont arrivées par suite de l’insurrection de ces Indépendans, je consentis à prêter mon appui et ma coopération au grand ouvrage, et je devins chapelain du régiment du colonel Harrison. – Non que j’aie combattu avec des armes charnelles sur le champ de bataille, – que Dieu préserve d’une telle conduite un ministre de ses autels ! – mais je prêchais, j’exhortais, je remplissais même au besoin les fonctions de chirurgien, et je cherchais à guérir les plaies du corps comme celles de l’ame. – Vers la fin de la guerre il arriva qu’un parti de malveillans s’était emparé d’un château fort dans le comté de Shrewsbury, situé sur une petite île dans un lac, et où l’on ne pouvait arriver que par une chaussée fort étroite. De là ils faisaient des incursions dans tous les environs qu’ils ravageaient, de sorte qu’il était grand temps d’y mettre ordre, et l’on fit partir un détachement de notre régiment pour les réduire. Je fus requis de les accompagner, car ils étaient en petit nombre pour prendre une place si forte ; et le colonel jugea que mes exhortations leur inspireraient du courage. Ainsi donc, contre mon usage, je les suivis jusque sur le champ de bataille, et l’on combattit courageusement des deux côtés. Cependant les malveillans, grâce à l’artillerie placée sur leurs murailles, avaient l’avantage sur nous. Après avoir enfoncé leurs portes à coups de canon, le colonel Harrison ordonna à ses soldats d’avancer sur la chaussée pour emporter la place d’assaut. Nos troupes obéirent en bon ordre et bravement ; mais, criblées de tous côtés par le feu des ennemis, le désordre se mit parmi elles, et elles se retirèrent avec grande perte ; Harrison combattait avec vaillance à l’arrière-garde pour couvrir leur retraite, tandis que l’ennemi, qui avait fait une sortie, les poursuivait l’épée dans les reins.
Maintenant, colonel Éverard, je dois vous dire que mon caractère est naturellement vif et impétueux, quoique des instructions plus parfaites que celles de l’ancienne loi m’aient rendu calme et patient comme vous me voyez. Je ne pus supporter la vue de nos Israélites fuyant devant les Philistins. Je m’élançai sur la chaussée, ma Bible dans une main, dans l’autre une hallebarde que j’avais ramassée ; et, me présentant devant les fuyards, je les fis retourner sur leurs pas, en les menaçant de percer le premier qui continuerait à fuir, leur montrant en même temps un prêtre en soutane qui était parmi les malveillans, et en leur demandant s’ils n’écouteraient pas la voix d’un vrai serviteur du ciel comme les incirconcis écoutaient celle d’un prêtre de Baal. Ma voix et quelques coups triomphèrent ; nos soldats firent volte-face, et criant : – Périssent Baal et ses adorateurs ! ils chargèrent les malveillans avec tant d’impétuosité que non-seulement ils les repoussèrent dans le château, mais qu’ils y entrèrent avec eux.
Je les y suivis aussi, parce que la foule m’entraînait, et aussi pour engager nos soldats furieux à faire quartier aux vaincus ; car mon cœur saignait en voyant des chrétiens, des Anglais égorgés comme des chiens enragés dans la rue. De cette manière, les soldats combattant et tuant, et moi leur criant de montrer de la merci, nous gagnâmes le toit du bâtiment, qui était une plate-forme couverte en plomb, où ceux des Cavaliers qui avaient échappé au massacre s’étaient retirés comme dans une tour de refuge. J’avais été moi-même presque porté tout le long de l’escalier tournant par nos soldats, qui s’y précipitaient comme des chiens de chasse acharnés sur leur proie ; et quand j’arrivai sur la plate-forme, je me trouvai au milieu d’une scène d’horreur.
On voyait les défenseurs du château, épars de différens côtés, les uns résistant avec la fureur du désespoir, les autres se jetant à genoux et demandant la vie avec un accent dont le souvenir seul me fend le cœur. Quelques-uns imploraient la merci du ciel, et il était temps, car l’homme n’en avait plus. Ils étaient mutilés à coups d’épée, assommés à coups de crosse de fusil, ou précipités dans le lac, et les clameurs sauvages des vainqueurs, mêlées aux gémissemens, aux plaintes et aux cris des vaincus, produisaient un tumulte si horrible que la mort seule pourra l’effacer de ma mémoire. Et les hommes qui faisaient une si cruelle boucherie de leurs semblables n’étaient ni des païens venus des contrées sauvages et éloignées, ni des scélérats, l’écume et le rebut de leur propre pays ; c’étaient, quand ils étaient de sang-froid, des êtres raisonnables, religieux même, et jouissant d’une bonne réputation en ce qui concerne les choses de ce monde-ci et de l’autre. Ah ! colonel Éverard ! on doit redouter et éviter votre métier de la guerre, puisqu’il peut métamorphoser de pareils hommes en loups à l’égard de leur prochain.
– C’est une cruelle nécessité ; dit Éverard en baissant les yeux, et c’est la seule justification qu’il soit possible d’alléguer. Mais continuez, maître Holdenough ; jusqu’à présent je ne vois pas trop quel rapport peut avoir avec ce qui s’est passé la nuit dernière la prise d’assaut d’un château-fort, incident qui n’a eu lieu que trop souvent pendant la guerre civile.
– Vous le verrez dans un instant, répondit le ministre, et il garda le silence une minute ou deux comme pour tâcher de se calmer avant de reprendre le fil d’un douloureux récit. – Au milieu de ce tumulte infernal, dit-il enfin, car rien sur la terre ne peut donner une idée de l’enfer comme de voir des hommes s’abandonner ainsi à un ressentiment mortel contre leurs semblables, je revis le même prêtre que j’avais aperçu quand j’étais sur la chaussée. Il était pressé dans un coin par les assaillans avec deux ou trois autres malveillans qui se défendaient en hommes à qui il ne restait plus aucun espoir. Je le vis, je le reconnus, oh, colonel ! Éverard ! – En disant ces mots, Holdenough pressa le bras d’Éverard de la main gauche, appuya la droite sur ses yeux et son front, et sanglota quelques instans.
– C’était votre compagnon de collège ? dit le colonel, prévoyant la catastrophe.
– Oui, c’était mon ancien ami, mon unique ami, celui avec qui j’avais passé les jours heureux de ma jeunesse. Je voulus fendre la foule qui m’en séparait, courir à lui, demander sa vie à genoux ; mais j’avais perdu l’usage des membres et de la voix. Tous mes efforts ne purent aboutir qu’à pousser un cri lamentable, pendant qu’on répétait de toutes parts : – Périsse le prêtre de Baal ! Mort à Mathan ! Massacrez-le quand il serait sur les marches de l’autel ! Prêt à être précipité dans le lac, je le vis s’accrocher à un de ces tuyaux avancés destinés à l’écoulement des eaux de la pluie ; mais on le frappa sur les bras et les mains. J’entendis le bruit de sa chute dans le lac. Excusez-moi, je ne puis continuer.
– Il est possible qu’il se soit échappé.
– Oh, non, non ! – la tour avait quatre étages de hauteur, et ceux même qui s’étaient jetés dans le lac par des fenêtres moins élevées, dans l’espoir de se sauver à la nage, ne purent y réussir. Des soldats à cheval, non moins altérés de sang que ceux qui avaient pris le château, couraient le long des rives, faisaient feu sur ceux qu’ils voyaient nager, ou les taillaient en pièces dès qu’ils gagnaient le rivage. Tous périrent jusqu’au dernier. – Oh ! puisse le sang répandu dans cette journée ne jamais lever la voix au ciel ! – Puisse la terre l’avoir absorbé dans ses profondeurs ! – Puisse-t-il rester à jamais mêlé avec les eaux noires du lac, afin qu’il ne crie jamais vengeance contre ceux dont la colère fut si cruelle et la main si implacable ! – et surtout puisse l’homme égaré qui se présenta au milieu de nos soldats, et dont la voix les encouragea à ces actes de cruauté, recevoir un jour son pardon ! Ô Albany ! – ô mon frère ! – j’ai versé des larmes pour toi, comme David pour Jonathas !
Le digne ministre continuait à sangloter ; et Éverard, prenant sincèrement part à sa douleur, résolut d’attendre pour le prier de satisfaire sa curiosité qu’il eût pu se rendre maître d’une émotion d’autant plus violente que c’était un torrent qui avait brisé toutes ses digues ; le caractère sévère et les habitudes ascétiques du presbytérien ne l’avaient pas accoutumé à céder à des sentimens trop passionnés. De grosses larmes coulaient sur les traits agités de son visage. Il prit la main d’Éverard, comme pour le remercier de la compassion qu’il lui montrait, la serra avant de la laisser aller ; et, s’essuyant les yeux, il reprit la parole d’un ton plus calme :
– Pardonnez-moi une émotion causée par les passions humaines, lui dit-il ; je sens qu’il ne convient guère à un homme qui porte mon habit, qui devrait distribuer des consolations aux autres, de s’abandonner à un excès de chagrin qui est du moins une faiblesse, si ce n’est pas un péché. Car que sommes-nous pour que nous pleurions et que nous murmurions de ce qui est permis par le ciel ? – Mais Albany était pour moi comme un frère, – j’avais passé dans sa compagnie les plus heureux jours de ma vie, avant de m’être senti appelé à de nouveaux devoirs par les troubles du pays. – Hélas ! je dois abréger le reste de mon histoire ; – Et, rapprochant sa chaise de celle d’Éverard, il lui dit d’un ton grave et mystérieux : et presque à voix basse : – Je l’ai vu la nuit dernière.
– Vous l’avez vu ! – qui ? demanda Éverard. Ce ne peut être celui…
– Celui dont j’ai vu la mort si déplorable. – Mon ancien ami de collège, – Joseph Albany.
– Maître Holdenough, votre habit et votre caractère ne vous permettent pas de plaisanter sur un sujet si grave.
– De plaisanter ! – je plaisanterais aussi aisément sur mon lit de mort, – même sur la Bible.
– En ce cas, vous vous êtes trompé. Cette histoire tragique doit se représenter souvent à votre esprit, et dans un moment où l’imagination l’emportait sur le témoignage des sens, elle vous aura égaré par des apparences trompeuses. Quand l’esprit s’attend à voir quelque chose de surnaturel, il arrive souvent que des chimères en prennent la place, et la tête est alors trop exaltée pour que l’illusion puisse se dissiper.
– Colonel Éverard, dit Holdenough avec gravité, je ne dois craindre la face de personne en m’acquittant de mon devoir, et c’est pourquoi je vous dis clairement, comme je l’ai déjà fait avec plus de retenue, que, lorsque vous employez vos connaissances mondaines pour juger de pareilles choses, et approfondir les mystères d’un autre monde, comme il n’est que trop dans votre caractère de le faire, autant vaudrait vouloir mesurer les eaux de l’Isis dans le creux de votre main. Vous êtes dans l’erreur à cet égard, mon cher monsieur, et vous fournissez aux malintentionnés un prétexte pour confondre votre nom honorable avec ceux des défenseurs des sorcières, des esprits forts, des athées, en un mot des gens comme ce Bletson, qui, si la discipline de l’Église était maintenue telle qu’elle était au commencement de cette grande lutte, aurait été depuis long-temps rejeté de son sein et abandonné à la puissance séculière, pour que le châtiment de sa chair pût sauver son ame, s’il est possible.
– Vous vous méprenez, maître Holdenough ; je ne nie pas l’existence des apparitions surnaturelles, parce que je ne puis ni n’ose opposer mon opinion et élever ma voix contre le témoignage des siècles, fortifié par la croyance de gens instruits comme vous. Mais, quoique j’en admette la possibilité, je dois dire que je n’en ai jamais entendu citer un exemple arrivé de nos jours, et appuyé de telles preuves qu’il fût impossible de ne pas l’attribuer à des causes surnaturelles.
– Écoutez donc ce que j’ai à vous dire, sur la parole d’un homme, d’un chrétien, et ce qui est encore plus, d’un serviteur de notre sainte Église presbytérienne, et d’un Ancien de cette même Église, tout indigne que je suis d’annoncer la vérité parmi les chrétiens. – J’avais pris mon poste hier soir dans mon appartement à demi meublé, où se trouve un grand miroir, dans lequel Goliath aurait pu s’admirer, lorsqu’il était couvert de la tête aux pieds de son armure d’airain. J’en avais fait choix, parce qu’on m’avait dit que c’était la chambre habitable la plus voisine de la galerie, dans laquelle vous avez été vous-même attaqué cette soirée par le malin esprit. – Ce fait est-il vrai ?
– J’y ai été attaqué par quelqu’un qui certainement n’avait pas de bonnes intentions. En nous arrêtant là, votre information est correcte.
– Hé bien, je choisis mon poste aussi près de cette galerie qu’il me fut possible, comme un général intrépide place son camp et élève ses retranchemens aussi près qu’il peut de la ville qu’il assiège. Et bien certainement, colonel Éverard, si j’éprouvai quelque sensation de crainte, – car Elie lui-même et les prophètes qui commandaient aux éléments partageaient la fragilité de notre nature, et à plus forte raison un pauvre pécheur comme moi n’en peut-il être exempt ; cependant mon courage me soutenait, et l’espoir ne me manquait pas ; je songeais aux textes dont je pouvais me servir, non pas comme de charme et de talismans, ainsi que les emploient les aveugles papistes, avec des signes de croix et d’autres cérémonies futiles, mais comme nourrissant et fortifiant cette confiance dans les saintes promesses qui est le véritable bouclier de foi, pour émousser les traits de Satan. Ainsi armé et préparé, je m’assis et m’occupai à lire et à écrire, afin d’empêcher mon imagination de se livrer à des écarts et d’engendrer des craintes puériles. J’écrivis donc méthodiquement ce qui me parut convenir au moment, et quelques ames affamées pourront peut-être encore profiter de la nourriture spirituelle que je leur ai apprêtée ainsi.
– C’était agir avec autant de sagesse que de religion, monsieur. Continuez, je vous prie.
– Au bout de trois heures environ une sorte de frémissement étrange s’empara de mes sens. Ce vieil appartement me parut devenir plus grand, plus sombre, et l’air de la nuit me sembla plus glacial. Je ne sais si c’était parce que le feu commençait à s’éteindre, ou parce que avant les événemens comme celui qui allait arriver il y a toujours un souffle et une atmosphère de terreur, comme Job dit dans un passage bien connu. – La crainte et le saisissement s’emparèrent de moi, et firent trembler mes os ! – Il est certain que les oreilles me tintaient, et que j’avais des vertiges : j’étais comme ceux qui crient au secours quand ils ne courent aucun danger, comme ceux qui fuient quand personne ne les poursuit. Ce fut alors que quelque chose sembla passer derrière moi, et réfléchit son image sur le grand miroir devant lequel j’avais placé la table sur laquelle j’écrivais : la lumière était en face du miroir. Je levai les yeux sur la glace, j’y vis distinctement la figure d’un homme, et, aussi vrai qu’il l’est que ces paroles sortent de ma bouche, c’était Joseph Albany le compagnon de ma jeunesse, celui que j’avais vu précipiter dans le lac, du haut de la grande tour du château de Glidesthrough.
– Et que fîtes-vous ?
– Je me rappelai sur-le-champ que le philosophe stoïcien Athénodore s’était délivré des horreurs d’une telle vision en continuant le travail dont il était occupé, et mon esprit me suggéra en même temps que, moi prédicateur du christianisme, et chargé d’en expliquer les mystères, j’avais bien moins de raisons de crainte, et bien plus de moyens de bien employer mes pensées qu’un païen que sa sagesse même aveuglait. Ainsi donc, sans montrer aucune alarme, sans même tourner la tête, je continuai à écrire, mais j’avoue que mon cœur battait, et que ma main tremblait.
– Si vous pouviez écrire un seul mot, ayant l’esprit frappé d’une telle impression, vous avez assez d’intrépidité et de résolution pour figurer au premier rang de l’armée anglaise.
– Notre courage ne nous appartient pas, colonel, et nous ne devons pas nous en vanter comme s’il venait de nous. – Mais quand vous parlez de cette étrange vision comme d’un effet produit par l’imagination, et non d’une réalité qui a frappé mes sens, permettez-moi de vous dire que votre sagesse mondaine n’est que folie touchant les choses qui ne sont pas de ce monde.
– Avez-vous jeté un second coup d’œil sur la glace ?
– Oui, après avoir copié le texte consolant, – Tu fouleras Satan sous tes pieds.
– Et que vîtes-vous alors ?
– Je vis s’y réfléchir l’image de Joseph Albany comme s’il eût passé doucement derrière ma chaise ; ayant les mêmes traits que je lui avais connus dans sa jeunesse, si ce n’est qu’il annonçait un âge plus avancé et qu’il était fort pâle.
– Et que fîtes-vous ensuite ?
– Pour cette fois, je me retournai, et je vis très-distinctement la figure qui s’était réfléchie sur la surface du miroir s’avancer vers la porte d’un pas qui n’était ni lent ni précipité, mais ferme, et qui semblait glisser plutôt que marcher. Quand elle fut près de la porte, elle se tourna vers moi et me montra encore les traits pâles d’Albany ; mais cette figure disparut-elle par la porte ou de quelque autre manière ? c’est ce que je ne pourrais dire, car j’ai inutilement mis ma mémoire à contribution pour me le rappeler, et je crois même que j’avais l’esprit trop agité pour le remarquer.
– C’est une vision fort étrange, maître Holdenough ; et étant attestée par un homme comme vous, il est impossible d’en révoquer en doute la vérité. Cependant, si quelque être venant d’un autre monde s’est montré à vous, comme vous le pensez, ce dont je ne conteste pas la possibilité, soyez assuré qu’il existe aussi des gens malintentionnés qui prennent une part active à toutes ces intrigues. J’ai eu moi-même ici quelques rencontres avec des êtres très-corporels, doués de bras robustes, et qui portaient certainement des armes de ce monde.
– Sans contredit, sans contredit, digne colonel ; Belzébut aime à faire charger par son infanterie et par sa cavalerie mêlées ensemble, comme c’était l’usage de l’ancien général écossais David Leslie. Belzébut a des diables incarnés comme des diables sans corps, et il emploie les uns à soutenir les autres.
– Cela peut être comme vous le dites, maître Holdenough ; mais que me conseillez-vous en ce cas ?
– Il faut d’abord que je me consulte avec mes frères. S’il reste seulement dans nos environs cinq ministres de la véritable Église, nous chargerons Satan en corps, et vous verrez si nous n’aurons pas le pouvoir de lui résister jusqu’à ce que nous l’ayons mis en fuite. Mais à défaut de cette levée de boucliers spirituels contre de semblables ennemis, étrangers à la terre que nous habitons, mon avis serait que ce château dévoué aux abominations de la sorcellerie, cet antre souillé jadis par la tyrannie et la prostitution, soit entièrement livré aux flammes, de peur que Satan trouvant un quartier-général qui lui convient si bien, ne s’y établisse comme dans sa place forte, d’où il ferait des sorties contre tous les environs. Certainement je ne conseillerais à aucun chrétien d’habiter cette demeure ; et si elle était abandonnée et déserte, elle deviendrait un séjour où les sorciers s’assembleraient pour préparer leurs maléfices ; où les sorcières tiendraient leur sabbat ; où se réuniraient ceux qui, comme Démas, courent après les richesses du monde, et cherchent l’or et l’argent par des charmes et des talismans, à la perte éternelle de leurs ames. Croyez-moi donc : le plus sage est de l’abattre, de la démolir, de n’y pas laisser pierre sur pierre.
– Je réponds à cela, mon digne ami, que la chose est impossible ; car le lord général a permis que le frère de ma mère, sir Henry Lee, revienne habiter avec sa famille le château où demeuraient ses pères, et qui est le seul abri qu’il puisse trouver pour couvrir ses cheveux blancs.
– Et cela s’est fait de votre avis, Markham Éverard ? dit le ministre d’un ton sévère.
– Oui certainement. Pourquoi n’aurais-je pas fait usage de mon crédit pour obtenir un lieu de refuge pour mon oncle ?
– Aussi vrai que vous avez une ame, je n’aurais pas cru ces paroles, si elles fussent sorties de la bouche d’un autre. – Dites-moi, n’est-ce pas ce même Henry Lee qui, à l’aide de ses cotes de buffle et de ses pourpoints verts, fit mettre à exécution l’ordre donné par un laïque papiste de placer l’autel à l’extrémité orientale de l’église de Woodstock, et qui jura par sa barbe qu’il ferait pendre dans la grande rue de cette ville quiconque refuserait de boire à la santé du roi ? Sa main n’est-elle pas teintée du sang des saints ? – Y a-t-il eu dans toute l’armée des Cavaliers un homme qui ait combattu avec un zèle plus fier et plus infatigable pour l’épiscopat et la prérogative royale.
– Tout cela peut être comme vous le dites, maître Holdenough ; mais à présent mon oncle est un faible vieillard : il lui reste à peine un soldat à commander ; et sa fille est un être que l’homme le plus dur ne pourrait regarder sans pleurer de compassion ; un être qui…
– Un être qui est plus cher à Éverard que sa bonne renommée, que sa fidélité à ses amis, que ses devoirs envers le ciel. – Ce n’est pas le moment d’enduire ses lèvres de miel pour parler. – Vous marchez sur un chemin bien dangereux, Markham Éverard : – vous cherchez à relever le chandelier papiste que le ciel a renversé dans sa justice, – à ramener dans ce château de sorcellerie ces mêmes pécheurs qui sont ensorcelés comme lui. Je ne souffrirai pas que le pays soit infecté de leur présence. – Ils ne rentreront point ici.
Holdenough prononça ces mots avec véhémence en frappant la terre de sa canne, et le colonel, fort mécontent, commença à son tour à s’exprimer lui-même avec hauteur.
– Maître Holdenough, dit-il, avant de parler si péremptoirement, vous feriez bien d’examiner quels moyens vous avez pour exécuter vos menaces.
– N’ai-je pas reçu le pouvoir de lier et de délier ?
– C’est un pouvoir qui ne vous servira guère, si ce n’est sur ceux qui sont membres de votre Église, dit Éverard d’un ton presque méprisant.
– Prenez garde, prenez garde ! s’écria le ministre, qui, quoique excellent homme, était quelquefois irritable, comme nous l’avons vu dans une autre occasion ; ne m’insultez-pas ! – Honorez le messager, par respect pour celui dont il porte le message. – Ne me bravez pas ; je suis tenu de faire mon devoir, dussé-je déplaire à mon frère jumeau.
– Je ne vois pas ce que votre devoir peut avoir à faire-ici, dit le colonel avec froideur ; et je vous conseille, de mon côté, de ne pas en excéder les bornes en vous mêlant de ce qui ne vous concerne nullement.
– Très-bien ! – vous me regardez déjà comme aussi soumis qu’un de vos grenadiers, répliqua le ministre, dont l’indignation faisait frémir tous les membres et dresser les cheveux. Mais apprenez, monsieur, que je ne suis pas aussi dépourvu de pouvoir qu’il vous plaît de le supposer. – J’exhorterai tous les vrais chrétiens de Woodstock à se ceindre les reins, à résister à la restauration de l’épiscopat, de l’oppression et de la malveillance dans ces environs. – J’exciterai le courroux du juste contre l’oppresseur, – contre l’Ismaélite, – contre l’Edomite, contre sa race, contre tous ceux qui le soutiennent et l’encouragent à relever la tête. – J’appellerai à haute voix, sans épargner ma poitrine, je susciterai tous ceux chez qui l’amour divin s’est refroidi, et même la multitude, qui est indifférente à tout. Il se trouvera des gens qui m’entendront ; alors je prendrai la verge de Joseph, qui était entre les mains d’Éphraïm, je viendrai purger cette maison des sorciers et des sorcières, des démons et des esprits, et je m’écrierai ; Voulez-vous plaider pour Baal ? voulez-vous servir Baal ? – Non ! – Périssent les prophètes de Baal ! – Que pas un seul ne vous échappe !
– Maître Holdenough, s’écria le colonel avec impatience, d’après l’histoire que vous m’avez racontée, vous avez déjà prêché sur ce texte une fois de trop.
Ces mots étaient à peine prononcés que le ministre se frappa le front de la main avec force, et tomba sur une chaise aussi subitement et sans plus de résistance que si le colonel lui eût envoyé dans la tête une balle de pistolet. Regrettant aussitôt le reproche qui lui était échappé dans un moment de vivacité, Éverard s’empressa de lui en faire ses excuses, et il eut recours à tous les moyens de conciliation qui se présentèrent à son esprit.
Mais le vieillard était trop profondément affecté. Il refusa de lui toucher la main, il refusa de l’écouter, et se levant tout à coup, il lui dit avec force : – Vous avez abusé de ma confiance, monsieur ; vous en avez abusé bassement pour me faire un reproche que vous n’auriez osé m’adresser si j’eusse été un homme d’épée. – Jouissez, monsieur, du triomphe glorieux que vous avez remporté sur un vieillard, sur un ancien ami de votre père, rouvrez la blessure que mon imprudente confiance vous a montrée.
– Mon digne et excellent ami, dit le colonel, écoutez…
– Ami ! s’écria le vieillard en tressaillant : – nous sommes ennemis, monsieur, – ennemis dès à présent et pour toujours.
À ces mots, se détournant du colonel, il sortit de la chambre d’un pas précipité, suivant sa coutume quand il cédait à son humeur irritable, et qui annonçait certainement plus de colère que de dignité, murmurant encore quelques paroles entre ses dents, comme pour entretenir le feu de son ressentiment par ses commentaires sur l’insulte qu’il avait reçue.
– À merveille ! dit le colonel Éverard ; il n’y avait pas déjà assez de dissensions entre mon oncle et les habitans de Woodstock ; il a fallu que je sème de nouveaux germes de zizanie en échauffant la bile de ce vieillard irritable, quoique je n’ignorasse pas ses idées arrêtées sur le gouvernement de l’Église, et ses préjugés contre tous ceux qui ne professent pas ses principes religieux ! – La canaille de Woodstock se soulèvera infailliblement. Maître Holdenough n’y trouverait pas vingt personnes disposées à le seconder dans un projet honnête et raisonnable ; mais qu’il crie incendie et destruction, et je garantis qu’il aura une suite nombreuse, – Et mon oncle n’est pas moins vif et moins opiniâtre. Pour tous les domaines qu’il a jamais possédés, il ne voudrait pas qu’une vingtaine de soldats fussent placés chez lui pour le défendre ; et, s’il y reste seul avec Jocelin, il n’en fera pas moins feu sur ceux qui pourront se présenter pour attaquer la Loge, comme s’il était à la tête d’une garnison de cent hommes. Et que peut-on attendre d’une pareille conduite, si ce n’est l’effusion du sang et des dangers de toute espèce ?
La suite de ces idées fâcheuses fut interrompue par le retour d’Holdenough, qui entra dans l’appartement du même pas qu’il en était sorti, courut en droite ligne vers le colonel, et lui dit : – Prenez ma main, Markham ; – prenez-la sur-le-champ, car le vieil Adam me dit tout bas au fond du cœur que c’est une honte de la tenir tendue si longtemps.
– Je la reçois de tout mon cœur, mon vénérable ami, répondit Éverard ; et je me flatte que vous me l’offrez en signe de renouvellement d’amitié !
– Certainement, très-certainement, dit le ministre en lui serrant la main. – Les paroles que vous m’avez adressées étaient dures, j’en conviens, mais vous m’avez dit la vérité à propos ; et quoique ce fût avec sévérité, je crois que votre intention était bonne et louable. – Je me rendrais véritablement coupable de péché si mon impétuosité me portait à provoquer quelque acte de violence quand j’ai présent à la mémoire le cruel événement que vous m’avez reproché avec…
– Pardon, mon cher Holdenough, pardon ! j’ai parlé avec trop de précipitation. Je n’avais nul dessein de vous faire sérieusement un reproche.
– Paix, je vous en prie, paix ! – je dis que le reproche que vous m’avez fait très-justement, quoiqu’il ait soulevé le levain du vieil homme, le tentateur étant toujours aux aguets pour nous tendre des pièges, – au lieu d’exciter ma colère, devait vous valoir mes remerciemens, car c’est en faisant de pareilles blessures qu’un ami prouve qu’il est fidèle. Et sûrement moi qui, par une malheureuse exhortation à un combat sanguinaire, ai envoyé tant de vivans parmi les morts, et peut-être même, comme je le crains, rappelé les morts parmi les vivans, je ne dois maintenant plus songer qu’à entretenir l’union, la paix et la concorde, pour laisser le soin du châtiment au grand Être dont les lois sont méconnues, et la vengeance à celui qui a dit qu’il se la réservait.
Il y avait dans le visage du vieillard un air d’humilité sincère : le colonel Éverard, qui connaissait le côté faible du digne ministre, ses vieux préjugés sur la dignité de son ministère, et ses idées exclusives sur tout ce qui tenait à ses principes religieux, enfin le sentiment de son importance qu’il avait eu besoin de surmonter avant d’arriver à ce ton de candeur et d’humilité, se hâta de lui exprimer l’admiration que lui inspirait sa charité, en se reprochant à lui-même de l’avoir blessé si cruellement.
– N’y pensez plus, excellent jeune homme, n’y pensez plus, dit Holdenough ; nous avons erré l’un et l’autre, – moi en souffrant que le zèle l’emportât sur la charité, – vous peut-être en poussant un peu trop rudement un vieillard encore vif, qui venait de déposer toutes ses souffrances dans le sein de l’amitié. N’en parlons plus. Que vos amis, s’ils n’en sont pas détournés par tout ce qui s’est passé dans cette Loge de Woodstock, reviennent y fixer leur demeure aussitôt que bon leur semblera. S’ils peuvent se protéger eux-mêmes contre les puissances de l’air, croyez que tous mes efforts tendront à empêcher qu’ils ne soient troublés par leurs voisins terrestres. Et soyez assuré, mon cher monsieur, que ma voix a encore quelque crédit sur le digne maire, sur les honnêtes aldermen et sur les principaux habitans de cette ville, quoique les classes inférieures se laissent entraîner par le premier vent de chaque doctrine. – Soyez également persuadé, colonel, que si le frère de votre mère ou quelqu’un de la famille reconnaissait qu’il avait pris un mauvais parti en rentrant dans cette malheureuse et profane maison, ou que sa conscience éprouvât quelques inquiétudes qui lui fissent désirer des consolations spirituelles, le vieux Holdenough sera à ses ordres la nuit aussi bien que le jour, comme si ce pécheur repentant eût été élevé dans le sein de l’Église dont je suis un ministre indigne ; ni la crainte des apparitions effrayantes qui peuvent avoir lieu dans ces murs, ni la connaissance que j’ai de l’état d’aveuglement de ceux qui professent les principes des épiscopaux, ne m’empêcheront jamais de faire tout ce que mes faibles moyens pourront me permettre pour leur protection et leur édification.
– Je suis très-reconnaissant de toutes vos bontés, maître Holdenough, répondit le colonel Éverard ; mais je ne crois pas probable que mon oncle vous donne beaucoup d’embarras sous l’un ou l’autre rapport. Il est habitué à se protéger lui-même contre les dangers temporels ; et quant à ce qui concerne le spirituel, il met sa confiance dans ses prières et dans celles de l’Église dont il est membre.
– J’espère que je ne me suis pas rendu coupable de présomption en offrant mes secours spirituels, dit le ministre un peu piqué de l’espèce de refus qu’il venait d’essuyer ; si cela est, je vous en demande pardon, très-humblement pardon ; je ne voudrais point passer pour présomptueux.
Le colonel se hâta d’apaiser la nouvelle alarme que prenait le ministre, toujours vigilant et inquiet sur ce qui pouvait diminuer son importance : c’était le seul défaut de ce digne homme, joint à ceux d’un caractère violent qu’il ne pouvait toujours maîtriser.
Ils étaient donc amis comme auparavant lorsque Wildrake revint de la chaumière de Jocelin, et informa Éverard à voix basse qu’il avait réussi dans sa mission. Le colonel se tourna alors vers le ministre, l’informa que, les commissaires ayant déjà quitté la Loge et son oncle sir Henry Lee se proposant d’y rentrer vers midi, il partirait avec lui, s’il le trouvait à propos, pour se rendre à Woodstock.
– Ne resterez-vous pas, dit Holdenough avec un ton de voix qui annonçait quelque appréhension, pour féliciter vos parens sur leur retour dans leur domicile ?
– Non, mon digne ami, répondit le colonel Éverard. Le parti que j’ai embrassé dans nos malheureuses divisions, peut-être aussi la différence de nos principes politiques et de notre religion, ont inspiré à mon oncle, tant de préventions contre moi, qu’il faut que je sois pendant quelque temps comme étranger à sa maison et à sa famille.
– Véritablement ! s’écria le ministre, – J’en suis charmé, – charmé de tout mon cœur et de toute mon ame. – Excusez ma franchise ; – j’avais pensé – peu importe ce que j’avais pensé. – Je ne voudrais pas vous offenser de nouveau ; – cependant, quoique la jeune personne ait des traits agréables ; quoique le vieillard soit, comme tout le monde dit, un homme sans reproche, en ce qui concerne les choses de ce monde ; – mais je vois que je vous afflige ; je ne vous dirai plus rien, à moins que vous ne désiriez recevoir les avis d’un homme sincère et sans préjugés, auquel cas les miens sont à votre service ; mais je n’aurai pas la présomption de vous les offrir sans cela. – Hé bien ! partons-nous ensemble pour Woodstock ? – La solitude agréable de la forêt nous disposera peut-être à nous ouvrir nos cœurs l’un à l’autre.
Ils partirent à pied ; et, quoiqu’ils parlassent de différents objets, chemin faisant, le colonel, à la grande surprise de maître Holdenough, ne lui demanda pas ses avis spirituels sur le sujet de son amour pour sa belle cousine. Il est vrai que, de son côté et contre l’attente du jeune militaire, le ministre tint religieusement sa parole ; et, pour nous servir de son expression, il n’eut pas la présomption d’offrir, sur un point si délicat, des conseils qu’on ne lui demandait pas.