« Les voilà donc parties !
« Mais nous placerons-nous où siégeaient ces harpies
« Sans avoir avec soin purifié ces murs,
« Souillés par le contact de ces oiseaux impurs ?
Agamemnon.
Le succès obtenu par Wildrake dans son ambassade était principalement dû à la médiation du ministre que nous avons vu remplir les fonctions de chapelain dans la famille de sir Henry Lee, sur l’esprit duquel il exerçait une influence due à plusieurs causes.
Quelques instans avant midi, sir Henry Lee, avec sa suite peu nombreuse, se remit sans obstacle en possession des appartemens qu’il occupait précédemment dans la Loge ; et Jocelin Joliffe, Phœbé et la vieille Jeanne réparèrent de concert le désordre qu’avaient jeté partout les intrus qui venaient de partir.
Comme toutes les personnes de qualité de cette époque, sir Henry Lee avait un amour de l’ordre qui allait jusqu’à la minutie ; il se sentait insulté et humilié par les apparences de confusion qu’il voyait régner partout, et il lui tardait de purifier sa demeure de ce qui pouvait rappeler le souvenir de ceux qui l’avaient momentanément habitée. Dans son empressement il donnait plus d’ordres que ses domestiques, en si petit nombre, ne pouvaient en exécuter. – Les misérables ont laissé après eux une odeur sulfureuse, dit-il, comme si le vieux Davie Leslie avait ici son quartier-général avec toute l’armée écossaise.
– Et cela ne vaut guère mieux, dit Jocelin, car on assure que le diable est venu en personne au milieu d’eux, et que c’est lui qui les a fait décamper.
– En ce cas, reprit le chevalier, le prince des ténèbres est un gentilhomme, comme le dit le vieux Shakspeare. Il n’intervient jamais avec ceux qui ont droit au même rang ; car les Lee ont vécu ici de père en fils depuis cinq siècles, sans qu’il les ait jamais inquiétés ; et à peine ces gueux revêtus y mettent-ils le pied, qu’il vient y jouer ses tours.
– Du moins ils nous ont laissé une bonne chose dont nous pouvons le remercier, dit Joliffe, un garde-manger et un cellier garnis comme on l’a vu rarement en cette maison depuis bien du temps. – Des moutons tout entiers, – d’énormes cuisses de bœuf, – des caisses de confitures, – des tonneaux d’ale et de vin, et je ne saurais dire quoi encore. – Nous aurons de quoi passer le temps royalement la moitié de l’hiver, et il faut que Jeanne se mette sur-le-champ à saler les viandes.
– Fi donc ! s’écria le vieux chevalier ; crois-tu que nous touchions au moindre fragment des provisions laissées par cette écume de la terre ? – Jette-les par la fenêtre sur-le-champ. – Mais non, non. – Ce serait un péché. Donne-les aux pauvres, ou renvoie-les à ceux à qui elles appartiennent. – Songe bien que je ne veux pas boire une goutte de leurs liqueurs fortes. – J’aimerais mieux être réduit à la boisson d’un ermite pour toute ma vie que de me régaler des restes de ces drôles, comme un misérable garçon de cabaret qui vide le fond des bouteilles quand les hôtes ont payé leur écot et sont partis. – Et, écoute-moi, je ne veux plus boire de l’eau de la citerne où ces coquins en ont sans doute puisé ; va m’en chercher une cruche à la fontaine de Rosemonde.
Alice entendit cet ordre ; et, sachant que les domestiques avaient déjà bien assez d’ouvrage, elle prit tranquillement une petite cruche, s’enveloppa d’une mante, et alla elle-même chercher l’eau que son père désirait.
Alors Jocelin dit avec quelque embarras qu’il se trouvait encore au château un individu qui faisait partie de la compagnie de ces intrus. Il est chargé, dit-il, de veiller au transport de quelques malles appartenant aux commissaires, et il pourrait prendre les ordres de Votre Honneur, relativement aux provisions.
– Fais-le venir ici, dit le chevalier. – C’était dans le vestibule que ce dialogue avait lieu. – Hé bien, pourquoi lambines-tu ainsi ? Qu’as-tu à hésiter ?
– C’est que… c’est que Votre Honneur ne se souciera peut-être pas de le voir. C’est celui qui, l’autre soir…
– A fait sauter en l’air ma rapière, veux-tu dire. – Qu’importe ? Ai-je jamais su mauvais gré à quelqu’un de maintenir son terrain devant moi ? – Tout Tête-Ronde qu’il est, je ne l’en aime que mieux pour cela, bien loin de lui en vouloir. – J’ai faim et soif de me mesurer de nouveau avec lui. – Je n’ai cessé de réfléchir à sa passe depuis ce temps, et je crois que, si nous étions de nouveau les armes à la main, je ne me laisserais pas désarmer si aisément. – Fais-le venir sur-le-champ.
Tomkins le Fidèle arriva quelques momens après, armé d’une imperturbable gravité, que ni les terreurs de la nuit précédente, ni l’air de gravité du noble chevalier, ne purent déconcerter un instant.
– Hé bien, mon brave, dit sir Henry, je voudrais mettre encore une fois à l’épreuve ta science en escrime. – Tu m’as désarmé l’autre soir, mais je crois véritablement qu’il ne restait plus assez de jour pour mes yeux. – Prends ce fleuret. – Je me promène ici dans le vestibule, comme dit Hamlet, et c’est le moment du jour où je puis respirer. – Allons, prends ce fleuret.
– Puisque c’est le désir de Votre Honneur, bien volontiers, répondit Tomkins en laissant tomber son grand manteau, et en prenant le fleuret.
– Maintenant, si tu es prêt, je le suis aussi, dit le chevalier ; il semble qu’il m’a suffi de marcher sur ces pierres pour conjurer la goutte qui me menaçait. Je suis aussi ferme qu’un coq de combat. – Ça – ça.
Ils commencèrent leur assaut en déployant beaucoup d’adresse ; et soit que le vieux chevalier combattît réellement avec plus de sang-froid armé d’un fleuret qu’armé d’une rapière, soit que Tomkins voulût bien lui laisser quelque avantage dans ce combat simulé, il est certain qu’il en remporta l’avantage, et ce succès le mit de bonne humeur.
– Vous voyez que j’ai trouvé votre passe, dit-il ; on ne me prend pas deux fois au même tour. – C’était une feinte palpable, mais je ne voyais pas assez clair l’autre soir ; – au surplus il est inutile d’en parler. – En voilà assez : je ne veux pas imiter nos imprudens Cavaliers, qui vous ont battus si souvent, Têtes-Rondes que vous êtes, qu’ils vous ont enfin appris à nous battre. Mais à propos, pourquoi laissez-vous mon garde-manger si bien rempli ? – Croyez-vous que ma famille et moi nous voulions nous servir de vos restes ? – Ne savez-vous que faire de vos vivres séquestrés, puisque vous les laissez ainsi derrière vous quand vous changez de quartiers ?
– Il est possible, répondit Tomkins, que Votre Honneur ne désire pas la chair des bœufs, des béliers et des chèvres ; mais quand vous saurez que le prix de ces provisions a été payé avec les revenus de votre domaine de Ditchley, séquestré au profit de l’État il y a plus d’un an, vous aurez moins de scrupule à vous en servir.
– Ce que je ferai bien certainement, s’écria sir Henry ; et je suis charmé que vous m’ayez restitué quelque chose de ce qui m’appartient. Certes j’étais un âne véritable de soupçonner tes maîtres de subsister autrement qu’aux dépens des honnêtes gens.
– Et quant aux cuisses de bœuf, dit Tomkins avec la même gravité, il y a à Westminster un croupion qui donnera plus de besogne à l’armée, avant que nous puissions le découper à notre gré.
Sir Henry garda le silence un instant, comme pour réfléchir à ce que signifiait ce style métaphorique, car il n’avait pas l’imagination très-vive. Mais en ayant compris le sens, il partit d’un grand éclat de rire, avec une franche gaieté que Jocelin ne se souvenait pas de lui avoir vue depuis longtemps.
– Fort bien ! dit-il : ta plaisanterie me plaît ; – c’est la morale de ce spectacle de marionnettes. – Faust a conjuré le diable, comme le parlement a conjuré l’armée, ensuite le diable emporte Faust, comme l’armée emportera le parlement, – ou le Croupion, comme tu l’appelles, la partie qui siège encore dans le soi-disant parlement. – Et, vois-tu, l’ami, le plus grand diable de tous a ensuite mon consentement pour emporter l’armée à son tour, depuis le premier général jusqu’au dernier tambour. – Ne fronce pas le sourcil pour cela, l’ami ; souviens-toi qu’il y a maintenant assez de jour pour une partie à fer pointu et émoulu.
Sans doute Tomkins crut devoir renfermer en lui-même son mécontentement ; et disant que les voitures étaient prêtes pour transporter à Woodstock le bagage des commissaires, il prit congé de sir Henry Lee.
Le vieillard continua à se promener dans le vestibule reconquis en se frottant les mains avec un air de satisfaction qu’on n’avait jamais vu en lui depuis la fatale journée du 30 janvier.
– Nous voilà donc rentrés dans le vieux terrier, Joliffe, dit-il, et bien approvisionnés, à ce qu’il paraît ! – Comme le drôle a su résoudre mes doutes de conscience ! – Le plus grand butor d’entre eux est un excellent casuiste quand la question repose sur l’intérêt. – Vois un peu, Jocelin, s’il n’y a pas quelque pauvre soldat en guenilles qui rôde dans les environs ; il regarderait comme un présent tombé du ciel ce que nous pourrions lui offrir du garde-manger. – Et son escrime ! Jocelin, ce n’est pas que je la critique ; – il ne se défend pas mal. – Mais tu as vu comme je l’ai mené quand j’avais un jour convenable ?
– Oui, oui, répondit Jocelin, Votre Honneur lui a appris à distinguer le duc de Norfolk du jardinier Saunders . Je réponds qu’il ne sera pas très-pressé de retomber entre les mains de Votre Honneur.
– Ah ! ah ! je commence à devenir vieux, dit sir Henry ; mais le temps ne rouille pas le talent, quoiqu’il rende les nerfs moins souples. Ma vieillesse ressemble, comme le dit Will, à un bel hiver froid, mais salubre. – Et qui sait si, tout vieux que nous sommes, nous ne vivrons pas encore assez pour voir des jours plus heureux ? Je te garantis, Jocelin, que je ne suis pas fâché de cette bisbille entre les coquins du parlement et les coquins de l’armée. – Quand les brigands sont en querelle, c’est une chance de salut pour les honnêtes gens.
C’était ainsi que le vieux Cavalier triomphait de la triple gloire d’être rentré dans son habitation ; d’avoir rétabli, à ce qu’il se figurait, sa réputation d’homme d’épée ; et enfin d’avoir découvert dans la situation des affaires quelque apparence de changement, dont il ne désespérait pas que la cause royale ne pût profiter.
Pendant ce temps Alice marchait avec une gaieté à laquelle elle avait été étrangère depuis quelque temps, pour payer son contingent des travaux domestiques de la maison, en allant chercher à la fontaine de la belle Rosemonde l’eau que désirait son père.
Peut-être se rappelait-elle que, dans son enfance, elle avait quelquefois rempli les mêmes fonctions par ordre de son cousin Markham, lorsqu’elle représentait une princesse troyenne captive, condamnée à puiser de l’eau dans quelque fontaine de la Grèce pour l’usage du fier vainqueur. – Quoi qu’il en soit, elle était presque heureuse de voir son père réinstallé dans son ancienne habitation ; et sa joie n’en était pas moins sincère parce qu’elle savait que leur retour à Woodstock était dû à son cousin, et que, même aux yeux prévenus de son père, Éverard était disculpé jusqu’à un certain point des accusations portées contre lui par le vieux chevalier ; enfin, pensait-elle, si une réconciliation n’avait pas encore eu lieu, du moins les préliminaires de paix étaient établis de manière à pouvoir amener aisément cette conclusion désirable.
Le destin douteux de son frère aurait pu troubler ce moment de bonheur ; mais Alice avait été élevée au milieu des luttes fréquentes de la guerre civile, et elle avait contracté l’habitude de se livrer à l’espérance jusqu’à ce qu’il devînt impossible d’en conserver aucune. D’ailleurs, tous les rapports semblaient lui garantir la sûreté de son frère.
Alice avait une autre cause de bonheur dans le plaisir qu’elle éprouvait à se retrouver dans la demeure de son enfance, dans les lieux qu’elle avait si souvent parcourus, et qu’elle n’avait pu quitter sans un chagrin d’autant plus vif peut-être qu’elle avait cherché à le cacher à son père, pour ne pas ajouter à l’amertume de ses regrets. Enfin elle jouissait du contentement qu’éprouve souvent une jeune fille qui trouve l’occasion d’être utile à ceux qu’elle aime, et à leur rendre les petits services que l’âge reçoit avec tant de plaisir des mains de la jeunesse. Elle traversa donc d’un pas rapide ce qui restait de l’espèce de labyrinthe dont nous avons déjà parlé sous le nom de désert, et elle entra ensuite dans le parc pour aller remplir sa cruche à la fontaine de Rosemonde. L’exercice animait ses traits ; Alice avait retrouvé pour le moment cette expression enjouée qui avait été le caractère particulier de sa beauté dans les jours plus heureux de sa première jeunesse.
Cette antique fontaine avait été autrefois décorée d’ornemens d’architecture dans le style du seizième siècle, et dont le sujet avait été puisé dans la mythologie. Le temps les avait renversés et détruits, et ce n’était plus qu’une masse de ruines couvertes de mousse ; mais la source d’eau vive continuait à verser chaque jour ses trésors liquides, qu’on voyait sortir entre les pierres disjointes, et se répandre ensuite à travers des débris d’ancienne sculpture.
D’un pas léger et le sourire sur les lèvres, la jeune miss Lee s’approchait de la fontaine ordinairement si solitaire, quand elle aperçut quelqu’un sur ses bords. Elle s’arrêta un instant ; mais, voyant que c’était une femme, elle continua à s’avancer avec confiance, quoique un peu plus lentement. – C’était peut-être une servante de la ville qu’une maîtresse fantasque envoyait chercher une eau renommée par sa limpidité, ou quelque vieille femme qui faisait un petit commerce en portant de cette eau aux familles qui en désiraient. – Il n’y avait donc aucun motif d’appréhension.
Et cependant la terreur qu’inspirait alors le moindre incident était telle, qu’Alice ne put voir cette étrangère sans quelque inquiétude. Des femmes qui ne conservaient aucun des attributs de leur sexe avaient, comme c’est l’usage, suivi les camps des deux armées pendant la guerre civile, et exercé, presque au même degré, leurs talens pour le pillage et le meurtre, d’un côté avec le ton imposteur du fanatisme et de l’hypocrisie, de l’autre avec le front découvert du libertinage et de l’impiété. Mais on était au milieu de la journée, la Loge n’était qu’à peu de distance ; et, quoique surprise de voir une étrangère dans un lieu qu’elle croyait trouver solitaire, la fille du vieux et fier chevalier avait trop d’élévation dans l’ame pour s’abandonner à une frayeur sans motif.
La femme dont la présence avait surpris Alice appartenait à la classe inférieure de la société. Sa mante rouge, son jupon brun, son fichu à bords bleus et son chapeau très-élevé, annonçaient tout au plus la femme d’un petit fermier ou d’un paysan, et pouvait aussi faire craindre quelque chose de pire. Ses vêtemens n’étaient pourtant pas usés ; mais, – chose qu’une femme découvre du premier coup d’œil, – Alice remarqua sur-le-champ qu’ils étaient ajustés avec négligence ; qu’on aurait pu dire qu’ils n’avaient pas été faits pour elle, et qu’elle les devait à quelque accident, si ce n’était au vol. Sa taille était extraordinaire, ce qui n’échappa point à Alice dans le rapide examen qu’elle fit de l’extérieur de cette étrangère ; ses traits étaient singulièrement durs, son air peu prévenant, son teint excessivement basané. Alice, en se baissant pour remplir sa cruche, regrettait presque de n’être pas retournée sur ses pas, sauf à charger Jocelin de cette commission ; mais ces regrets venaient trop tard, et il ne lui restait qu’à déguiser de son mieux les sentimens peu agréables qu’elle éprouvait.
– Que les bénédictions de cette belle journée tombent sur celle qui n’est pas moins belle, dit l’étrangère d’une voix dure, mais qui n’avait rien d’hostile.
– Je vous remercie, répondit Alice en continuant à remplir sa cruche à l’aide d’un seau de fer attaché par une chaîne à une pierre qui était sur le bord de la fontaine.
– Si vous vouliez accepter mon aide, votre besogne serait peut-être plus tôt faite.
– Je vous remercie ; mais, si j’avais eu besoin d’aide, j’aurais amené quelqu’un avec moi.
– Je n’en doute pas, la jolie fille ; il ne manque pas de jeunes gens à Woodstock qui savent y voir ; – je suis sûre que vous auriez pu amener avec vous, si vous l’aviez voulu, quiconque d’entre eux vous eût seulement aperçue.
Alice ne répliqua pas un seul mot, car la liberté avec laquelle cette femme lui parlait lui déplaisait, et elle désirait rompre la conversation.
– Vous ai-je offensée ? continua l’étrangère ; je n’en avais pas l’intention. – Je vous ferai ma question en d’autres termes. Les bonnes dames de Woodstock sont-elles assez peu soigneuses de leurs filles, pour permettre à celle qui en est la fleur de courir dans le parc sans sa mère, sans quelqu’un qui puisse empêcher le renard d’emporter l’agneau ? – Il me semble que cette insouciance n’annonce pas beaucoup de tendresse.
– Contentez-vous de savoir, bonne femme, que je puis aisément trouver secours et protection, répondit Alice, à qui l’effronterie de sa nouvelle connaissance déplaisait de plus en plus.
– Hélas ! ma jolie fille, dit l’étrangère en passant une main aussi large que dure sur la tête d’Alice qui était toujours penchée pour puiser de l’eau ; – il serait difficile de faire entendre un sifflet comme le vôtre d’ici à la ville de Woodstock, quelque haut que vous pussiez crier.
Alice fit un mouvement de la tête pour se débarrasser de la main de cette femme, se leva, prit sa cruche, quoiqu’elle ne fût qu’à moitié pleine ; et, voyant l’étrangère se lever en même temps, elle lui dit, non sans quelque appréhension, mais avec un ton naturel de mécontentement et de dignité :
– Si j’avais besoin de secours, il ne serait pas nécessaire que mes cris se fissent entendre à Woodstock : j’en trouverais beaucoup plus près.
Elle ne parlait pas au hasard, car au même instant le noble chien Bevis accourut à travers les broussailles, et vint se placer à son côté, fixant sur l’étrangère des yeux menaçans, hérissant le poil comme les soies d’un sanglier pressé par les chiens, montrant deux rangs de dents égales à celles d’un loup de Russie ; et, sans aboyer ni changer de position, il semblait, par son grondement sourd et résolu, annoncer qu’il n’attendait qu’un signe de sa maîtresse pour s’élancer sur une femme suspecte.
L’étrangère n’en fut pas effrayée. – Ma jolie fille, dit-elle, vous avez là véritablement un formidable gardien, et qui suffirait seul pour faire peur à des enfans ; mais nous autres qui avons été à la guerre, nous avons des secrets pour dompter ces dragons furieux. Empêchez donc votre protecteur quadrupède d’approcher de moi, car c’est un noble animal, et la nécessité de me défendre me déterminerait seule à lui faire du mal.
À ces mots elle tira de son sein un pistolet, l’arma, et en dirigea le bout vers le chien, comme si elle eût craint qu’il ne sautât sur elle.
– Doucement, bonne femme, arrêtez ! s’écria Alice ; le chien ne vous fera aucun mal. – Tout beau, Bevis ! à bas, monsieur ! – Et avant que vous cherchiez à le blesser, sachez que c’est le chien favori de sir Henry Lee de Ditchley, grand-maître de la capitainerie de Woodstock, qui punirait sévèrement quiconque le maltraiterait.
– Et vous, la belle, vous êtes sans doute la femme de charge du vieux chevalier ! J’ai souvent entendu dire que les Lee avaient bon goût.
– Je suis sa fille, bonne femme.
– Sa fille ! – j’ai donc été aveugle ; – mais c’est la vérité. Rien de moins parfait ne peut répondre à la description que tout le monde fait de miss Alice Lee. – J’espère que mes folies ne vous ont pas offensée, miss Lee ? Peut-être me permettrez-vous, en signe de réconciliation, de remplir votre cruche, et de la porter jusqu’où vous le désirerez ?
– Comme il vous plaira, bonne mère ; mais je vais retourner à la Loge, et dans le temps actuel je ne puis y admettre d’étrangers. Vous ne pouvez me suivre plus loin que l’enclos du parc. – Il y a déjà long-temps que je suis absente, adieu ; j’enverrai quelqu’un au-devant de vous pour chercher la cruche.
À ces mots elle se détourna, et reprit le chemin de la Loge, en doublant le pas avec un sentiment de terreur qui lui semblait à elle-même inexplicable, comptant se débarrasser ainsi de cette femme.
Mais elle comptait sans son hôte. Au bout de quelques instans sa nouvelle compagne était déjà à son côté. Elle y était arrivée sans courir, par le moyen d’enjambées prodigieuses dont une femme paraissait incapable, et qui lui avaient fait regagner l’avance que la timide Alice avait prise sur elle. Mais, quoique sa voix fût toujours dure et désagréable, ses manières étaient plus respectueuses qu’auparavant, et tout son extérieur annonçait même qu’elle éprouvait une sorte d’appréhension mal définie, mais irrésistible.
– Aimable miss Lee, lui dit sa persécutrice, pardonnez à une étrangère de n’avoir pas su distinguer une personne de votre condition d’une jeune fille de village, et de vous avoir parlé avec une liberté qu’elle n’aurait pas dû se permettre à l’égard d’une dame de votre rang. Je crains de vous avoir offensée.
– Nullement, répondit Alice ; mais je suis près de chez moi, et je puis vous dispenser de m’accompagner plus loin. – Vous m’êtes tout-à-fait inconnue.
– Mais il ne s’ensuit pas que votre bonne fortune me le soit, belle miss Alice. – Regardez mon visage basané ; l’Angleterre n’en produit pas de semblable ; et dans le pays d’où je viens, le soleil, qui nous noircit le teint, nous en dédommage par des connaissances refusées à ceux qui habitent votre climat moins chaud. Souffrez que je regarde votre jolie main, et je vous promets que vous entendrez des choses qui ne vous déplairont pas.
– J’entends déjà ce qui me déplaît, dit Alice en retirant une main dont l’étrangère cherchait à s’emparer ; allez dire la bonne aventure et jouer vos tours de chiromancie aux femmes de Woodstock : les personnes bien nées regardent votre science comme une imposture, ou comme acquise par des moyens illicites.
– Vous ne seriez pourtant pas fâchée d’entendre parler d’un certain colonel que des circonstances malheureuses ont séparé de sa famille. – Vous me donneriez mieux que de l’argent si je pouvais vous assurer que vous le verrez dans un jour ou deux, – peut-être plus tôt.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, bonne femme ; si vous avez besoin d’aumônes, voici une pièce d’argent, c’est tout ce que j’ai dans ma bourse.
– Ce serait dommage que je la prisse. – Donnez-la-moi pourtant. – Dans tous les contes de fées, la princesse doit mériter par sa générosité les bontés de la fée bienfaisante, avant que celle-ci l’en récompense en lui accordant sa protection.
– Prenez, prenez ! – rendez-moi ma cruche, et retirez-vous. – Ah ! voilà un des domestiques de mon père : – Jocelin ! – Jocelin ! par ici.
La diseuse de bonne aventure laissa tomber à la hâte quelque chose dans la cruche, la remit à Alice, et, doublant le pas, disparut promptement dans l’épaisseur du bois.
Bevis se retourna, et montra quelque envie de poursuivre pendant sa retraite une femme qui lui était suspecte. Cependant il courut à Jocelin en grondant, comme pour lui demander son avis, et incertain de ce qu’il devait faire. Jocelin l’apaisa, et s’approchant de sa jeune maîtresse, il lui demanda avec surprise ce qu’elle avait, et pourquoi elle semblait effrayée. Alice parla très-légèrement de l’alarme qu’elle avait eue, et à laquelle, dans le fait, elle n’aurait pu assigner un motif très-raisonnable, car les manières de cette femme, quoique hardies et familières, n’avaient rien de menaçant. Elle se borna à lui dire qu’elle avait trouvé près de la fontaine de Rosemonde une diseuse de bonne aventure dont elle avait eu quelque peine à se débarrasser.
– Ah ! la voleuse d’Égyptienne ! s’écria Joliffe ; elle a senti que le garde-manger est bien garni. – Ces vagabonds ont le nez aussi fin que les corbeaux. Regardez bien autour de vous, miss Alice, vous ne voyez pas un seul corbeau dans tout le firmament ; mais qu’un mouton tombe tout à coup dans une prairie, vous en entendrez une douzaine croasser avant que la vie l’ait tout-à-fait abandonné, comme pour inviter les autres à venir prendre leur part du festin. – Il en est de même de ces impudens mendians. On n’en voit guère quand on n’a rien à leur donner ; mais qu’ils sentent de la chair dans le pot, ils veulent en avoir leur part.
– Vous êtes si fier de votre garde-manger, Jocelin, que vous soupçonnez tout le monde de former des desseins contre vos provisions. Je ne crois pas que cette femme se hasarde à s’approcher de votre cuisine.
– Et je le lui conseille pour sa santé, car je lui donnerais un souper qu’elle ne digérerait pas aisément. – Mais donnez-moi cette cruche, miss Alice ; il est plus convenable que ce soit moi qui la porte. – Qu’est-ce donc que j’entends sonner au fond ? est-ce que vous avez pris quelques cailloux avec l’eau ?
– Je crois que cette femme y a laissé tomber quelque chose.
– Il faut y regarder, car il est probable que c’est un charme, et nous avons déjà assez de diableries à Woodstock. – Ne vous inquiétez pas de l’eau ; j’aurai bientôt rempli la cruche à la fontaine.
Il vida la cruche sur l’herbe, et trouva au fond une bague d’or dans laquelle était enchâssé un rubis qui paraissait de quelque prix.
– Si ce n’est pas un charme, je ne sais ce que c’est, dit Jocelin. En vérité, miss Alice, je crois que vous feriez bien de jeter cette babiole. De tels présens faits par de pareilles mains sont des espèces d’arrhes données par le diable à celles qu’il veut enrôler dans son régiment de sorcières ; et si l’on reçoit de lui seulement une fève, on devient son esclave pour toujours. – Oui, regardez bien ce joyau ; demain vous ne trouverez plus en place qu’un anneau de plomb et un caillou.
– Je crois, Jocelin, que le mieux est de chercher cette femme à visage basané, et de lui rendre un objet qui paraît avoir quelque valeur. Tâchez de la retrouver, et rendez-lui sa bague ; elle paraît trop belle pour que nous la jettions.
– Voilà bien comme sont toutes les femmes ! murmura Jocelin entre ses dents ; prenez la meilleure d’entre elles, et voyez si elle n’a pas toujours quelque goût pour les moindres affiquets. – Songez, miss Alice, que vous êtes trop jeune et trop jolie pour vous enrôler dans un régiment de sorcières.
– Je ne le craindrai que quand vous serez devenu sorcier, Jocelin. – Mais hâtez-vous d’aller remplir la cruche à la fontaine ; vous y retrouverez peut-être cette femme ; vous lui rendrez sa bague, et vous lui direz qu’Alice Lee n’a pas plus envie de ses présens que de sa compagnie.
À ces mots Alice continua à s’avancer vers la Loge, tandis que Jocelin marchait vers la fontaine de Rosemonde pour s’acquitter de sa commission. Mais il n’y trouva pas la diseuse de bonne aventure, ou l’étrangère quelle qu’elle fût, et il ne crut pas devoir se donner la peine de la chercher ailleurs.
– J’ose dire que la vieille a volé cette bague quelque part, se dit à lui-même le garde forestier ; et si elle vaut réellement quelques nobles, il est préférable qu’elle soit en des mains honnêtes qu’en la possession de vagabonds. D’ailleurs mon maître a droit aux épaves, et une telle bague, en la possession d’une Égyptienne, est une épave certainement. Je puis donc la confisquer sans scrupule, et j’en emploierai le produit à l’approvisionnement du garde-manger, qu’il sera plus facile de vider que de remplir. Grace au ciel, mon expérience militaire m’a appris à avoir les doigts alertes ; c’est la loi de la guerre. – Après tout, cependant, je ferais mieux de montrer cette bague à Markham Éverard, et de lui demander son avis. Je le regarde à présent comme un savant avocat en ce qui concerne les affaires de miss Alice, et comme un vrai docteur pour ce qui regarde l’Église, l’État et sir Henry Lee ; je permets qu’on donne mes nombles aux chiens pour leur curée, si l’on trouve que j’accorde ma confiance sans qu’elle soit bien placée.