« Les plus cruels serpens sont cachés sous les fleurs,
« À l’émail des boutons ils mêlent leurs couleurs ;
« Leurs yeux étincelans imitent sur les plantes
« La céleste rosée et ses larmes brillantes,
« Et la simple innocence, ignorant le péril,
« Est atteinte en jouant par leur venin subtil. »
Ancienne comédie.
Charles, – car nous devons maintenant lui restituer, son véritable nom, – prit aisément son parti sur les circonstances qui rendaient son séjour à Woodstock une affaire de prudence. Il aurait sans doute préféré se mettre en sûreté en fuyant sur-le-champ de l’Angleterre ; mais il avait déjà été condamné à se cacher dans des retraites si incommodes, à porter des déguisemens si désagréables, à faire des voyages si longs et si difficiles, pendant lesquels de sévères officiers de justice appartenant au parti dominant, et des troupes de soldats dont les chefs prenaient ordinairement sur eux d’agir de leur autorité privée, lui avaient fait courir plus d’une fois le risque d’être découvert, qu’il n’était pas fâché de jouir de quelques instans de repos et de sûreté, du moins par comparaison.
Il faut aussi faire attention que Charles goûtait davantage la société de Woodstock depuis qu’il la connaissait mieux. Il avait reconnu que, pour intéresser la belle Alice, et se procurer sa compagnie fréquente, il n’était besoin que de se soumettre aux fantaisies du vieux Cavalier, son père, et de cultiver son intimité. Quelques assauts au fleuret, dans lesquels Charles eut soin de ne déployer ni toute son adresse ni toute la vigueur et l’activité que lui donnait son âge ; – la complaisance d’écouter quelques scènes de Shakspeare que le vieux chevalier lisait avec plus d’enthousiasme que de goût ; – quelque talent en musique, science dans laquelle le vieillard se piquait d’être connaisseur ; – la déférence avec laquelle il écoutait d’antiques opinions dont il riait tout bas : – tout cela réuni suffit pour gagner au prince déguisé la bienveillance de sir Henry Lee, et pour lui concilier au même degré celle de son aimable fille.
On peut dire que jamais il n’exista deux jeunes gens qui commencèrent un pareil genre d’intimité avec des avantages si inégaux. Charles était un libertin qui, s’il n’avait pas résolu de sang-froid d’amener sa passion pour Alice à une conclusion déshonorante, pouvait du moins à chaque instant céder à la tentation de mettre à l’épreuve la force d’une vertu à laquelle il ne croyait pas. Alice, de son côté, savait à peine ce que signifient les mots libertin et séducteur. Elle avait perdu sa mère au commencement de la guerre civile, et avait reçu toute son éducation avec son frère et son cousin : d’où il résulte qu’il y avait dans toute sa conduite une franchise qui ne connaissait ni la crainte ni le soupçon, et que Charles pouvait, et peut-être même voulait interpréter d’une manière favorable à ses vues. L’amour d’Alice pour son cousin, – ce premier sentiment qui éveille dans le cœur le plus naïf et le plus innocent un instinct de réserve et de contrainte à l’égard des hommes en général, n’avait pu faire naître en elle ce genre d’alarme. – Ils étaient proches parens ; Éverard était son aîné de plusieurs années, et depuis son enfance il avait été pour elle un objet non-seulement d’affection, mais presque de respect. Lorsque cette amitié enfantine s’était fortifiée au point de devenir un amour mutuel, plusieurs nuances distinguaient leur tendresse de celle qui unit ordinairement ces amans étrangers l’un pour l’autre jusqu’au moment où les nœuds d’une affection réciproque les ont rapprochés, suivant la marche ordinaire des choses. Leur amour avait quelque chose de plus tendre, de plus familier, de plus confidentiel, de plus pur peut-être, et il était moins sujet à des accès de violence et de jalousie.
La possibilité que quelqu’un tentât de devenir le rival d’Éverard dans son cœur était une circonstance qui ne s’était jamais présentée à l’idée d’Alice ; et jamais il n’était entré dans son imagination que ce jeune Écossais, avec lequel elle riait à cause de sa gaieté, et dont les singularités l’amusaient, put devenir un être dangereux pour elle, ou contre lequel elle dût se tenir en garde. La sorte d’intimité à laquelle elle l’admettait était la même qu’elle aurait accordée à une compagne de son sexe, dont elle n’aurait pas toujours approuvé les manières, mais dont la société lui aurait plu.
Il était assez naturel que le roi galant prît la conduite franche et libre d’Alice, dont la source était une parfaite indifférence, pour une sorte d’encouragement, et la résolution qu’il avait formée de résister à toute tentation de violer l’hospitalité qu’il recevait à Woodstock commença à faiblir à mesure que les occasions se multiplièrent.
Ces occasions se présentèrent plus fréquemment après le départ d’Albert, qui quitta Woodstock le lendemain du jour où il y était arrivé. Il avait été convenu en plein conseil, entre Charles, Rochecliffe et lui, qu’il irait faire une visite à son oncle Éverard dans le comté de Kent, afin d’écarter, en se montrant dans ce canton éloigné, tous les soupçons auxquels pourrait donner lieu son séjour à Woodstock, et pour ôter tout prétexte de troubler la tranquillité de la famille de son père, à ceux qui auraient pu trouver mauvais qu’un homme qui avait si récemment porté les armes contre la république y eût établi sa résidence. Il s’était aussi chargé, au risque de grands dangers, de visiter différens points des côtes, et de vérifier dans quel endroit le roi pourrait avec plus de sûreté s’embarquer pour quitter l’Angleterre.
Ce projet était donc également calculé pour assurer le salut du roi et faciliter son départ du royaume. Alice était privée par là de la présence d’un frère qui aurait été son gardien vigilant ; mais Albert avait attribué les propos légers que le roi lui avait tenus dans la matinée à la gaieté de son caractère, et il aurait cru faire injure à son souverain s’il l’avait sérieusement soupçonné de méditer une violation des lois de l’hospitalité telle que celle qui ne se présentait que trop souvent à son esprit.
Il se trouvait pourtant dans la Loge de Woodstock deux individus qui ne paraissaient avoir ni une grande affection pour la personne de Louis Kerneguy, ni beaucoup de confiance en ses intentions. L’un était Bevis, qui, depuis leur première rencontre peu amicale, semblait avoir conservé contre le page une sorte de ressentiment que toutes les avances de celui-ci ne pouvaient vaincre. Si par hasard le jeune Écossais était seul avec sa maîtresse, Bevis trouvait toujours le moyen d’y être en tiers ; il se plaçait contre la chaise d’Alice, et grondait sourdement quand le galant s’en approchait de trop près.
– C’est bien dommage, dit une fois le prince déguisé, que votre Bevis ne soit pas un bouledogue, nous pourrions le traiter de Tête-Ronde sans cérémonie ; mais il est trop beau, trop noble, il a une tournure trop aristocratique pour nourrir des préjugés inhospitaliers contre un pauvre Cavalier resté sans asile ; il faut qu’il y ait une transmigration en lui de l’ame de Pym ou de Hampden, et qu’elle continue à montrer sous sa nouvelle forme sa haine contre la royauté et tous ses adhérens.
Alice répondit que Bevis était un sujet loyal sous tous les rapports, mais qu’il partageait peut-être les préjugés de son père contre les Écossais, et qu’elle devait avouer qu’ils étaient assez forts.
– Il faut donc que je trouve quelque autre raison, dit Louis, car je ne puis croire que le mécontentement de sir Bevis n’ait d’autre fondement que la prévention nationale. Nous supposerons donc que quelque galant Cavalier, qui est allé à la guerre pour n’en jamais revenir, a pris cette forme pour reparaître dans les lieux dont il ne s’est éloigné qu’à contre-cœur, et qu’il est jaloux de voir même le pauvre Louis Kerneguy s’approcher de la dame de ses pensées.
En parlant ainsi, il avançait sa chaise vers celle d’Alice, et Bevis se mit à gronder.
– En ce cas, dit Alice en riant, vous ferez bien de vous tenir à quelque distance ; car la morsure d’un chien dans lequel se trouve l’ame d’un amant jaloux pourrait être dangereuse.
Le roi continua la conversation sur le même ton, et comme Alice ne voyait rien de sérieux à craindre dans les propos galans d’un jeune page éveillé, le prétendu Louis Kerneguy en fut porté à conclure qu’il avait fait une de ces conquêtes qui sont si souvent et si facilement le partage des rois. Malgré son esprit, il ne pouvait s’imaginer que le chemin qui conduit aux bonnes graces des dames n’est ouvert aux rois que lorsqu’ils voyagent en grand costume, mais que lorsqu’ils marchent incognito le sentier de la galanterie leur présente les mêmes obstacles et les mêmes difficultés qu’à un particulier.
Indépendamment de Bevis, il y avait à la Loge un autre individu qui avait sans cesse les yeux ouverts sur Louis Kerneguy, et ces yeux ne lui étaient pas favorables. C’était Phœbé, qui, quoique son expérience ne s’étendît pas au-delà de la sphère de son village, connaissait cependant le monde beaucoup mieux que sa maîtresse, et supportait d’ailleurs le poids de cinq années de plus. Étant plus soupçonneuse par plus d’expérience, elle trouva que ce jeune Écossais si singulier se permettait avec miss Lee plus de liberté que sa condition de page ne l’y autorisait, et même qu’Alice lui donnait un peu plus d’encouragement que Parthenia n’en aurait accordé à un tel fat en l’absence d’Argalus ; car l’ouvrage traitant des amours de ces célèbres Arcadiens était alors la lecture favorite des bergers amoureux et des bergères fidèles dans toute l’Angleterre.
Livrée à de tels soupçons, Phœbé ne savait trop ce qu’elle devait faire en cette occasion, et cependant elle était bien déterminée à ne pas laisser à un tel étourneau la moindre chance de supplanter le colonel Éverard sans essayer d’y mettre opposition. Markham était particulièrement dans ses bonnes graces, et d’ailleurs c’était, comme elle le disait, un jeune homme beau et bien fait autant que personne dans tout le comté d’Oxford, tandis que cet épouvantail d’Écossais ne pouvait lui être comparé. Cependant elle ne pouvait nier que maître Girnigy n’eût la langue bien pendue, et de tels galans n’étaient pas à mépriser. Que pouvait-elle donc faire ? Elle n’avait que des soupçons vagues, et elle ne pouvait les appuyer sur aucun fait. Elle n’osait même en parler à sa maîtresse, dont les bontés pour elle, quelque grandes qu’elles fussent, n’allaient pas jusqu’à la familiarité.
Elle sonda Jocelin ; mais il prenait tant d’intérêt, elle ne concevait pas pourquoi, à ce malencontreux Écossais, et il semblait en faire un personnage si important, qu’elle ne put produire aucune impression sur lui. – En parler au vieux chevalier, c’eût été vouloir susciter une tempête. – Le digne chapelain, qui était à Woodstock l’arbitre de toutes les affaires contestées, aurait été la ressource naturelle de la suivante, car il était ami de la paix et des mœurs par profession, et politique par habitude. Mais il arriva qu’il avait offensé Phœbé sans le vouloir en la désignant par la périphrase classique de rustica fidelis, expressions qui la choquèrent d’autant plus qu’elle ne les comprenait pas, et, les regardant comme une insulte, elle déclara qu’elle n’aimait pas le fiddle plus qu’une autre fille ; et depuis ce temps elle avait évité, autant qu’elle l’avait pu, toutes relations avec le docteur Rochecliffe.
Maître Tomkins allait et venait toujours dans la maison sous différens prétextes ; mais c’était une Tête-Ronde, et Phœbé était trop sincèrement dévouée au parti des Cavaliers pour faire connaître à un ennemi les craintes qu’elle avait que la paix intérieure ne fût troublée. – Restait le Cavalier Wildrake qu’elle aurait pu consulter ; mais Phœbé avait ses raisons particulières pour dire, – et elle le disait avec quelque emphase, – que le Cavalier Wildrake était un impudent débauché de Londres. Enfin elle résolut de faire part de ses soupçons à celui qui était le plus intéressé à s’assurer s’ils étaient fondés ou non.
– J’apprendrai à maître Markham Éverard, se dit-elle, qu’il y a une guêpe qui bourdonne autour de sa ruche ; et de plus, que je sais que ce jeune maraudeur écossais a quitté des vêtemens de femme pour prendre des habits d’homme, chez la mère Creen , à qui il a remis une pièce d’or pour n’en rien dire ; – aussi elle n’en a parlé qu’à moi. – Si elle lui a donné la monnaie de sa pièce ou non, c’est à elle à le savoir ; mais maître Louis est un fin matois ; et il est assez probable qu’il n’aura pas manqué de la lui demander.
Trois ou quatre jours se passèrent sans aucun changement à la situation des choses. Le prince déguisé songeant de temps en temps à l’intrigue que la fortune semblait lui avoir ménagée pour son amusement, et saisissant toutes les occasions d’augmenter l’intimité de sa liaison avec Alice, mais fatiguant encore plus souvent le docteur Rochecliffe de questions sur la possibilité de quitter l’Angleterre ; et le digne homme, se trouvant hors d’état de lui répondre pertinemment, prit ses mesures pour se dérober à ces importunités royales en passant la plupart du temps dans des cachettes ignorées qui n’étaient connues que de lui, et qu’il avait découvertes pendant les vingt années employées à composer ses Merveilles de Woodstock.
Il arriva le quatrième jour que quelque circonstance, inutile à rapporter, avait obligé le vieux chevalier à sortir, et il avait laissé le jeune Écossais, qui était regardé alors comme faisant partie de la famille, seul avec Alice dans l’appartement de Victor Lee. Charles pensa que le moment était favorable pour commencer un cours de galanterie d’un genre qu’on pourrait nommer expérimental, et analogue à la conduite des Croates, qui dans une escarmouche courent bride en main et se tiennent prêts à attaquer l’ennemi ou à battre en retraite, suivant les circonstances. Après avoir débité, pendant quelques minutes, une sorte de jargon métaphysique qu’Alice aurait pu, au gré de son bon plaisir, regarder comme le langage de la simple galanterie, ou comme l’annonce de prétentions sérieuses, à l’instant où il la supposait occupée à chercher à s’expliquer ce qu’il voulait dire, Charles eut la mortification de reconnaître, par une question aussi simple que courte que lui fit Alice, qu’elle ne l’avait même pas écouté, et que, pendant qu’il lui adressait ses belles phrases, elle pensait à toute autre chose. Elle lui demanda en effet tout à coup quelle heure il était, et elle lui fit cette question d’un ton de curiosité si franc et si naïf qu’il était impossible d’y soupçonner la moindre nuance de coquetterie.
– Je vais aller consulter le cadran solaire, miss Alice, répondit Charles en rougissant, et piqué du mépris avec lequel il se croyait traité.
– Vous me ferez plaisir, maître Kerneguy, répondit Alice sans se douter le moins du monde de l’indignation qu’elle venait d’exciter.
Maître Kerneguy se leva et sortit sur-le-champ, non pour s’acquitter de sa commission, mais pour exhaler sa colère et dissiper sa mortification. Quoiqu’il fût d’un bon caractère, il était prince, peu habitué à la contradiction, encore moins au mépris ; son amour-propre se sentit en ce moment blessé au vif, et il jura plus sérieusement qu’il n’avait osé le faire encore qu’Alice lui paierait son insolence. Il se dirigea vers la forêt à grands pas, ne songeant à sa sûreté qu’en choisissant les sentiers les plus sombres et les plus retirés, marchant avec l’activité qui lui était naturelle, et à laquelle il pouvait se livrer, maintenant que quelques jours de repos l’avaient complètement délassé de toutes ses fatigues, et nourrissant son courroux par des projets de vengeance contre la coquette de village qu’aucun égard pour les lois de l’hospitalité ne devait plus mettre à l’abri de ses entreprises.
Le monarque irrité passa
Près du cadran qu’avait verdi la mousse,
sans daigner lui adresser un regard, et s’il avait eu quelque curiosité, il n’aurait pu la satisfaire, car le soleil ne brillait pas en ce moment. Il continua à marcher à grands pas, le visage couvert en partie de son manteau, et la tête baissée, ce qui diminuait sa taille ; et il se trouva bientôt dans les allées les plus obscures du bois, qu’il traversait à la hâte sans s’inquiéter de leur direction.
Tout à coup sa course fut interrompue par un cri : – Holà ! hé ! – ensuite par un ordre de s’arrêter ; enfin, ce qui lui parut encore plus extraordinaire, par le contact du bout d’une canne, appuyé sur son épaule d’une manière amicale et familière à la vérité, mais qui avait quelque chose d’impérieux.
Il y avait bien peu de personnes que Charles aurait reconnues avec plaisir en ce moment ; mais l’individu qui arrêtait ainsi sa marche était, de tous ceux auxquels il aurait pu songer, l’homme dont la présence lui aurait été le moins agréable. Lorsqu’il se retourna, en recevant ce signal palpable, il vit près de lui un jeune homme de grande taille et bienfait ; mais son costume grave, quoique propre et même élégant, son air de régularité, sa cravate bien blanche et bien empesée, et la propreté sans tache de ses souliers de cuir d’Espagne, annonçaient une recherche soigneuse, étrangère aux Cavaliers appauvris et vaincus, et qu’affectaient ceux du parti victorieux qui avaient le moyen de se procurer une mise décente ; nous ne parlons ici que des classes les plus distinguées et les plus respectables, qui en effet se piquaient de montrer l’amour de l’ordre et du décorum dans leur extérieur comme dans leur conduite.
Il y avait encore un désavantage pour le prince, et l’inégalité qui se trouvait entre lui et l’étranger qu’il avait en face en devenait plus sensible. Celui qui l’avait ainsi forcé à un pourparler involontaire avait un air de vigueur, d’autorité et de détermination ; il portait une longue rapière à son côté gauche, et sa ceinture soutenait un poignard et une paire de pistolets redoutables. – Louis Kerneguy n’avait d’autre arme que son épée, – ce qui n’aurait pas suffi quand même, la force personnelle du roi aurait été égale à celle de l’étranger qui venait de l’arrêter si inopinément.
Regrettant amèrement l’accès inconsidéré de dépit qui l’avait mis dans une telle situation, et surtout l’oubli de ses pistolets, arme si propre à rétablir le niveau entre la force et la faiblesse, Charles montra pourtant le courage et la présence d’esprit qui avaient été depuis des siècles le partage de presque tous les princes de sa malheureuse famille. Il resta ferme et immobile, le bas du visage toujours couvert de son manteau, paraissant attendre une explication, dans le cas où l’étranger l’aurait pris pour quelque autre.
Ce sang-froid produisit son effet, car l’étranger s’écria d’abord avec un ton de surprise : Quoi ! ce n’est pas Jocelin ! – Mais, si je ne reconnais pas Jocelin Joliffe, ajouta-t-il, je dois du moins reconnaître mon manteau.
– Je ne suis pas Jocelin Joliffe, comme vous pouvez le voir, monsieur, répondit Louis Kerneguy avec calme, en se redressant pour faire voir la différence de taille, et en écartant le manteau qui le couvrait.
– En ce cas, monsieur, dit l’inconnu, toujours d’un ton de surprise, j’ai à vous exprimer mon regret de m’être servi de ma canne pour vous avertir que je désirais vous parler. La vue de ce manteau, que je reconnais très-certainement pour m’appartenir, m’avait fait croire que vous étiez Jocelin, à la garde duquel je l’avais laissé à la Loge de Woodstock.
– Quand c’eût été Jocelin, monsieur, répondit le prétendu Louis Kerneguy avec beaucoup de sang-froid, vous auriez pu vous dispenser de frapper si fort .
L’étranger fut évidemment confus du calme que montrait celui à qui il s’adressait, et un sentiment de politesse fit qu’il renouvela ses excuses de la méprise qu’il avait commise en le prenant pour un autre. Maître Kerneguy n’était pas dans une situation à être pointilleux ; il salua gravement l’étranger, comme pour lui annoncer qu’il acceptait ses excuses ; et, se détournant, il reprit, à ce qu’il crut, le chemin de la Loge, quoique avec trop de promptitude pour être bien certain de la direction qu’il avait suivie dans le détour de la forêt.
Il fut fort embarrassé quand il s’aperçut que ce mouvement de retraite ne le débarrassait pas du compagnon qu’il venait d’acquérir à son grand regret. Marchait-il lentement ou à grands pas, l’étranger à costume puritain semblait déterminé à lui tenir compagnie ; et, sans chercher à le joindre où à entrer en conversation avec lui, il le suivait constamment, et ne lui laissait jamais qu’une avance de cinq ou six pas. Le roi hâta sa marche ; mais, quoiqu’il fût alors dans sa jeunesse, comme il continua à l’être dans son âge mûr, un des meilleurs piétons d’Angleterre, l’étranger, sans avoir besoin de courir, se maintenait toujours à la même distance avec une persévérance si infatigable, qu’elle blessa l’orgueil de Charles, et éveilla même ses craintes. Il commença donc à penser que, quelque danger qu’il pût courir dans un combat singulier avec cet étranger, il en aurait meilleur marché en vidant la querelle dans la forêt que dans le voisinage de quelque habitation, où un homme appartenant au parti dominant pourrait trouver des amis et de l’appui.
En proie à l’inquiétude, au dépit et à la colère, Charles se retourna tout à coup pour faire face à celui qui le suivait ainsi avec une sorte d’acharnement. Ils étaient alors dans une avenue étroite qui conduisait à la petite prairie sur laquelle dominait le chêne du roi, dont on apercevait, au bout de cette allée, le tronc gigantesque et les branches touffues, quoique en partie desséchées.
– Monsieur, dit-il à son persécuteur, vous vous êtes déjà rendu coupable envers moi d’une impertinence. Vous m’en avez fait des excuses ; et, ne voyant aucune raison qui eût pu vous porter à me choisir pour l’objet d’une incivilité, je les ai acceptées sans difficulté. Reste-t-il quelque chose à régler entre nous, pour que vous me suiviez de cette manière ? Si cela est, je serai charmé d’en connaître l’explication ou d’en avoir satisfaction. Je ne crois pas que vous puissiez avoir quelque ressentiment contre moi, car il me semble que je ne vous ai jamais vu avant ce moment. Si vous pouvez alléguer une bonne raison pour me demander satisfaction, je suis tout disposé à vous la rendre ; mais si votre but n’est que de contenter une curiosité impertinente, je vous apprendrai que je ne puis souffrir que personne joue auprès de moi le rôle d’espion dans mes promenades.
– Quand je reconnais mon manteau sur les épaules d’un autre, répondit l’étranger d’un ton sec, il me semble que j’ai naturellement le droit de savoir ce qu’il deviendra ; car je vous dirai, monsieur, que, quoique je me sois trompé quant à l’individu qui le porte, je me regarde comme autorisé à appuyer ma canne sur le manteau qui vous couvre ; si vous accordez à un homme le droit de secouer la poussière de ses vêtemens. Si donc nous devons être amis, je vous demanderai par exemple comment il se fait que vous portiez mes habits, et où vous allez ainsi vêtu. Si vous refusez de me satisfaire, je me permettrai de vous arrêter, et je suis autorisé à le faire.
– Oh ! le malheureux manteau ! pensa le prince fugitif ; et trois fois plus malheureux le sot mouvement de dépit qui m’a fait venir ici ainsi affublé pour me faire une querelle et attirer les regards sur moi dans un moment où la paix et l’incognito sont si nécessaires à ma sûreté.
– Si vous me permettez les conjectures, monsieur, continua l’étranger, qui n’était autre que Markham Éverard, je vous prouverai que vous êtes mieux connu que vous ne le pensez.
– À Dieu ne plaise ! pensa le roi, et ce peu de mots étaient une prière silencieuse qu’il fit avec autant de dévotion qu’il en avait jamais montré dans toute sa vie. Cependant, même en ce moment d’extrême danger, son courage et son sang-froid ne l’abandonnèrent pas, et il songea qu’il était de la plus haute importance de ne pas avoir l’air effrayé et de répondre de manière à amener une explication, quelque dangereuse qu’elle pût être.
– Si vous me connaissez, monsieur, lui répondit-il, et que vous soyez un homme bien né, comme votre extérieur l’annonce, il vous est facile de deviner quel accident m’a forcé à porter ces habits que vous dites vous appartenir.
– Oh ! monsieur, répliqua le colonel Éverard, dont la colère n’était nullement calmée par la douceur avec laquelle l’étranger lui répondait, nous avons appris par cœur nos Métamorphoses d’Ovide, et nous savons dans quel dessein les jeunes gens de qualité voyagent déguisés. – Nous savons qu’on a même recours aux habits de femme en certaines occasions ; – nous connaissons l’histoire de Vertumne et Pomone.
Le pauvre monarque, en pesant ces paroles, fit une nouvelle prière bien fervente pour que cette affaire malencontreuse n’eût pas une cause plus sérieuse que la jalousie de quelque admirateur d’Alice Lee ; se promettant bien que, tout dévoué qu’il était au beau sexe, il ne se ferait aucun scrupule de renoncer à la plus belle de toutes les filles d’Ève pour sortir d’embarras.
– Vous paraissez être un gentilhomme, monsieur, dit-il, et en ce cas je n’ai aucune raison pour vous cacher que j’appartiens à la même classe.
– Ou peut-être à une classe un peu plus élevée ?
– Le mot gentilhomme est un terme qui s’applique à quiconque a le droit de porter des armoiries. – Un lord, un duc, un prince, n’est rien de plus qu’un gentilhomme ; et, s’il est dans l’infortune comme moi, il peut se contenter de ce titre de courtoisie.
– Je n’ai nullement dessein, monsieur, de tirer de vous quelque aveu qui puisse nuire à votre sûreté ; je ne me regarde pas comme chargé d’arrêter des individus qui se sont laissé égarer par un sentiment de devoir mal entendu, et que les gens de bonne foi doivent plaindre plutôt que de chercher à les punir. – Mais, si ceux qui ont excité dans leur patrie des troubles et une guerre civile veulent aussi porter la honte et le déshonneur dans le sein des familles ; – s’ils osent essayer de placer la scène de leurs désordres sous les toits hospitaliers qui leur accordent un abri contre la vindicte publique, croyez-vous, milord, que nous devions le souffrir patiemment ?
– Si vous avez le dessein bien formé de me susciter une querelle, expliquez-vous clairement et en homme d’honneur. Vous avez sans doute l’avantage des armes ; mais ce ne sera pas cette raison qui me fera reculer devant un seul antagoniste. – Si au contraire vous êtes disposé à entendre la raison, je vous dirai tranquillement que je ne me doute pas de ce dont vous pouvez m’accuser, et que je ne conçois pas pourquoi vous me donnez le titre de lord.
– Vous niez donc que vous soyez lord Wilmot ?
– Je puis le nier en toute sûreté de conscience.
– Peut-être préférez-vous vous nommer comte de Rochester ? – Nous avons entendu dire que le but auquel aspirait votre ambition était d’obtenir ce titre du roi d’Écosse.
– Je ne suis ni lord ni comte, aussi vrai que j’ai une ame à sauver. Mon nom est…
– Ne vous dégradez point par un mensonge inutile, milord ; et surtout en présence d’un homme qui, je vous le promets, n’appellera pas la justice publique au secours de son épée, s’il croit devoir s’en servir. – Pouvez-vous regarder cette bague, et nier que vous soyez lord Wilmot ?
Il présenta au roi déguisé une bague qu’il prit dans sa bourse, et que Charles reconnut sur-le-champ pour celle qu’il avait laissée tomber dans la cruche d’Alice près de la fontaine de Rosemonde, sans autre intention que de céder à un mouvement de galanterie qui le portait à donner une bague à une jolie fille qu’il avait effrayée sans le vouloir.
– Je connais cette bague, dit-il, et je conviens qu’elle a été en ma possession ; mais comment elle prouve que je sois lord Wilmot, c’est ce que je ne puis concevoir ; et, dans tous les cas, elle rend un faux témoignage contre moi.
– Vous allez en avoir la preuve, dit Éverard ; et, reprenant la bague, il pressa un petit ressort caché dans le chaton, et la pierre, se levant, laissa voir le chiffre de lord Wilmot parfaitement gravé en miniature et surmonté d’une couronne de comte. – Que dites-vous maintenant, monsieur ? demanda-t-il.
– Que des présomptions ne sont pas des preuves, et que tout ceci peut s’expliquer très-facilement. Je suis fils d’un noble écossais qui fut blessé mortellement et fait prisonnier à la bataille de Worcester. En m’ordonnant de me mettre en sûreté par la fuite, il me remit le peu de bijoux qu’il avait sur lui, et celui-ci en faisait partie. Je lui avais entendu dire qu’il avait changé de bague avec lord Wilmot en Écosse, je ne sais en quelle occasion ; mais je ne connais pas le ressort que vous venez de faire jouer.
Il peut être à propos de dire ici qu’à ce dernier égard Charles disait la vérité. Il se serait bien gardé de se défaire de cette bague s’il avait pu croire qu’elle fût si facilement reconnue.
– Encore une fois, dit-il après un moment de silence, – car je vous ai fait des aveux très-importans à ma sûreté, – si vous êtes généreux, ne vous obstinez pas à me suivre plus long-temps, et il peut se présenter un moment où je vous serai utile à mon tour. – Si votre intention est de m’arrêter, il faut que ce soit ici, car je ne vous suivrai pas, et je ne souffrirai pas que vous me suiviez. – Si vous me laissez passer, je vous en remercierai ; sinon, tirez votre épée.
– Jeune homme, dit le colonel Éverard, vous m’avez porté à douter si vous êtes le jeune et noble libertin pour lequel je vous ai pris ; mais les liaisons intimes que vous avouez que votre famille a eues avec lui sont pour moi une forte présomption que vous êtes un adepte dans l’école de débauche dont Wilmot et Villiers sont professeurs, et dans laquelle leur digne maître a pris ses degrés. Votre conduite à Woodstock, où vous avez payé une hospitalité généreuse en conspirant contre l’honneur de vos hôtes, prouve que vous avez bien profité des leçons que vous avez reçues dans une telle académie. Je n’avais dessein que de vous donner un avis à ce sujet ; – ce sera votre faute si j’ajoute le châtiment à l’avis.
– Avis ! – châtiment ! s’écria Charles avec indignation en portant la main sur sa rapière ; – et c’est à moi que s’adresse ce langage ! – Monsieur, vous avez compté sur ma patience plus que ne vous le permettait le soin de votre sûreté ! – L’épée à la main, monsieur !
– Ma religion, répondit Éverard, me défend l’effusion du sang sans nécessité. – Retournez chez vous, monsieur ; – soyez sage, – écoutez les conseils de l’honneur et de la prudence. – Respectez la famille Lee, et sachez qu’il existe un homme qui y tient de très-près par les liens du sang, et qui vous demandera un compte sévère de toutes vos actions à cet égard.
– Ah, ah ! s’écria le prince avec un sourire amer ; tout est expliqué maintenant. – Nous avons sous les yeux notre colonel Tête-Ronde, – notre cousin puritain, – l’homme aux citations évangéliques, – le saint dont Alice Lee rit de si bon cœur. – Si votre religion vous défend de donner satisfaction à un homme d’honneur, monsieur, elle devrait aussi vous défendre de l’insulter.
La colère des deux champions ne connut plus de bornes. – Ils tirèrent l’épée, et le combat commença, le colonel ne voulant pas profiter de l’avantage qu’auraient pu lui donner ses armes à feu. Un coup mal paré, un pied qui aurait glissé, auraient pu en ce moment changer les destinées de la Grande-Bretagne ; mais l’arrivée d’un tiers sépara les combattans.