« D’un surveillant fâcheux le prince a triomphé. »
SHAKSPEARE. Richard II.
Les combattans que nous avons laissés aux prises à la fin du chapitre précédent se portèrent mutuellement plusieurs coups avec un courage égal, et les parèrent avec la même adresse. Charles avait assisté à un trop grand nombre d’actions, et avait pris trop long-temps une part active à la guerre civile dont il avait été victime, pour trouver quelque chose de nouveau ou de surprenant dans la nécessité de se défendre lui-même ; et Éverard s’était distingué par sa bravoure personnelle aussi bien que par les autres qualités nécessaires à un officier supérieur. Mais l’arrivée d’un tiers empêcha la conclusion tragique d’un combat dans lequel la victoire n’aurait pu être qu’un sujet de regrets pour le vainqueur, n’importe lequel des deux adversaires l’eût été.
C’était le vieux chevalier lui-même qui retournait chez lui, monté sur un petit cheval de fermier, car la guerre et la confiscation ne lui avaient pas laissé le choix d’un plus noble coursier. Il se jeta entre les combattans et leur ordonna, sous peine de la vie, de baisser les armes, et un coup d’œil qu’il jeta en même temps, d’abord sur l’un et ensuite sur l’autre, lui apprit à qui il avait affaire.
– Les diables de Woodstock, dont on parle tant, s’écria-t-il, ont-ils pris possession de vous, pour que vous osiez tirer l’épée dans l’enceinte d’un parc royal ? Que je vous apprenne à tous deux que, tant que le vieux Henry Lee sera à Woodstock, il maintiendra les immunités du parc, comme si le roi était assis sur son trône. Personne ne se battra ici en duel, – si ce n’est les cerfs dans le temps du rut. – L’épée dans le fourreau ; – tous deux, ou la mienne verra aussi le jour, et je serai peut-être le diable le plus enragé des trois. – Comme dit Will :
Je vous étrillerai tous les deux d’importance,
Et quoi que vous fassiez avec ce brin de fer,
Vous croirez que le diable est sorti de l’enfer.
Les combattans baissèrent leurs armes, mais continuèrent à se regarder d’un air sombre, comme on le fait en pareil cas quand on ne veut ni avoir l’air de désirer la paix plus que son antagoniste, ni par conséquent être le premier à remettre son épée dans le fourreau.
– Rengainez vos épées, messieurs ; – rengainez-les à l’instant même ! s’écria sir Henry d’un ton encore plus positif. Je le dis à chacun de vous, et à tous deux, ou vous aurez affaire à moi, je vous le promets. – Vous pouvez rendre graces au ciel de ce que les temps sont changés. J’ai vu le jour où votre insolence vous eût coûté à tous deux la main droite, à moins que vous ne l’eussiez rachetée par une bonne somme d’argent. – Mon neveu, si vous ne voulez perdre mon affection sans retour, je vous ordonne de rengainer votre épée. – Maître Kerneguy, vous êtes mon hôte, je vous prie de ne pas me faire l’insulte de rester l’épée à la main dans un endroit où il est de mon devoir de maintenir la paix.
– Je vous obéis, sir Henry, répondit Charles en remettant son épée dans le fourreau ; je sais à peine pourquoi monsieur m’a attaqué. Je vous assure que personne ne respecte plus que moi la personne et les privilèges du roi, quoique ce sentiment soit un peu hors de mode.
– Nous pourrons, monsieur, dit Éverard, nous rencontrer dans un lieu où ni la personne royale ni les privilèges de la royauté ne pourront être offensés.
– Sur ma foi, cela sera assez difficile, monsieur, répondit Charles, incapable de résister à l’envie de placer cette plaisanterie. – Je veux dire qu’il reste au roi si peu de partisans que la perte du moindre d’entre eux peut lui apporter quelque préjudice. Cependant, en dépit d’un tel risque, je suis tout disposé à me rencontrer avec vous partout où un pauvre Cavalier peut espérer de fuir en sûreté s’il a la bonne fortune d’être victorieux.
La première idée qui s’était présentée à l’imagination de sir Henry Lee avait été celle de l’insulte faite à un domaine royal ; mais en ce moment il commença à songer à la sûreté de son neveu, et de celui qu’il regardait comme un jeune royaliste.
– Messieurs, dit-il, je dois insister pour qu’il ne soit plus question de cette querelle. Mon neveu Markham, avez-vous dessein de me récompenser de la condescendance que j’ai eue de revenir à Woodstock sur votre invitation en saisissant la première occasion de couper la gorge à un de mes hôtes ?
– Monsieur, répondit Markham, si vous connaissiez ses projets comme je les connais… Il n’acheva pas sa phrase, sachant fort bien qu’il ne ferait qu’irriter son oncle sans le convaincre, et que tout ce qu’il pourrait dire des desseins criminels de Kerneguy contre Alice serait attribué à des soupçons jaloux. Il baissa les yeux, et garda le silence.
– Et vous, maître Kerneguy, continua sir Henry, me direz-vous quelle raison vous arme contre la vie de ce jeune homme, à qui je dois pourtant prendre quelque intérêt, puisqu’il est mon neveu, quoiqu’il ait malheureusement oublié ses devoirs de sujet loyal.
– J’ignorais que monsieur eût cet honneur, répondit Kerneguy ; cette qualité m’aurait certainement défendu de tirer l’épée contre lui. – Mais il a été l’agresseur, et je ne puis dire pourquoi il m’a cherché querelle, à moins que ce ne soit à cause de la différence de nos opinions politiques.
– Vous savez le contraire, répliqua Éverard ; vous savez que je vous ai dit que, comme royaliste fugitif, vous n’aviez rien à craindre de moi, et vos derniers mots ont prouvé que vous connaissiez mon degré de parenté avec sir Henry. Au surplus, cette dernière circonstance est peu importante ; car je me mépriserais moi-même si je faisais valoir cette parenté comme un moyen de protection contre vous et contre tout autre.
Tandis qu’ils disputaient ainsi, chacun d’eux ayant ses raisons particulières pour ne pas faire allusion à la véritable cause de la querelle, sir Henry les regardait alternativement l’un après l’autre avec un air pacificateur.
– Que veut dire tout ceci ? s’écria-t-il ; on serait tenté de croire que
– Circé, l’enchanteresse,
Vous a tous deux fait boire en sa coupe traîtresse.
– Allons, jeunes gens, allons ; souffrez qu’un vieillard serve de médiateur entre vous. – Je n’ai pas la vue courte en pareilles affaires ; – les causes de discorde sont quelques fois moins grandes que l’aile du plus petit moucheron. Je pourrais citer cinquante exemples arrivés de mon temps, où, comme le dit Will, deux braves champions,
L’un contre l’autre ont fait de vigoureux efforts,
Et se sont vaillamment combattus corps à corps,
sans qu’aucun d’eux, après le combat, pût se rappeler la cause de la querelle ; souvent c’est si peu de chose ! – Prendre le côté du mur, – se froisser l’épaule en passant l’un près de l’autre, – une parole trop hâtée, – un geste mal interprété. – Allons, n’importe quelle a été la cause de votre querelle, oubliez-la. D’ailleurs, vous vous en êtes passé la fantaisie ; et si vous avez rengainé vos rapières sans qu’elles fussent teintées de sang, ce n’est pas votre faute ; vous n’avez fait qu’obéir aux ordres d’un homme qui avait le droit d’employer son autorité à cet égard. – À Malte, où les principes du duel sont parfaitement entendus et ponctuellement suivis, tous ceux qui sont engagés dans un combat singulier sont tenus de mettre bas les armes à l’ordre d’un chevalier, d’un prêtre ou d’une dame ; et la querelle interrompue de cette manière est regardée comme honorablement terminée sans qu’il soit permis de la faire revivre. – Mon neveu, je crois impossible que vous nourrissiez de la haine contre ce jeune homme, parce qu’il a porté les armes pour son roi. Écoutez ma proposition amicale, Markham. – Vous savez que je n’ai pas de rancune, quoique j’aie quelque raison pour être mécontent de vous. – Donnez votre main à maître Kerneguy en signe d’amitié, et retournons tous trois à la Loge, pour boire ensemble un verre de vin du Rhin en signe de réconciliation complète.
Markham Éverard se trouva hors d’état de résister à ce qui paraissait un retour de l’affection de son oncle. À la vérité, il soupçonnait, – et il ne se trompait pas tout-à-fait, – que cette invitation ne partait pas entièrement d’un renouvellement de bienveillance, mais que son oncle voulait aussi, par cette marque d’égard, s’assurer du moins de sa neutralité, sinon de ses secours, en faveur du royaliste fugitif. Il sentait qu’il se trouvait dans une position épineuse, et qu’il pouvait devenir suspect à son propre parti en entretenant des relations même avec un si proche parent, qui accueillait de pareils hôtes. Mais, d’une autre part, il pensait que les services qu’il avait rendus à la république étaient assez importans pour avoir plus de poids que tout ce que l’envie pourrait arguer contre lui. Bien plus, quoique la guerre civile eût jeté la division entre les familles de plus d’une manière, maintenant qu’elle semblait terminée par le triomphe des républicains, la rage des haines politiques commençait à se ralentir, et les anciens nœuds d’amitié et de parenté reprenaient, au moins en partie, leur première influence. Bien des réconciliations avaient eu lieu, et ceux qui, comme Éverard, appartenaient au parti victorieux employaient souvent leur crédit en faveur de leurs parens moins fortunés.
Tandis que ces idées se présentaient rapidement à son esprit, accompagnées de la perspective flatteuse de renouveler ses liaisons avec Alice Lee, ce qui pouvait le mettre à portée de la protéger contre toute chance d’injure ou d’insulte, Markham Éverard tendit la main au prétendu page écossais, et lui dit en même temps que, quant à lui, il était disposé à oublier la cause de leur querelle, ou, pour mieux dire, à la regarder comme la suite d’un malentendu, et à offrir à maître Kerneguy toute l’amitié qui pouvait exister entre des hommes d’honneur qui avaient embrassé des partis différens.
Ne pouvant surmonter les sentimens de sa dignité personnelle, quoique la prudence lui fît une loi de l’oublier, Charles se borna à saluer Éverard sans accepter la main que celui-ci lui offrait.
– Il n’avait besoin, dit-il, de faire aucun effort pour oublier la cause de leur querelle, puisqu’il n’avait jamais pu la comprendre ; mais de même qu’il n’avait pas cherché à éviter son ressentiment, de même il était prêt à lui rendre, au même degré, tout ce qu’il lui plairait de lui accorder de ses bonnes graces.
Éverard retira sa main en souriant, et salua le page à son tour, attribuant la raideur avec laquelle celui-ci recevait ses avances à l’humeur fière et hautaine d’un jeune Écossais élevé dans des idées d’importance de famille et de dignité personnelle, idées que le peu de commerce qu’il avait encore eu avec le monde n’avait pas suffi pour rectifier.
Sir Henry Lee, charmé de voir se terminer ainsi cette querelle par déférence, comme il le supposait, pour son autorité, et n’étant pas très-fâché, au fond du cœur, de trouver cette occasion pour rouvrir sa porte à un neveu pour qui, malgré ses fautes politiques, il avait plus d’affection qu’il ne le croyait peut-être lui-même, leur dit d’un ton de consolation :
– Ne soyez pas mortifiés, jeunes gens ; je vous proteste qu’il m’en a coûté de vous séparer en vous voyant vous comporter si honorablement par pur amour pour l’honneur, sans soif de sang et sans haine l’un contre l’autre. Je vous promets que sans les devoirs que j’avais à remplir comme grand-maître de la capitainerie de Woodstock et le serment que j’ai prêté en cette qualité, bien loin de songer à vous ôter les armes des mains, j’aurais plutôt voulu être juge du champ clos, – Mais une querelle terminée est une querelle oubliée, et la vôtre ne doit plus avoir d’autre suite que l’appétit qu’elle a sans doute aiguisé.
À ces mots il remonta sur son petit cheval, et marcha en triomphe vers la Loge en prenant le chemin le plus court. Ses pieds, appuyés sur l’étrier, touchant presque à terre ; – le bas de ses cuisses s’arrondissant autour des flancs de son coursier ; – les talons tournés en dehors et baissés autant que possible ; – le corps perpendiculaire ; – les rênes systématiquement divisées dans sa main gauche ; – la droite tenant une houssine dirigée diagonalement vers l’oreille gauche de sa monture ; – il semblait un champion de manège digne de monter Bucéphale. Ses deux compagnons, placés à sa droite et à sa gauche, comme deux écuyers, pouvaient à peine retenir un sourire en voyant la position scientifique et étudiée du Cavalier, faisant contraste avec la petite taille de son cheval, sa longue queue, sa longue crinière, et ses yeux qui brillaient comme deux charbons rouges sous un double rideau de longs cils. Si le lecteur a vu l’ouvrage du duc de Newcastle sur l’équitation, – splendida moles ! – il aura une représentation exacte du bon chevalier, s’il peut se le figurer comme un des cavaliers des estampes de cet ouvrage, placé, avec toutes les graces de son art, sur un petit bidet du pays de Galles ou d’Exmoor, dans son état sauvage, n’ayant jamais été ni dressé, ni peut-être même étrillé ; et le ridicule paraissant encore plus sensible par la disproportion de taille entre l’animal et le cavalier.
Le chevalier s’aperçut peut-être de leur air de surprise, car les premiers mots qu’il prononça quand ils furent en marche furent. – Pixie est petit, messieurs, mais il ne manque pas de feu ; – et ici il eût soin que Pixie lui-même confirmât cette assertion en lui faisant exécuter une espèce de courbette, – Oui, Pixie est petit, mais il est plein d’ardeur ; et si je n’étais un peu trop grand pour me comparer à un nain, – le chevalier avait près de six pieds , – je penserais, toutes les fois que je le monte, au roi des génies, dont Mike Drayton parle en ces termes :
À cheval sur un perce-oreille
Qu’à peine il avait pu monter,
Il le faisait pirouetter
Par une adresse sans pareille.
Fière du poids qu’elle portait
Sa monture extraordinaire
Caracolait, tournait, sautait,
Et touchait à peine à la terre.
– Mon vieil ami Pixie ! dit Éverard en passant la main sur le cou du cheval ; je suis charmé qu’il ait survécu à ces malheureux temps. – Pixie doit avoir plus de vingt ans, sir Henry ?
– Plus de vingt ans ? répéta le chevalier ; oui, certainement. La guerre, mon neveu Markham, est comme un ouragan qui n’épargne que ce qui mérite le moins d’être conservé. Le vieux Pixie et son vieux maître ont survécu à de grands hommes et à de grands chevaux, quoique ni l’un ni l’autre ne soient plus bons à grand’chose. – Et pourtant, comme le dit Will, un vieillard peut encore quelquefois faire quelque chose, et Pixie et moi nous vivons encore comme vous le voyez.
– Nous vivons encore ? dit le jeune Écossais finissant par un vers la citation que le vieillard n’avait pas terminée ; oui ; nous vivons encore pour donner au monde
Le modèle achevé d’un parfait cavalier.
Éverard rougit, car il sentit l’ironie ; mais il n’en fut pas de même de son oncle, dont la vanité ne lui permit pas de douter un instant de la sincérité du compliment.
– On vous en a donc parlé ? dit le chevalier. Il est vrai que du temps du roi Jacques j’ai figuré plus d’une fois dans les joutes, et là vous auriez pu
Voir le jeune Harry la visière levée.
Quant au vieux Harry, ma foi… Ici le vieillard se tut un instant, et parut dans le travail d’esprit d’un homme qui va accoucher d’un calembour. – Quant à voir le vieux Harry, ma foi… autant voir le diable. – Vous m’entendez, maître Kerneguy. – Vous savez que le diable et moi nous portons le même nom . Ha ! ha ! ha ! – Neveu Éverard, j’espère que votre puritanisme n’est pas blessé d’une plaisanterie innocente ?
Sir Henry fut si charmé des applaudissemens de ses compagnons, qui leur débita la totalité du beau passage dont il venait de citer un vers, et il finit par défier le siècle où il vivait, en faisant un faisceau de tous ses beaux esprits, Donne, Cowley, Waller et tout le reste, de produire un poète qui fût doué de la dixième partie du génie du vieux Shakspeare.
– Comment ! dit Louis Kerneguy ; on dit que nous avons parmi nous un de ses descendans, sir William d’Avenant, et bien des gens le regardent comme un homme d’esprit.
– Quoi ! s’écria sir Henry, Will d’Avenant, que j’ai connu dans le Nord, officier sous Newcastle quand le marquis était devant Hull ? – C’était un honnête Cavalier ; mais comment se fait-il qu’il soit parent de Will Shakspeare ?
– Il en descend pourtant en ligne directe, du côté le plus sûr, et à la vieille mode, répondit le jeune Écossais, si d’Avenant dit la vérité. Il paraît que sa mère était une maîtresse joyeuse d’auberge, fraîche et de bonne mine, entre Stratford et Londres ; Shakspeare logeait souvent chez elle quand il se rendait dans la ville qui l’avait vu naître, et par suite d’amitié et de compérage, comme nous disons en Écosse, Will Shakspeare fut parrain de Will d’Avenant. Or, peu content de cette parenté spirituelle, le second Will prétend en établir une naturelle en disant que sa mère était grande admiratrice de l’esprit, et qu’elle ne mettait pas de bornes à sa complaisance pour les hommes de génie.
– Fi le misérable ! s’écria Éverard ; voudrait-il acheter la vaine gloire de descendre d’un poète, ou même d’un prince, aux dépens de la réputation de sa mère ? – Il mériterait d’avoir le nez fendu.
– Cela serait difficile, répondit le prince déguisé en songeant à la physionomie du poète.
– Will d’Avenant, fils de Will Shakspeare ! dit le chevalier, qui n’était pas encore revenu de la surprise dans laquelle l’avait jeté une prétention si présomptueuse ; – cela me rappelle quelques vers que j’ai entendus au spectacle des marionnettes, dans la pièce intitulée Phaéton, où le héros se plaint ainsi de sa mère :
Les enfans du hameau me suivent en criant :
Toi, le fils du Soleil ! Au diable l’impudent
.
– A-t-on jamais vu une assurance si impudente ! Will d’Avenant fils du poète le meilleur, le plus brillant qui ait jamais existé, qui existe à présent, et qui puisse exister dans toute la suite des siècles à venir ! – Mais je vous demande pardon, mon neveu ; – je crois que vous n’aimez pas les pièces de théâtre.
– Je ne suis pas tout-à-fait à cet égard aussi puritain que vous voudriez bien le dire, mon oncle, répondit Éverard. Je ne les ai peut-être que trop aimées autrefois ; même à présent je ne les condamne pas en masse et indistinctement, quoique je n’en approuve pas les excès et les extravagances. – Dans Shakspeare même, je ne puis m’empêcher de trouver des passages contraires à la décence et dangereux pour les bonnes mœurs, – d’autres qui tendent à ridiculiser la vertu et à préconiser le vice, ou du moins à couvrir la laideur de ses traits. – Je ne puis croire que la lecture de ces beaux poëmes soit utile, surtout aux jeunes gens des deux sexes, quand j’y vois l’effusion du sang indiquée comme la principale occupation des hommes, et l’intrigue comme le seul emploi du temps des femmes.
En se permettant ces observations, Éverard était assez simple pour croire qu’il ne faisait que fournir à son oncle une occasion pour défendre son opinion favorite, sans l’offenser par une contradiction si modérée. Mais dans le cas dont il s’agissait, comme dans plusieurs autres, il oubliait combien son oncle était opiniâtre dans sa manière de voir en religion, en politique et en matière de goût ; car il aurait été aussi facile de le convertir à la forme du gouvernement ecclésiastique presbytérien, ou de l’engager à prêter le serment d’abjuration, que d’ébranler sa foi en Shakspeare.
Il y avait une autre particularité dans le système de discussion adopté par le bon chevalier, et qu’Éverard n’avait jamais pu comprendre, étant lui-même naturellement franc et sans détours, et attaché d’ailleurs à une secte qui ne voyait pas de bon œil les tergiversations et les tièdes concessions qu’on se permet souvent dans la société. Sir Henry, connaissant son naturel impétueux, se tenait scrupuleusement en garde contre ce défaut ; et, dans un moment où il était intérieurement courroucé, il conduisait la discussion quelque temps avec toute l’apparence du plus grand calme, mais enfin sa violence, l’emportant, renversait et entraînait toutes les digues artificielles qu’il y avait opposées. Il arrivait ainsi qu’en vieux général rusé il semblait faire retraite en bon ordre et pas à pas devant celui qui le pressait, en n’opposant que tout juste assez de résistance pour engager son antagoniste à le poursuivre jusqu’à l’endroit où, faisant halte tout à coup, il l’attaquait à l’improviste en employant contre lui cavalerie, infanterie et artillerie en même temps ; et alors il manquait rarement de mettre l’ennemi en désordre, quoique sans pouvoir toujours remporter la victoire.
Ce fut donc d’après ce principe qu’en entendant les observations que venait de faire Éverard il dissimula son courroux, et répondit avec une politesse forcée, – que sans contredit les presbytériens, dans ces temps malheureux, avaient donné de si fortes preuves de leur humilité, de leur peu d’ambition et de leurs désirs pour le bien public, qu’il était impossible de refuser de croire à la sincérité des objections qu’ils faisaient contre des ouvrages dans lesquels les plus nobles sentimens de religion et de vertu, – sentimens capables de convertir les pécheurs les plus endurcis, – : sentimens qui pourraient être convenablement placés dans la bouche des saints et des martyrs mourans, – se trouvaient, par suite de la grossièreté et du mauvais goût du temps, mêlés de quelques bouffonneries triviales, etc., lesquelles on n’y découvrait guère à moins qu’on ne les y cherchât péniblement, pour s’en faire un motif de réprobation contre ce qui était en soi-même digne des plus grands éloges ; mais ce qu’il désirait surtout apprendre de son neveu, c’était si, parmi ces hommes tellement doués par le ciel, qui avaient chassé de leurs chaires les savans docteurs et les profonds théologiens de l’Église anglicane et qui occupaient maintenant leurs places, il s’en trouvait quelqu’un que les muses eussent inspiré, – s’il pouvait employer ce terme profane sans offenser le colonel, – ou s’ils n’étaient pas tous aussi sottement, aussi brutalement ennemis des belles-lettres qu’ils l’étaient de l’humanité et du sens commun.
Éverard aurait pu deviner, par le ton de sarcasme et d’ironie de ce discours, qu’une tempête furieuse grondait dans le sein de son oncle. Il aurait même pu juger de l’état véritable des sentimens du vieux chevalier par l’emphase avec laquelle il avait appuyé sur le mot colonel, titre qu’il regardait comme le lien qui attachait son neveu à un parti odieux, et qu’il ne donnait jamais à Éverard que lorsqu’il commençait à lâcher les rênes de son emportement, tandis que, lorsqu’il était disposé à maintenir avec lui une bonne intelligence, il l’appelait son neveu ou Markham. Et dans le fait ce fut parce qu’il s’en douta et dans l’espérance de voir sa cousine Alice que le colonel s’abstint de faire une réplique à la harangue de son oncle, qui la terminait en descendant de cheval à la porte de la Loge et en entrant dans le vestibule, suivi de ses deux compagnons.
Phœbé, qui s’y trouvait en ce moment, reçut ordre d’apporter du vin. L’Hébé de Woodstock ne manqua pas de reconnaître Éverard et de l’assurer par une référence presque imperceptible qu’il y était le bienvenu ; mais elle ne le servit pas aussi bien qu’elle en avait dessein en demandant à son maître, comme une chose toute naturelle, si elle avertirait miss Alice de descendre. Un Non ferme et décidé fut la seule réponse qu’elle obtint de lui, et cette intervention, arrivée mal à propos, sembla redoubler encore l’indignation qu’il avait conçue contre Éverard pour avoir parlé de Shakspeare avec tant d’irrévérence. Dès qu’elle fut partie, sir Henry reprit le sujet de la conversation qui avait été interrompue.
– J’insisterais, dit-il, – s’il convenait à un pauvre Cavalier licencié de se servir d’une pareille expression en parlant à un des chefs de l’armée triomphante, – j’insisterais, dis-je, pour savoir si la révolution qui nous a envoyé des saints et des prophètes sans fin ne nous a pas aussi donné un poète assez inspiré par la grace d’en-haut pour éclipser le vieux Will, notre idole à nous autres aveugles et mondains Cavaliers.
– Oui, sans doute, monsieur, répondit le colonel Éverard ; je connais des vers composés par un ami de la république qui, pesés dans une balance impartiale, peuvent égaler même la poésie de Shakspeare, et dans lesquels on ne trouve pas les alimens grossiers d’un goût dépravé, que ce grand poète offrait quelquefois à l’appétit désordonné d’un auditoire encore à demi barbare.
– En vérité ! s’écria le vieux chevalier retenant son courroux avec quelque peine ; je voudrais connaître ce chef-d’œuvre de poésie. – Puis-je demander le nom de cet auteur illustre ?
– Ce doit être Vicars ou du moins Withers , dit le page supposé.
– Non, monsieur, répliqua Éverard, ni Drummond de Hawthornden, ni lord Stirling . Et cependant les vers justifieront ce que j’en ai dit, si vous excusez la médiocrité du débit, car je suis plus habitué à parler à un bataillon qu’à ceux qui aiment le commerce des muses. C’est une dame qui parle ; elle est égarée dans une forêt ; nul sentier ne s’offre à ses yeux, et d’abord elle s’exprime comme étant agitée par des craintes surnaturelles occasionées par sa situation.
– Quoi ! s’écria sir Henry avec surprise ; une pièce de théâtre, – et composée par un poète tête-Ronde !
– C’est du moins une production dramatique, répondit Éverard ; et il commença à débiter d’un ton simple, mais prouvant qu’il sentait bien ce qu’il récitait, les vers aujourd’hui si connus, mais alors presque ignorés, d’un auteur dont la réputation reposait à cette époque plutôt sur ses ouvrages polémiques et politiques que sur la poésie sublime qui devait par la suite être le monument éternel de son immortalité.
……
Le cœur de cette crainte un instant peut frémir ;
Mais l’homme vertueux à qui sa conscience,
Champion intrépide, offre son assistance,
De ce joug si honteux sait bientôt s’affranchir…
– C’est mon opinion, Markham, s’écria le chevalier ; précisément mon opinion, – mieux exprimée peut-être, mais c’est exactement ce que je disais quand ces coquins de Têtes-Rondes prétendaient voir des esprits à Woodstock. Continuez, je vous prie.
Éverard continua.
Sainte Foi, dont les yeux sont pleins de pureté ;
Déesse aux ailes d’or, angélique Espérance ;
Aimable Chasteté, virginale Innocence ;
Groupe consolateur, soyez le bien-venu !
Je vous vois, votre prix à mes yeux est connu.
Oui, je crois que celui dont le bien est l’essence,
Et le mal l’instrument qui sert à sa vengeance,
M’enverrait au besoin un ange protecteur
Pour défendre ma vie et garder mon honneur.
– Ah ! me suis-je trompée, ou quelque noir nuage
De la reine des nuits a-t-il terni l’image,
Et d’un voile argenté paré ses vêtemens ?
……
– Le reste m’a échappé, dit Éverard, et je suis même surpris que ma mémoire ait conservé un si long fragment.
Sir Henry Lee, qui s’attendait à quelque effusion poétique bien différente de ces beaux vers, changea bientôt l’expression méprisante qu’avait prise sa physionomie. Ses lèvres cessèrent de se contracter dédaigneusement, et, se frottant la barbe de la main gauche, il appuya l’index de la droite sur son sourcil en signe de profonde attention. Lorsque Éverard eut cessé de parler, le vieillard soupira comme à la fin d’un morceau de musique attendrissante, et il adressa la parole au colonel d’un ton radouci.
– Mon neveu Markham, dit-il, ces vers sont coulans, et ils produisent sur mon oreille le même effet que les sons harmonieux d’un luth dont les cordes sont touchées par une main habile. Mais tu sais que je ne comprends jamais complètement ce que j’entends pour la première fois. Répète-moi ces vers, – répète-les-moi lentement, posément. – J’aime à entendre deux fois un morceau de poésie, afin de juger d’abord de la mélodie, et ensuite du sens.
Encouragé ainsi, Éverard débita de nouveau ces vers, et, comme il y mit plus de hardiesse, il produisit encore plus d’effet. Le chevalier parut entrer parfaitement dans les sentimens qu’ils exprimaient, et il y applaudit par son air et par ses gestes.
– Oui, s’écria-t-il quand Éverard eut fini, j’appelle cela de la poésie, l’auteur fût-il Presbytérien ou Anabaptiste. Oui, – il se trouva des justes même dans le sein des villes que le feu du ciel détruisit. Et certainement j’ai entendu dire, quoique j’y aie accordé peu de croyance, – vous demandant pardon, mon neveu Markham, – qu’il y a parmi vous des gens qui ont reconnu l’erreur de leurs voies, se repentent de s’être révoltés contre le meilleur et le plus doux des maîtres, et d’avoir contribué à amener les choses au point de le faire assassiner par une horde de brigands encore plus féroce qu’eux. – Oui, la douceur d’esprit, la pureté d’ame qui a dicté ces beaux vers ont sans doute amené un homme si aimable à dire il y a déjà long-temps : J’ai péché ! j’ai péché ! – Oui, je ne doute pas que le remords et le chagrin des crimes dont il a été témoin ne l’aient porté à briser une harpe qui rendait des sons si doux ; et qu’il ne soit maintenant occupé à pleurer sur la honte et le désespoir de l’Angleterre, tous ses nobles vers, comme le dit Will, étant semblables à des cloches qui ne sont plus d’accord. – Ne pensez-vous pas de même, maître Kerneguy ?
– Non, sir Henry.
– Quoi ! ne pas penser que l’auteur de pareils vers doit nécessairement appartenir au bon parti, – ou avoir une tendance à se rapprocher de nous !
– Je pense, sir Henry, que ces vers indiquent que l’auteur est en état de composer une pièce sur dame Putiphar et son amant à la glace. Et quant à sa métaphore du nuage qui forme la doublure des vêtemens de la lune, elle m’aurait porté à croire qu’il exerce le métier de tailleur, si je ne savais par hasard qu’il est maître d’école de profession, et que ses opinions politiques l’ont fait nommer poète lauréat de Cromwell ; car les vers que le colonel vient de déclamer avec tant d’onction sont la production d’un personnage qui n’est rien moins que le fameux John Milton.
– John Milton ! s’écria sir Henry au comble de la surprise ; quoi l’auteur blasphémateur et sanguinaire de Defensio populi anglicani ! – l’avocat de la haute cour infernale des démons ! – La créature et le parasite de ce grand imposteur, de cet odieux hypocrite, de ce monstre détestable, de ce rebut de l’univers, de cette honte du genre humain, de ce prodige d’iniquité, de cet égout de péché, de ce résumé de bassesses, d’Olivier Cromwell en un mot !
– Lui-même, répondit Charles ; John Milton, maître d’école et tailleur des nuages, à qui il fournit des habits noirs doublés en argent, seulement aux dépens du sens commun.
– Colonel Éverard, s’écria le vieux chevalier, jamais je ne vous pardonnerai, – jamais ! – jamais ! vous m’avez fait donner des éloges à un scélérat dont le cadavre devrait engraisser les oiseaux de l’air. – Ne me parlez pas, monsieur, et retirez-vous ! – Est-ce à moi, votre parent, votre bienfaiteur, qu’il vous convient de surprendre des paroles de louange ? Est-ce moi que vous deviez amener à parler en pareils termes d’un sépulcre blanchi, du sophiste Milton ?
– C’est me traiter trop durement, sir Henry, répondit Éverard. Vous m’avez pressé, – vous m’avez défié de vous citer des vers aussi bons que ceux de Shakspeare ; – je vous proteste que je n’ai pensé qu’à la poésie, et nullement aux opinions politiques de l’auteur.
– Oh ! sans doute, monsieur, répliqua sir Henry. Nous n’ignorons pas que vous savez faire des distinctions. Vous pouvez faire la guerre à la prérogative royale sans avoir le moindre mauvais dessein contre la personne du roi ; au ciel ne plaise ! – mais le ciel vous entendra et vous jugera, monsieur. – Remportez ce vin, Phœbé ; le colonel Éverard n’a pas soif. – Ces mots furent adressés, par forme de parenthèse, à Phœbé, qui arrivait avec des rafraîchissemens. – Vous vous êtes essuyé la bouche en disant que vous n’avez pas fait de mal, comme dit la sainte Écriture, monsieur ; mais, quoique vous ayez trompé les hommes, vous ne tromperez pas Dieu.
Chargé ainsi à la fois de tous les reproches qu’on adressait à sa secte religieuse et à son parti politique, Éverard sentit trop tard quelle imprudence il avait commise en se permettant de contester le goût de son oncle en poésie dramatique ; il essaya de s’expliquer et de s’excuser.
– Je me suis trompé sur vos intentions, mon cher oncle, dit-il ; j’ai pensé que vous désiriez réellement connaître l’état de la littérature dans notre parti ; et en récitant des vers que vous ne jugiez pas indignes d’être entendus, je vous proteste que je croyais faire ce qui vous était agréable, sans courir le risque d’exciter votre indignation.
– Protestez, monsieur, protestez, dit le chevalier sans rien relâcher de la rigueur de son ressentiment ; c’est le mot à la mode pour assurer les choses, au lieu des sermens profanes des courtisans et des Cavaliers. – Protestez moins, et pratiquez davantage, monsieur. – Adieu, monsieur ! – Maître Kerneguy, vous trouverez du vin dans mon appartement.
Tandis que Phœbé restait immobile de surprise de la querelle qui s’était élevée tout à coup, le dépit et le ressentiment du colonel Éverard étaient bien loin de se calmer en voyant l’air de nonchalance du jeune Écossais, qui, les mains dans ses poches, comme c’était alors la mode à la cour, s’était jeté dans un grand fauteuil ; et, quoique ayant trop bien l’habitude de la politesse pour se permettre de rire tout haut, et possédant cet art, connu des gens du monde, de jouir intérieurement de leur gaieté sans risquer d’offenser directement et de se faire une querelle, il ne se donnait pas beaucoup de peine pour cacher que le résultat de la visite du colonel à Woodstock l’amusait infiniment. Mais la patience d’Éverard semblait sur le point de lui échapper ; car, quoique leurs opinions politiques fussent si différentes, il y avait une grande ressemblance entre le caractère de l’oncle et celui du neveu.
– Damnation ! s’écria le colonel, et ce mot fut prononcé d’un ton qui convenait à un Puritain aussi peu que le mot lui-même.
– Amen, dit Louis Kerneguy, mais d’un ton si doux et si simple que cette exclamation semblait lui échapper plutôt qu’être faite à dessein.
– Monsieur ! dit Éverard en s’avançant vers lui avec l’air d’humeur d’un homme qui voudrait trouver quelqu’un sur qui faire tomber le ressentiment qui le transporte.
– Plaît-il ? répondit le page du ton le plus calme en le regardant avec l’air d’une innocence irréprochable.
– Je désire savoir, monsieur, ce que signifie ce que vous venez de dire.
– Ce n’est qu’une exclamation spirituelle, respectable colonel ; un petit esquif que je dépêche vers le ciel pour mon propre compte, afin d’y convoyer la sainte pétition que vous venez de lui adresser.
– Monsieur, j’ai vu un sourire comme le vôtre coûter bien cher.
– Là, voyez ! dit le malin page, en qui le soin de sa sûreté ne pouvait l’emporter sur le plaisir qu’il trouvait à plaisanter ; si vous vous en étiez tenu à vos protestations, vous seriez maintenant étouffé ; mais en jurant rondement, vous avez fait partir le bouchon de la bouteille de cidre, et votre colère mousseuse en peut sortir librement dans le langage honnête de ceux que vous appelez les incirconcis.
– Pour l’amour du ciel, maître Girnegy, s’écria Phœbé, ne parlez pas au colonel en de pareils termes ! – Et vous, colonel Markham, ne vous offensez pas de ce qu’il peut vous dire ; – ce n’est qu’un enfant.
– Quand le colonel le voudra, – ou quand vous le voudrez, miss Phœbé, – je prouverai que je suis un homme. – Je crois que monsieur doit déjà en savoir quelque chose. – Probablement il vous destine le rôle de la dame dans Comus ; j’espère seulement que son admiration pour John Milton n’ira pas jusqu’à se charger de celui de Samson Agonistes , au risque de faire sauter cette vieille maison par ses exécrations, ou de manière à l’ébranler pour nous la faire tomber sur les oreilles.
– Jeune homme, dit le colonel, si vous ne trouvez aucune autre raison pour respecter mes principes, rendez-leur grace du moins de la protection qu’ils vous assurent, et que vous ne trouveriez pas aisément sans cela.
– Il faut donc, dit Phœbé, que j’aille chercher quelqu’un qui aura sur vous plus d’influence que je n’en ai. Et elle partit pendant que Kerneguy répondait à Éverard avec le ton du sang-froid le plus provoquant :
– Avant de me menacer d’une chose aussi formidable que votre ressentiment, lui dit-il, vous devriez vous assurer s’il n’existe pas de circonstances qui puissent me forcer à vous refuser l’occasion à laquelle vous semblez faire allusion.
En ce moment Alice, avertie sans doute par sa suivante, entra avec vivacité dans l’appartement.
– Maître Kerneguy, dit-elle, mon père désire vous voir sur-le-champ dans l’appartement de Victor Lee.
Kerneguy se leva pour la saluer, mais parut déterminé à rester jusqu’après le départ d’Éverard, de manière à prévenir toute explication entre le cousin et la cousine.
– Markham, dit Alice à la hâte, cousin Éverard, je n’ai qu’un instant à rester ici. – Pour l’amour du ciel, retirez-vous sur-le-champ ; – faites preuve de prudence et de patience. – Mais ne demeurez pas ici plus long-temps. – Mon père est dans une colère terrible.
– Mon oncle m’en a donné la preuve, miss Lee, et j’ai déjà reçu de lui l’ordre de me retirer, ordre que j’exécuterai sans délai. – Je ne croyais pas vous voir tant d’empressement à venir me réitérer une injonction si sévère ; mais je pars, miss Lee, sentant que je laisse ici après moi une compagnie plus agréable que la mienne.
– Homme injuste, – ingrat, – sans générosité ! dit Alice ; mais craignant que ces paroles n’arrivassent à des oreilles pour lesquelles elles n’étaient pas destinées, elle les prononça d’une voix si faible que son cousin, à qui elles étaient adressées, perdit la consolation qu’elles avaient pour but de lui donner.
Il salua froidement Alice comme pour prendre congé d’elle ; et, se tournant vers le page, il lui dit avec cet air de politesse forcée qui, parmi les hommes de condition, couvre quelquefois une haine mortelle :
– Je crois, maître Kerneguy, que les circonstances me défendent de vous faire connaître en ce moment mon opinion sur l’affaire à laquelle nous avons fait allusion dans la conversation ; mais je vous enverrai un ami qui, j’espère, sera en état de décider la vôtre.
L’Écossais prétendu le salua avec un air de dignité mêlé de condescendance, répondit qu’il attendrait l’honneur de ses ordres, et, présentant la main à Alice pour la reconduire dans l’appartement de son père, il prit congé de son rival avec les honneurs du triomphe.
De son côté, Éverard, piqué au vif et croyant toujours, d’après l’aisance gracieuse et l’assurance calme de ce jeune homme, que c’était Wilmot, ou du moins quelqu’un de ses compagnons de débauche du même rang, retourna dans la ville de Woodstock, bien décidé à ne pas se laisser outrager ainsi, dût-il en chercher satisfaction par des moyens que réprouvaient ses principes.