« Celui dont les désirs ne connaissent nul frein
« D’un tyran tôt ou tard doit craindre le destin.
« C’est ainsi qu’on a vu s’écrouler plus d’un trône. »
SHAKSPEARE. Macbeth.
Tandis que le colonel Éverard s’éloignait avec indignation d’un château où son oncle, dans un accès de bonne humeur, l’avait invité à venir se reposer et se rafraîchir ; mais d’où une boutade l’avait banni à jeun, le vieux chevalier, à peine remis de son accès de colère, fit un léger repas avec sa fille et son hôte, et, se rappelant ensuite quelque besogne qui l’appelait dans le parc, – car il remplissait encore scrupuleusement toutes les fonctions de sa place, quoiqu’elles ne fussent plus qu’un vain titre, – il appela Bevis, et sortit, laissant les deux jeunes gens tête-à-tête.
– Maintenant qu’Alice n’a plus son lion près d’elle, se dit à lui-même le prince amoureux, c’est le moment de voir si elle est elle-même de la race des tigresses.
– Sir Bevis a donc abandonné son poste, lui dit-il ; je croyais que les anciens chevaliers, ces gardiens sévères, dont il est un si digne représentant, veillaient avec un soin plus rigoureux sur le trésor qui leur était confié.
– Bevis sait que sa présence ne m’est nullement nécessaire, répondit Alice ; et d’ailleurs il a d’autres devoirs, que tout vrai chevalier préfère accomplir, au lieu de rester toute la matinée attaché au tablier d’une dame.
– Un tel langage est un crime de haute trahison contre une affection véritable, répondit le galant prince. Le moindre désir d’une dame impose à tout chevalier des devoirs qui ne doivent le céder qu’aux ordres de son souverain. – Je voudrais, miss Alice, que vous me fissiez soupçonner seulement le moindre de vos désirs, et vous verriez comme je sais pratiquer l’obéissance.
– Vous n’êtes pourtant pas venu me dire ce matin quelle heure il était, répliqua miss Lee ; et je suis restée ici, doutant que les ailes du temps fussent déployées, quand j’aurais dû me rappeler que la galanterie des hommes n’est pas plus stable que le temps même. Savez-vous ce que votre désobéissance pouvait coûter, soit à moi, soit aux autres ? Le pouding ou le dumpling pouvait être brûlé, car il est bon que vous sachiez que je ne me dispense pas de l’ancien usage de faire l’inspection de la cuisine ; – je pouvais manquer l’heure des prières, – arriver trop tard à un rendez-vous, – tout cela par suite de la négligence de maître Louis Kerneguy.
– Oh ! répondit le page, je suis un de ces amans qui ne peuvent supporter l’absence. – Il faut que je sois éternellement aux pieds de ma belle ennemie. – Tel est, je crois, le titre que les romans nous apprennent à donner aux cruelles à qui nous dévouons notre cœur et nos jours. – Parle pour moi, bon luth, ajouta-t-il en prenant cet instrument, et fais voir si je ne connais pas mon devoir.
À ces mots il chanta, mais avec plus de goût que de science, un air français auquel quelqu’un des beaux esprits de sa cour avait adapté des paroles anglaises.
UNE HEURE AVEC TOI.
Quand du premier rayon de la naissante aurore
Du côté du levant l’horizon se colore,
Oh ! qui pourra me faire endurer sans effroi
Les soucis, les chagrins qu’offrent à mes pensées
Les heures à venir et les heures passées ?
Une heure avec toi.
Déployant dans les airs sa brillante oriflamme,
Quand l’astre de midi répand partout la flamme,
Qui paiera le berger fidèle comme moi
Des travaux du matin sur de brûlantes plaines ?
Qui calmera le feu qui dessèche ses veines ?
Une heure avec toi.
Et quand le roi des cieux, délaissant nos contrées,
Part pour fertiliser des plages ignorées,
Quel bien consolateur fera couler en moi
L’oubli des longs travaux de toute la journée,
– Désirs formés en vain, – espérance ajournée,
Une heure avec toi.
– Il y a un quatrième couplet, dit le chanteur ; mais je ne vous le chanterai pas, miss Alice, parce qu’il déplaît à quelques prudes de la cour.
– Je vous remercie, maître Louis, de la discrétion que vous avez montrée en chantant ce qui m’a fait plaisir, en supprimant ce qui pourrait me déplaire. Quoique élevée à la campagne, je prétends suivre les modes de la cour, au point de ne rien recevoir qui n’y soit monnaie courante parmi les dames de la première classe.
– Je voudrais, miss Lee, que vous fussiez assez affermie dans cette croyance pour que tout ce qui est monnaie courante pour elles le fût aussi pour vous.
– Et quelle en serait la conséquence ? demanda Alice avec la plus grande innocence.
– En ce cas, répondit Louis embarrassé comme un général qui voit que ses préparatifs d’attaque ne jettent ni l’alarme ni la confusion dans les rangs ennemis ; en ce cas vous me pardonneriez, belle Alice, si je vous parlais un langage un peu plus tendre que la simple galanterie ; – si je vous disais combien mon cœur met d’intérêt à ce que vous regardez comme une plaisanterie ; – si je vous avouais sérieusement qu’il est en votre pouvoir de me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.
– Maître Kerneguy, dit Alice sans montrer plus d’embarras, entendons-nous bien. Je connais peu les manières du grand monde, et je vous dirai franchement que je ne me soucie pas de passer pour une sotte campagnarde qui, s’effarouchant par ignorance ou par affectation au premier mot de galanterie que lui adresse un jeune homme qui n’a rien de mieux à faire en ce moment que de battre et de mettre en circulation la fausse monnaie de pareils complimens. Mais cette crainte de paraître rustique, gauche et timide, ne doit pas me conduire trop loin ; et ne sachant pas exactement quelles sont les bornes où elle doit s’arrêter, j’aurai soin de ne pas risquer de les outre-passer.
– J’espère, miss Lee, que, quelque disposée que vous puissiez être à me juger sévèrement, votre justice ne me punira pas avec trop de rigueur d’une offense dont vos charmes sont la seule cause.
– Écoutez-moi, s’il vous plaît, monsieur. – Je vous ai écouté quand vous m’avez parlé en berger ; j’ai même poussé la complaisance jusqu’à vous répondre en bergère ; car je crois qu’il ne peut résulter que du ridicule des dialogues entre Lindor et Jeanneton, et le principal défaut de ce style est son ennui mortel et son affectation fatigante. Mais quand vous commencez à fléchir un genou devant moi, – à vouloir me prendre la main, – à me parler d’un ton plus sérieux, je dois vous rappeler qui nous sommes. – Je suis la fille de sir Henry Lee, monsieur ; et vous êtes, ou vous prétendez être maître Louis Kerneguy, page de mon frère fugitif, cherchant un abri sous le toit de mon père, qui court quelques dangers par l’hospitalité qu’il vous accorde, et dont par conséquent la fille ne devrait pas être exposée à vos importunités.
– Plût au ciel, belle Alice, dit le roi, que vous ne refusassiez de répondre à l’amour dont je viens de vous faire l’aveu, non en plaisantant, mais très-sérieusement et comme devant décider du bonheur de ma vie, qu’à cause de la condition précaire de Louis Kerneguy. Alice, vous avez l’ame de votre famille, et vous devez en avoir tout l’honneur. Je ne suis pas plus le pauvre page écossais dont la nécessité m’oblige à jouer le rôle, que je n’étais le jeune rustre gauche et grossier dont j’avais emprunté les manières le premier soir de notre connaissance. – Cette main, toute pauvre qu’elle paraît en ce moment, peut donner une couronne.
– Gardez-la pour une demoiselle plus ambitieuse, mylord, – car je présume que c’est le titre qui vous est dû , si cette histoire est vraie. – Je n’accepterais pas votre main quand elle aurait à donner une couronne ducale.
– Sous un certain rapport, aimable Alice, vous n’avez exagéré ni mon pouvoir ni mon affection. – C’est votre roi, c’est Charles Stuart qui vous parle. – Il peut donner des duchés, et si la beauté en mérite, qui peut en être plus digne qu’Alice Lee ? – Relevez-vous, – ne vous agenouillez pas, – c’est à votre souverain à fléchir le genou devant vous, Alice ; votre souverain qui vous est mille fois plus dévoué que le pauvre Louis Kerneguy n’aurait osé l’avouer. Je sais que mon Alice a été élevée dans de tels principes d’amour et d’obéissance pour son roi, qu’elle ne peut en conscience lui faire une blessure aussi cruelle que celle qu’elle lui causerait en se refusant à ses désirs.
En dépit de tous les efforts de Charles pour l’en empêcher, Alice était restée un genou en terre, et elle appuya le bord de ses lèvres sur la main qu’il lui tendit pour la relever. Mais après avoir donné cette marque de respect à son souverain, elle resta debout, les bras croisés sur sa poitrine, l’air humble mais tranquille, le regard calme mais vigilant, maîtresse d’elle-même, et paraissant si peu flattée d’une confidence dont le prince avait cru qu’elle serait étourdie, que Charles savait à peine en quels termes renouveler ses sollicitations.
– Vous gardez le silence, charmante Alice, lui dit-il ; le roi n’a-t-il pas plus d’influence sur vous que le pauvre page écossais ?
– Dans un sens, répondit Alice, mon souverain a sur moi une influence sans bornes ; car il a pour lui toutes mes pensées, tous mes désirs, toutes mes prières, toute cette loyauté que les femmes de la maison de Lee doivent être prêtes à sceller de leur sang au besoin, comme tous les hommes qu’elle a produits ont prouvé la leur l’épée à la main. Mais au-delà des devoirs d’une sujette respectueuse et dévouée, le roi est même moins pour Alice Lee que ne l’était le pauvre Louis Kerneguy. – Le page pouvait du moins lui offrir une union honorable ; le monarque ne peut lui présenter qu’une couronne flétrie.
– Vous vous trompez, Alice ; vous vous trompez. – Asseyez-vous, et écoutez-moi. – Asseyez-vous, vous dis-je, – que craignez-vous ?
– Je ne crains rien. – Que puis-je craindre du roi de la Grande-Bretagne, moi fille d’un de ses sujets les plus loyaux, et sous le toit paternel ? – Mais je me rappelle l’intervalle immense qui nous sépare ; et quoique j’aie pu badiner et plaisanter avec mon égal, je ne dois paraître devant mon roi que dans l’attitude respectueuse d’une sujette, à moins que l’intérêt de sa sûreté ne m’oblige à feindre de ne pas reconnaître sa dignité.
Charles, quoique jeune, n’était pas novice en pareilles scènes, et il fut surpris de rencontrer une résistance d’un genre auquel il n’avait pas été accoutumé dans des circonstances semblables, même quand il n’avait pas réussi. Il ne pouvait voir dans les manières et dans la conduite d’Alice ni colère, ni désordre, ni fierté blessée, ni dédain réel ou affecté. Elle restait immobile, paraissant préparée à discuter avec calme une question qui est ordinairement décidée par la passion, ne montrant aucun désir de quitter l’appartement, – semblant déterminée à écouter avec patience tout ce que l’amant aurait à lui dire, mais prouvant par son attitude qu’elle n’avait cette complaisance que par égard pour les ordres du roi.
– Elle est ambitieuse, pensa Charles : c’est en éblouissant son amour pour la gloire, et non en employant des prières passionnées que je puis espérer de réussir. – Je vous prie de vous asseoir, belle Alice, – l’amant vous en prie, – le roi vous l’ordonne.
– Le roi, répondit Alice, peut permettre un relâchement du cérémonial dû à la royauté, mais il ne peut, même par ses ordres exprès, annuler les devoirs de ses sujets. – Je resterai ici, debout, tant qu’il plaira à Votre Majesté de me parler, et je l’écouterai avec patience, comme mon devoir l’exige.
– Apprenez donc, jeune fille sans expérience, dit le roi, qu’en répondant à ma tendresse et en acceptant la protection que je vous offre vous ne manquez à aucune des règles de la morale et de la vertu. – Ceux que leur naissance destine au trône sont condamnés à perdre bien des jouissances de la vie privée, et principalement celle qui est peut-être la plus douce et la plus précieuse de toutes, le droit de choisir celle qui doit être leur compagne pour toute leur vie. Les convenances politiques président seules à leur mariage, et il arrive souvent qu’ils trouvent dans celle qu’ils épousent des formes, un caractère et des dispositions les moins propres à assurer leur bonheur. La société a donc pitié de nous, et elle charge nos unions involontaires, et souvent malheureuses, de chaînes plus légères et moins étroites que celles de l’hymen contracté par nos sujets, qui s’imposant librement leurs liens doivent y être plus strictement assujettis. Et c’est pour cela que depuis le temps où Henry fit construire ces murs, les prêtres et les prélats, les nobles et les hommes d’État, ont été accoutumés à voir une belle Rosemonde régner sur le cœur du monarque qui l’aime, et le consoler du peu d’heures de contrainte que la bienséance l’oblige à donner à quelque jalouse Éléonore. Le monde n’attache aucun blâme à une pareille liaison ; il court en foule aux fêtes que donne l’aimable Esther dont il admire la beauté, tandis que l’impérieuse Vasti joue son rôle de reine dans la solitude. On l’assiège dans son palais pour lui demander sa protection, parce qu’on sait que son influence dans l’État est cent fois plus puissante que celle de l’orgueilleuse épouse du monarque, ses enfans prennent leur rang parmi la première noblesse du pays ; et, comme l’illustre Longue-Épée, comte de Salisbury , ils prouvent par leur courage qu’ils doivent la naissance à la royauté et à l’amour. Ces unions sont la source d’où sortent nos premiers nobles, et la mère se survit à elle-même, honorée et bénie dans la grandeur de sa postérité, comme elle est morte pleurée et regrettée dans le bras de l’amour et de l’amitié.
– Est-ce ainsi que mourut Rosemonde, Sire ? demanda Alice. – Nos annales prétendent qu’elle fut empoisonnée par la reine offensée, – empoisonnée sans qu’on lui donnât le temps de demander à Dieu le pardon de ses fautes. – Et est-ce ainsi qu’elle se survit à elle-même ? J’ai entendu dire que lorsque l’évêque purifia l’église de Gosdstowe il fit ouvrir le monument élevé à Rosemonde, et en fit jeter les ossemens dans une terre non consacrée.
– Vous parlez d’un temps bien ancien, ma chère Alice, répondit Charles, d’un temps qui était encore barbare et grossier. On ne voit plus aujourd’hui de reines si jalouses, ni d’évêques si rigoureux ; sachez d’ailleurs que dans le pays où je conduirais la créature la plus aimable de tout son sexe, il existe d’autres lois qui écartent de pareilles unions jusqu’à la moindre atteinte de scandale. Il y a un genre de mariage qui, en remplissant toutes les cérémonies de l’Église, ne laisse aucune tache sur la conscience, et cependant n’investit l’épouse d’aucune des prérogatives inhérentes au rang de son époux, et ne viole pas les devoirs dont un roi est tenu envers ses sujets. Ainsi, Alice Lee peut devenir à tous égards épouse réelle et légitime de Charles Stuart, avec la seule restriction que leur union privée ne lui donnerait aucun droit au titre de reine d’Angleterre.
– Mon ambition, dit Alice, sera complètement satisfaite en voyant Charles régner sans que je désire partager ou sa dignité en public, ou son luxe et son opulence en particulier.
– Je vous entends, Alice, répliqua le roi un peu blessé, mais sans montrer de mécontentement ; – vous me tournez en ridicule, parce qu’étant fugitif je me permets de parler en roi. J’avoue que c’est une habitude que j’ai prise, et dont toutes mes infortunes n’ont pu me défaire. – Mais ma situation n’est pas aussi désespérée que vous pouvez le croire ; j’ai encore un grand nombre d’amis dans ce royaume. – Mes alliés au dehors ont intérêt à épouser ma cause, par égard pour eux-mêmes. – L’Espagne, la France et d’autres nations m’ont donné des espérances ; j’ai pleine confiance que le sang de mon père n’aura pas été versé en vain et ne s’effacera pas sans vengeance. J’espère en celui de qui les princes tiennent leur titre, et quoi que vous puissiez penser de ma situation actuelle, j’ai un ferme pressentiment qu’il me replacera sur le trône de mes ancêtres.
– Puisse-t-il vous l’accorder ! dit Alice ; et pour qu’il vous l’accorde, daignez réfléchir si la conduite que vous tenez en ce moment est propre à vous obtenir ses faveurs. – Pensez à ce que vous demandez à une jeune fille privée depuis longtemps des conseils de sa mère et qui n’a d’autre défense contre vos sophismes que le sentiment naturel de la dignité de son sexe. – Songez si la mort de son père qui serait la suite de son imprudence, – le désespoir de son frère qui a si souvent exposé sa vie pour le service de Votre Majesté, le déshonneur d’un toit qui vous a abrité, figureront bien dans vos annales, et si ce sont là des événemens propres à vous rendre favorable ce dieu dont la colère contre votre maison n’a été que trop visible, ou à vous restituer l’affection du peuple anglais, aux yeux duquel de telles actions sont une abomination. – Je laisse à Votre Majesté, Sire, le soin d’y réfléchir.
Charles garda le silence, frappé de la tournure que prenait une conversation qui mettait son intérêt personnel aux prises avec sa passion, bien plus fortement qu’il ne l’avait supposé.
– Si Votre Majesté n’a pas d’ordres à me donner, ajouta Alice en faisant une profonde révérence, m’est-il permis de me retirer ?
– Encore un instant, fille étrange et inconcevable, et répondez à ma question. – Est-ce l’abaissement actuel de ma fortune qui vous fait mépriser mes propositions ?
– Je n’ai rien à cacher, Sire, et ma réponse sera aussi franche et aussi claire que la question que vous venez de me faire. Pour me décider à un acte d’ignominie, de démence et d’ingratitude, il faudrait que je fusse aveuglée par cette passion qu’on fait valoir comme une excuse des folies et des crimes, souvent même, je crois, quand elle n’existe pas ; – il faudrait en un mot que j’éprouvasse de l’amour, comme on l’appelle. – J’aurais pu en éprouver pour mon égal, mais jamais pour mon souverain, soit qu’il n’en eût que le titre, soit qu’il fût en possession de son royaume.
– Et cependant, Alice, la loyauté a toujours été la passion dominante de votre famille, la vertu dont elle est le plus fière.
– Et puis-je donner une meilleure preuve de cette loyauté, Sire, qu’en résistant même à mon souverain, et en le conjurant d’oublier un projet aussi déshonorant pour lui que pour moi ? Agirais-je en sujette fidèle si je m’unissais à lui pour commettre un acte de folie qui jetterait de nouveaux obstacles sur le chemin de sa restauration, et qui ne pourrait que diminuer la sécurité de son trône s’il y était une fois assis ?
– À ce compte, j’aurais mieux fait de continuer à jouer le rôle de page que de reprendre mon caractère de roi, puisque cette qualité semble pouvoir encore moins se concilier avec mes désirs.
– Ma candeur ira encore plus loin, Sire ; je n’aurais pas éprouvé plus de penchant pour Louis Kerneguy que pour l’héritier du trône de la Grande-Bretagne. L’amour que j’ai à donner, – et il ne ressemble pas aux descriptions que j’en ai lues dans les romans et dans les ballades, – a déjà été accordé à un autre. – Je vois que je fais peine à Votre Majesté ; je le regrette sincèrement, mais les médecines salutaires ont souvent de l’amertume.
– Oui, et les médecins sont assez raisonnables pour vouloir que leurs malades les avalent comme si c’était du miel. – Elle est donc vraie cette histoire qu’on m’a contée tout bas du cousin colonel ? – La fille du loyal sir Henry Lee a accordé son cœur à un fanatique rebelle !
– Mon cœur lui était accordé, Sire, avant que j’eusse appris ce que signifient les mots de fanatique et de rebelle. Je ne l’ai pas repris, parce que je suis convaincue qu’au milieu des dissensions qui déchirent ce royaume, l’homme dont vous parlez a choisi son parti, en se trompant sans doute, mais d’après sa conscience. Il conserve donc encore la plus haute place dans mon estime et dans mon affection. C’est tout ce qu’il peut attendre de moi, c’est tout ce qu’il me demandera jusqu’à ce que quelque heureux événement ait cicatrisé les blessures de la nation, et réconcilié mon père avec lui. Fasse le ciel que la prompte restauration de Votre Majesté amène ce grand changement !
– Vous avez trouvé un motif, dit le roi avec humeur, pour me faire détester un pareil changement ; – et vous-même, Alice, vous n’avez pas sincèrement intérêt à le désirer. Ne voyez-vous pas que votre amant, marchant côte à côte avec Cromwell, peut, ou pour mieux dire doit partager son pouvoir ? Si même Lambert ne le prévient pas, il peut couper l’herbe sous les pieds à Cromwell, et régner en sa place. Et croyez-vous qu’il ne trouvera pas les moyens de réduire l’orgueil loyal de la maison de Lee, et de conclure une union dont les voies sont mieux préparées que celle qu’on dit que Cromwell médite entre un de ses dignes rejetons et l’héritière non moins loyale de Fauconberg ?
– Votre Majesté a enfin trouvé un moyen de se venger, dit Alice, si ce que j’ai dit mérite sa vengeance.
– Je puis vous montrer un chemin encore plus court pour arriver à cette union, dit Charles sans faire attention à la détresse d’Alice, ou trouvant peut-être un secret plaisir à lui infliger la peine du talion. Supposez que vous fassiez dire à votre colonel qu’il y a ici un certain Charles Stuart, qui était venu en Angleterre pour troubler les saints dans leur gouvernement paisible, pour leur disputer un pouvoir qu’ils ont acquis par leurs prières et leurs sermons, par leurs piques et leurs fusils ; – supposez qu’il ait l’art d’amener ici une douzaine de braves Têtes-Rondes ; car dans l’état actuel des choses, c’en est bien assez pour décider du destin de l’héritier de la monarchie : – croyez-vous que la possession d’un tel captif ne pourrait pas lui faire obtenir du Croupion ou de Cromwell une récompense assez brillante pour vaincre les obstacles que votre père oppose à une alliance avec un Puritain, et mettre tout d’un coup la belle Alice et son cousin le colonel au comble de leurs vœux ?
– Sire, s’écria Alice, les joues enflammées et les yeux étincelans, – car elle avait aussi sa part de l’impétuosité héréditaire de sa famille, – ceci passe les bornes de ma patience. J’ai pu écouter des propositions ignominieuses sans en exprimer mon indignation ; j’ai cherché à excuser mon refus de devenir la maîtresse d’un prince fugitif, comme s’il m’avait offert de partager une couronne fermement placée sur sa tête ; mais croyez-vous que je puisse entendre calomnier tous ceux qui me sont chers, sans éprouver d’émotion et sans y répondre ? Non, Sire, quand je vous verrais siéger entouré de toutes les terreurs de la chambre ardente de votre père, vous m’entendriez défendre l’absent, prendre le parti de l’innocent. – Je ne dirai rien de mon père, si ce n’est que, s’il est à présent sans fortune, sans possessions, presque sans abri et sans moyens de subsistance, c’est parce qu’il a tout perdu pour le service de son roi. – Il n’avait pas besoin de recourir à la trahison et à la lâcheté pour se procurer une opulence que ses domaines assuraient. – Quant à Markham Éverard, il ne sait ce que c’est que l’égoïsme. – Il ne voudrait pas pour toute l’Angleterre, renfermât-elle dans son sein les trésors du Pérou, et toute sa surface fût-elle un paradis, commettre une action qui pût déshonorer son nom ou préjudicier à qui que ce fût. – Les rois, Sire, pourraient recevoir leçon de lui. – Et maintenant, Sire, je prends humblement congé de Votre Majesté.
– Un instant, Alice, un instant ! s’écria le roi. – Mais elle est partie ! – il faut que ce soit là de la vertu, – une vertu réelle, désintéressée, imposante, – ou il n’en existe pas sur la terre. – Et cependant Wilmot et Villiers n’en croiraient rien ; ils mettraient cette histoire au nombre des merveilles de Woodstock. – C’est une fille d’une espèce rare, et je proteste, pour me servir de l’expression du colonel, que je ne sais trop si je lui dois vouer amitié ou vengeance. – Sans ce maudit cousin, – ce colonel puritain, – je pourrais tout pardonner à une créature si noble. – Mais me voir préférer un rebelle Tête-Ronde ! – m’entendre avouer en face cette préférence ! – puis la justifier en disant que les rois pourraient prendre leçon de lui ? – C’est du fiel et de l’absinthe. – Si le vieillard n’était pas survenu ce matin, le roi aurait donné ou reçu une leçon, – une sévère leçon. Avec mon rang et ma responsabilité, c’était une folie que de hasarder une pareille rencontre ; et cependant cette fille m’a tellement piqué, elle m’a inspiré tant de jalousie contre ce colonel, que, si l’occasion s’en représentait, je crois que je serais encore assez fou pour la saisir. – Ah ! qui nous arrive ici ?
La question terminant le soliloque du roi était occasionée par l’arrivée inattendue d’un autre personnage de notre drame.