Benedict. – « Puis-je vous dire un mot à l’oreille ?
Claudio. – « Le ciel me préserve d’un cartel ! »
SHAKSPEARE.
Comme Charles allait sortir de l’appartement, il y fut retenu par l’arrivée de Wildrake, qui se présenta avec un surcroît d’importance et avec une aisance qui allait presque à la familiarité.
– Je vous demande pardon, monsieur, lui dit-il ; mais, comme on le dit dans mon pays, quand les portes sont ouvertes les chiens peuvent entrer. J’ai frappé et appelé inutilement dans le vestibule, et, connaissant le chemin de cet appartement, – car je fais partie des troupes légères, et je n’oublie jamais la route par laquelle j’ai une fois passé, – je me suis hasardé à y entrer sans me faire annoncer.
– Sir Henry est sorti, je le crois dans le parc, et maître Albert Lee a quitté la Loge il y a deux ou trois jours, répondit Charles avec froideur, la présence d’un jeune débauché dont la tournure était assez commune lui étant peu agréable en ce moment.
– Je le sais, monsieur ; mais ce n’est ni à l’un ni à l’autre que j’ai affaire en ce moment.
– Et à qui donc avez-vous affaire ici, s’il m’est permis de vous le demander ? car il me paraît impossible que ce soit à moi.
– Je vous demande encore pardon, monsieur ; car ce n’est qu’à vous que je puis communiquer l’affaire qui m’amène ici, si vous êtes, comme je le présume, quoique un peu mieux costumé, maître Louis Girnigo, gentilhomme écossais, page de maître Albert Lee.
– Vous ne trouverez ici que moi qui puisse vous répondre pour lui.
– Il est très-vrai que je remarque quelque différence ; mais le repos et de meilleurs habits font quelque chose, et j’en suis charmé, car j’aurais été fâché d’avoir à remettre un message tel que celui que j’apporte, à un va-nu-pieds.
– Venons-en au fait, monsieur, s’il vous plaît. – Vous êtes chargé d’un message pour moi, dites-vous ?
– C’est la vérité, monsieur. Je suis ami du colonel Markham Éverard, – un homme de belle taille, monsieur, et se comportant dignement sur le champ de bataille, quoique j’eusse désiré qu’il combattît pour une meilleure cause. C’est de sa part que j’ai à vous remettre un message contenu dans un petit billet que je vais prendre la liberté de vous présenter avec les formalités d’usage.
À ces mots il tira son épée, en enfonça la pointe dans le billet du colonel, et le présenta ainsi à Charles en le saluant profondément.
Le monarque déguisé lui rendit gravement son salut, et prit le billet. – Je présume, dit-il avant de l’ouvrir, que je ne dois pas m’attendre à trouver des complimens dans une missive présentée d’une manière si hostile.
– Monsieur, – hem ! hem ! répondit l’ambassadeur en toussant deux ou trois fois, pour se donner par la réflexion le temps de conserver le ton doucereux d’un envoyé diplomatique ; je ne regarde pas l’invitation comme tout-à-fait hostile, quoiqu’elle soit de nature à être d’abord tenue pour guerrière et belliqueuse. J’espère que quelques bottes amèneront l’affaire à une belle fin ; et ainsi, comme avait coutume de le dire mon ancien maître, pax nascitur ex bello . Quant à moi, je suis réellement enchanté que mon ami Markham Éverard m’ait confié cette négociation, d’autant plus que je craignais que les principes puritains dont il est imbu, – car je ne vous déguiserai pas la vérité, mon cher monsieur, – ne lui eussent inspiré une certaine répugnance et de certains scrupules contre la forme usitée entre gentilshommes pour se faire justice à soi-même en pareil cas. Et comme je rends à mon ami un service d’ami, de même je me flatte humblement, maître Louis Girnigo, que je ne commets pas d’injustice envers vous en préparant les voies pour le rendez-vous proposé, après lequel, permettez-moi de dire que s’il n’arrive pas quelque accident fatal, nous serons tous, l’escarmouche une fois terminée, meilleurs amis qu’auparavant.
– Je le crois de même ; et dans tous les cas, monsieur, répondit Charles en jetant les yeux sur l’épître, nous ne pouvons être rien de pire qu’ennemis mortels, et c’est sur ce pied que ce billet nous place l’un envers l’autre.
– Vous dites la vérité, monsieur ; c’est un cartel préparatoire à un combat singulier, dans la vue pacifique de rétablir une parfaite intelligence entre les survivans, – s’il arrive heureusement que ce mot puisse s’employer au pluriel après l’événement de la rencontre.
– En un mot, je suppose que l’objet du combat est d’en venir à nous entendre d’une manière parfaitement amicale ?
– Précisément, monsieur, et je vous remercie de la clarté que vous mettez dans votre définition, – Ah ! monsieur, une semblable mission est facile à remplir quand on a affaire à un homme d’honneur, doué en même temps d’intelligence, – et je vous demande en outre, à titre de faveur personnelle, comme la matinée sera probablement froide et que je suis sujet aux rhumatismes, – le fruit de la guerre, monsieur ; – je vous prie, dis-je, de vouloir bien amener avec vous quelque gentilhomme d’honneur qui ne dédaigne pas de prendre part à ce qui se passera, – une sorte de fortune du pot, monsieur, – et de se mesurer avec un pauvre soldat, tel que moi, – afin que nous ne risquions pas de gagner un rhume en restant les bras croisés pendant que vous vous battrez.
– Je vous entends, monsieur ; et si l’affaire a des suites, soyez assuré que je tâcherai de vous fournir un adversaire convenable.
– Je vous serai fort obligé, monsieur ; et j’ajouterai que je ne regarderai pas de très-près à la qualité de mon antagoniste. Il est très-vrai que j’ai droit au titre d’écuyer et de gentilhomme, et que je me trouverais honoré de croiser mon épée avec celle de sir Henry ou maître Albert Lee ; mais si cela ne pouvait avoir lieu, je ne refuserais pas de faire face à tout homme qui aurait servi sous les bannières du roi, ce que je regarde en quelque sorte comme des lettres de noblesse ; et par conséquent j’accepterais, sans aucun scrupule, un duel avec une telle personne.
– Le roi vous est fort obligé, monsieur, de l’honneur que vous faites à ses fidèles sujets.
– Oh ! monsieur, je suis scrupuleux sur ce point, – très-scrupuleux. Quand il s’agit d’une Tête-Ronde, je consulte le nobiliaire pour voir si l’individu en question a droit de porter les armes, comme maître Markham Éverard, sans quoi je vous promets que ce ne serait pas moi qui vous présenterais son cartel. Mais tout Cavalier est gentilhomme pour moi ; – quelque basse que puisse être sa naissance, sa loyauté l’ennoblit.
– Fort bien, monsieur. Ce billet m’invite à me rencontrer avec maître Éverard, demain à six heures du matin, près de l’arbre nommé le chêne du roi : je n’ai d’objections à faire ni contre l’heure ni contre le lieu. – Il me propose l’épée, et ajoute que cette arme nous met sur une sorte d’égalité : je ne m’y refuse point. – Il me demande de me faire accompagner d’un second : je tâcherai de me procurer un compagnon, et je ferai en sorte qu’il puisse vous convenir, monsieur, si vous avez envie de prendre part à la danse.
– Je vous baise les mains, et suis tout à vous, monsieur ; je sens l’obligation que je vous ai.
– Je vous remercie, monsieur. – À l’heure dite, je me trouverai à l’endroit désigné, avec les armes convenues, et je ferai satisfaction à votre ami l’épée à la main, comme il le demande, ou je lui donnerai, pour n’en rien faire, des raisons dont il sera satisfait.
– Vous m’excuserez, monsieur, dit Wildrake, si j’ai l’esprit trop borné pour comprendre quelle alternative il peut rester à deux hommes d’honneur, en pareille circonstance, si ce n’est ça, ça ! – Et se mettant en garde, il fit une passe avec sa rapière, mais sans la tirer du fourreau, et sans la diriger du côté du roi à qui il parlait.
– Excusez-moi vous-même, monsieur, si je ne veux pas vous fatiguer l’esprit en vous donnant à réfléchir sur un cas qui peut ne pas arriver. – Mais, par exemple, je puis avoir à alléguer quelque affaire urgente et publique.
Charles prononça ces derniers mots en baissant la voix, et d’un ton de mystère. Wildrake parut le comprendre parfaitement, car il appuya l’index sur sa lèvre supérieure, geste qu’il regardait comme très expressif, et annonçant une grande perspicacité.
– Monsieur, dit-il, si vous êtes engagé dans quelque affaire pour le service du roi, il faudra bien que mon ami soit assez raisonnable pour prendre patience. Plutôt que de souffrir que vous soyez dérangé en ce cas, je me battrai moi-même contre lui, uniquement pour le tenir en haleine. – Et, monsieur, si vous pouviez trouver place dans votre entreprise pour un pauvre gentilhomme qui a servi sous Lunsford et Goring, indiquez-moi le jour, l’heure et l’endroit du rendez-vous, car je suis diablement ennuyé des cheveux tondus que je porte, ainsi que du grand vilain chapeau et du manteau d’entrepreneur de funérailles dont mon ami m’a affublé, et je serais enchanté de pouvoir m’escrimer encore une fois pour le roi, n’importe que je sois ensuite battu ou pendu.
– Je me rappellerai ce que vous me dites, si l’occasion se présente, monsieur, et je voudrais que Sa Majesté eût beaucoup de sujets comme vous. – Je présume que notre affaire est arrangée ?
– Quand vous aurez eu la bonté, monsieur, de me donner un mot d’écrit pour preuve que j’ai rempli ma mission. – Vous savez que tel est l’usage. – Un cartel par écrit exige une réponse semblable.
– Je vais le faire à l’instant même ; et cela ne sera pas long, car je vois ici tout ce qui est nécessaire pour écrire.
– Et, monsieur, si… hem ! hem ! – Si vous avez assez de crédit dans la maison pour vous procurer un flacon de vin du Rhin. – Je suis généralement silencieux, et je me suis enroué à force de parler. – D’ailleurs, une affaire sérieuse de cette espèce altère toujours. Ensuite, monsieur, se séparer les lèvres sèches, c’est un signe de mésintelligence, et à Dieu ne plaise qu’il en existe entre nous dans une conjoncture si honorable.
– Je ne me flatte pas d’avoir ici beaucoup de crédit, monsieur, répondit le roi ; mais, si vous voulez avoir la bonté d’accepter cette pièce d’or pour étancher votre soif à l’auberge de Saint-George…
Les manières du temps permettaient ce genre étrange de politesse, et Wildrake d’ailleurs n’était pas doué d’une délicatesse assez recherchée pour faire beaucoup de cérémonie à cet égard.
– Monsieur, s’écria-t-il, je vous suis de nouveau obligé ; mais je ne sais trop si mon honneur me permet d’accepter cette marque de libéralité, à moins qu’il ne vous plaise de m’accompagner.
– Pardon, monsieur, répliqua le roi, mais le soin de ma sûreté me défend de me montrer en public en ce moment.
– Suffit, dit Wildrake ; de pauvres diables de Cavaliers ne doivent pas être à cheval sur la cérémonie. – Je vois, monsieur, que vous connaissez la loi des braves ; tant qu’un camarade a de l’argent, l’autre ne doit pas en manquer. – Je vous souhaite, monsieur, une continuation de bonheur et de santé jusqu’à demain à six heures du matin, sous le chêne du roi.
– Adieu, monsieur, dit le roi ; et, tandis que Wildrake descendait l’escalier en sifflant l’air : Braves Cavaliers, auquel le bruit de sa rapière battant contre les marches formait une sorte d’accompagnement assez convenable, il ajouta : – Adieu, trop juste emblème de l’état auquel la guerre, les revers et le désespoir ont réduit plus d’un brave royaliste.
Pendant le reste de cette journée, il ne se passa rien qui mérite une mention particulière. Alice évita avec soin de montrer à l’égard du prince déguisé une froideur et une retenue dont son père ou quelque autre auraient pu s’apercevoir ; et, d’après les apparences, les deux jeunes gens continuaient, sous tous les rapports, à être ensemble sur le même pied qu’auparavant. Elle eut pourtant soin en même temps de se conduire de telle sorte que Charles pût voir que cette intimité prétendue n’était affectée que pour sauver les apparences, et n’avait pas pour but de démentir en rien le refus sévère et décidé qu’elle avait opposé à ses propositions. Le roi ne put en douter, et cette circonstance, jointe à son amour-propre blessé et à l’envie qu’il portait à un rival heureux, le détermina à quitter la compagnie de bonne heure pour aller faire une promenade dans l’espèce de labyrinthe qui précédait le parc, et qu’on appelait le Désert, comme nous l’avons déjà dit. Là, comme Hercule dans l’emblème de Cébès, il hésitait entre la vertu et le plaisir, écoutant tour à tour la voix de la prudence et les conseils passionnés d’une folle témérité.
La prudence lui faisait sentir l’importance de sa vie pour exécuter par la suite les grands projets qui venaient d’échouer en ce moment ; – rétablir la monarchie en Angleterre ; – relever le trône ; – reprendre la couronne de son père ; – venger sa mort ; – rendre leur fortune et leur patrie aux royalistes nombreux qui souffraient l’exil et la pauvreté par suite de leur attachement à sa cause. L’orgueil, ou plutôt un juste sentiment de dignité naturelle, lui remontrait combien il était indigne d’un prince de descendre à un combat singulier avec un de ses sujets, quel que pût être son rang, et quelle tache ce serait pour sa mémoire s’il perdait la vie par la main d’un particulier, par suite d’une intrigue obscure. Que diraient d’un tel acte d’indiscrétion et de folie ses sages conseillers Hyde et Nicolas, et son bon et prudent gouverneur, le marquis d’Hertford ? N’était-ce pas le moyen d’ébranler la fidélité des partisans graves et réfléchis qui lui restaient ? Pourquoi exposeraient-ils leur vie et leurs biens pour élever au gouvernement d’un royaume un jeune homme incapable de maîtriser ses passions ?
À ces raisons il fallait ajouter encore la considération que le succès qu’il pourrait obtenir dans le combat dont il s’agissait ne ferait qu’ajouter de nouvelles difficultés à sa sortie du royaume, qui semblait déjà suffisamment hérissée d’obstacles. S’il ne faisait que vaincre son adversaire sans lui donner la mort, comment pouvait-il savoir si le colonel républicain ne chercherait pas à se venger en livrant au gouvernement le malveillant Louis Kerneguy, dont le rang véritable ne pouvait manquer en ce cas d’être reconnu ?
Toutes ces réflexions se réunissaient pour engager fortement le roi à terminer cette affaire sans en venir à un duel ; et la réserve qu’il avait faite en l’acceptant lui en facilitait les moyens.
Mais, d’un autre côté, la passion avait aussi ses argumens, et elle les adressait à un caractère rendu irritable par des revers récens et par une mortification cruelle. D’abord, s’il était prince, il était aussi gentilhomme ; il devait en avoir les sentimens, et il était obligé de donner ou d’exiger satisfaction, comme le faisaient dans leurs querelles les hommes jouissant de ce titre. Jamais il ne perdrait rien dans l’estime des Anglais, parce qu’au lieu de se mettre à l’abri de sa naissance royale et de ses prétentions au trône, il se serait montré bravement prêt à payer de sa personne, et à soutenir, l’épée à la main, ce qu’il aurait dit ou aurait fait. Une conduite qu’on ne pourrait attribuer qu’à l’honneur et à la générosité, bien loin de le faire déchoir dans l’opinion publique, ne devait, chez un peuple libre, que lui donner plus de droits au respect. Ensuite une réputation de courage lui était plus nécessaire à l’appui de ses prétentions que tout autre genre de renommée, et recevoir un défi sans y répondre pouvait faire douter de sa bravoure. Enfin que diraient Wilmot et Villiers d’une intrigue dans laquelle il se serait laissé honteusement bafouer par une jeune fille élevée à la campagne, sans qu’il eût cherché à se venger de son rival ?
Les pasquinades qu’ils composeraient à cette occasion, les sarcasmes spirituels qu’ils feraient circuler, seraient bien plus difficiles à supporter que les graves mercuriales d’Hyde, de Nicolas et d’Hertford. Cette réflexion, qui flattait et sa jeunesse et son courage, fixa enfin son irrésolution, et il retourna à la Loge bien décidé à se trouver le lendemain au rendez-vous, quoi qu’il pût en arriver.
Peut-être se mêlait-il à cette détermination une idée secrète, une sorte de pressentiment que cette rencontre ne lui serait pas fatale. Il était dans la fleur de la jeunesse, adroit dans tous ses exercices, et, à en juger par l’épreuve qu’il en avait faite dans la matinée, il n’était nullement inférieur au colonel Éverard dans l’art de l’escrime. Du moins toutes ces pensées pouvaient se présenter à l’imagination du roi tandis qu’il fredonnait le commencement d’une chanson qu’il avait apprise pendant son séjour en Écosse :
On peut Boire sans être gris,
Se battre sans qu’on vous étrille,
Caresser fillette gentille,
Et la quitter sans être pris.
Pendant ce temps, le docteur Rochecliffe, toujours affairé, voulant toujours tout diriger, avait trouvé le moyen de dire en secret à Alice qu’il avait besoin d’avoir avec elle un entretien particulier, et il lui donna rendez-vous dans ce qu’on appelait la bibliothèque, appartement autrefois rempli de vieux bouquins, qui, ayant servi depuis long-temps à faire des cartouches, avaient fait plus de bruit dans le monde à l’instant où ils en étaient sortis que pendant tout le temps qui s’était écoulé depuis qu’ils y étaient entrés, jusqu’au moment de leur apparition.
Lorsqu’elle arriva, elle trouva le docteur assis dans un grand fauteuil couvert en cuir, et il lui fit signe de prendre un tabouret et de s’asseoir près de lui.
– Alice, lui dit le vieillard, vous êtes une bonne fille, prudente, une fille vertueuse, une de ces filles dont le prix est au-dessus des rubis, – non que rubis soit la traduction convenable de ce passage, mais vous me ferez penser à vous l’expliquer dans un autre moment. – Alice, vous savez qui est ce Louis Kerneguy. – N’hésite pas à être franche avec moi, je sais tout, – tout, vous dis-je. – Vous savez que cette maison a l’honneur de contenir la fortune de l’Angleterre. Alice allait lui répondre. – Ne dites rien encore ! – Écoutez-moi. – Comment se comporte-t-il avec vous, Alice ?
Les joues d’Alice se couvrirent du cramoisi le plus vif. – J’ai été élevée à la campagne, dit-elle, et ses manières sentent trop le courtisan pour moi.
– Suffit ! – Je sais tout. – Hé bien ! Alice, il est exposé à un grand danger demain matin, et c’est vous qui devez être l’heureux moyen de l’en préserver.
– Un grand danger ! répéta Alice avec surprise ; et moi l’en préserver ! – Comment ? – De quelle manière ? – C’est mon devoir, comme sujette, de tout faire. – Tout ce qui peut être convenable à la fille de mon père, pour…
Elle s’arrêta, fort embarrassée.
– Oui ! continua le docteur ; il a demain un rendez-vous, – un rendez-vous avec Markham Éverard. – Tout est arrangé – Le moment, six heures du matin. – Le lieu, près du chêne du roi. – S’ils s’y rencontrent, l’un des deux périra probablement.
– À Dieu ne plaise qu’ils s’y rencontrent ! s’écria Alice, l’incarnat de ses joues faisant place à une pâleur mortelle. – Mais il ne peut en résulter aucun accident ; – jamais Éverard ne lèvera son épée contre le roi.
– C’est ce dont je ne voudrais pas répondre. Mais en supposant même que ce malheureux jeune homme ait encore conservé un reste de cette loyauté que toute sa conduite dément, nous ne pourrions en profiter, car il ne connaît pas le roi, et il ne le regarde que comme un Cavalier de qui il a reçu une insulte.
– Qu’il sache donc la vérité, docteur Rochecliffe, qu’il la sache à l’instant même ! – Lui, lever la main contre le roi ! – contre un roi fugitif et sans défense ! – Il en est incapable ! Je réponds sur ma vie que personne ne déploiera plus d’activité pour protéger ses jours.
– C’est ainsi que pense une jeune fille, Alice ; et, comme je le crains, une jeune fille dont la prudence est égarée par son cœur. Ce serait plus qu’une trahison que de confier un secret si important à un officier rebelle, à un ami de l’architraître Cromwell. Je n’ose me rendre responsable d’une telle témérité. Le père du roi se fia à Hammond, et vous savez ce qu’il en résulta.
– Hé bien ! que mon père le sache. Il ira trouver Markham, il le fera venir ; il lui fera sentir que ce serait lui manquer à lui-même que d’attaquer celui à qui il donne l’hospitalité.
– Nous n’osons pas faire connaître ce secret à votre père. Je n’ai fait que lui faire entrevoir la possibilité que Charles cherchât un refuge à Woodstock ; et le transport avec lequel sir Henry se mit à parler des préparatifs à faire pour le recevoir dignement et mettre le château en état de défense, m’a prouvé clairement que l’enthousiasme de sa loyauté nous ferait courir le risque d’une découverte. – C’est vous, Alice, qui devez sauver l’unique espoir de tout vrai royaliste.
– Moi ! – Impossible ! – Mais pourquoi ne pas engager mon père à intervenir en faveur de son hôte, de son ami, quoiqu’il ne le connaisse que comme Louis Kerneguy ?
– Vous oubliez le caractère de votre père, ma chère amie ; c’est un excellent homme, le meilleur des chrétiens ; mais qu’il entende le cliquetis des armes, et il devient tout martial ; il n’écoute plus la raison ; il ne songe pas plus à la paix qu’un coq qui en combat un autre.
– Vous oubliez vous-même, docteur, que ce matin même, si j’ai été bien informée, mon père les a empêchés de se battre.
– Sans doute ; mais pourquoi ? Parce qu’il croyait de son devoir de maintenir la paix dans l’enceinte d’un parc royal ; et encore l’a-t-il fait avec un tel regret, Alice, que s’il les trouvait de nouveau aux prises, je n’hésite pas à prédire qu’il ne retarderait le combat qu’autant qu’il le faudrait pour conduire les combattans sur quelque terrain non privilégié ; et là il leur dirait de s’en donner à cœur joie, et réjouirait ses regards d’une scène si agréable. – Non, Alice, c’est vous, vous seule qui pouvez nous secourir en cette extrémité.
– Je ne vois pas, dit-elle en rougissant de nouveau, comment je puis être de la moindre utilité dans une pareille affaire.
– Il faut que vous écriviez au roi. – Il n’y a pas de femme qui ne sache mieux qu’aucun homme ne peut le lui apprendre, comment écrire un pareil billet. – Il faut que vous lui demandiez une entrevue précisément à l’heure qui a été fixée pour le rendez-vous. – Il ne manquera pas de donner la préférence au vôtre, car je connais son malheureux faible.
– Docteur Rochecliffe, dit Alice d’un ton grave, vous m’avez connue dès l’enfance ; – qu’avez-vous remarqué en moi qui ait pu vous porter à croire que je consentirais à suivre un semblable conseil ?
– Et si vous m’avez connu dès votre enfance, reprit le docteur, qu’avez-vous remarqué en moi qui puisse vous faire soupçonner que je donnerais à la fille de mon ami un conseil qu’il ne lui conviendrait pas de suivre ? Vous ne pouvez être assez folle, je crois, pour supposer que j’aie dessein que vous portiez la complaisance plus loin que de l’entretenir une heure ou deux pour me donner le temps de faire tous les préparatifs nécessaires pour son départ d’ici, – démarche à laquelle je le déciderai aisément en lui faisant craindre de prétendues perquisitions. – Ainsi Charles Stuart monte à cheval, s’éloigne, et miss Alice Lee a l’honneur de l’avoir sauvé.
– Oui ! aux dépens de sa réputation, et au risque d’imprimer une tache éternelle sur sa famille. – Vous dites que vous savez tout ; hé bien ! après ce qui s’est passé, que voulez-vous que le roi pense, si je lui donne un rendez-vous ? Comment sera-t-il possible de le désabuser, de lui faire rendre justice à mes intentions ?
– Ce sera moi qui le détromperai, Alice, je lui expliquerai toute votre conduite.
– Ce que vous me proposez est impossible, docteur Rochecliffe. Votre génie fertile, votre sagesse consommée peuvent faire bien des choses ; mais quand la neige qui vient de tomber est une fois souillée, tout votre art ne saurait lui rendre sa première blancheur, et il en est de même de la réputation d’une femme.
– Alice, ma chère enfant, songez donc que si je vous propose ce moyen de sauver la vie du roi, ou du moins de la préserver d’un péril imminent ; si je vous engage à vous donner, même pour un moment, l’apparence d’un tort, ce n’est qu’à l’extrémité et dans une circonstance qui ne peut se représenter. – Je prendrai les moyens les plus sûrs pour prévenir les bruits injurieux auxquels ce que je vous demande pourrait donner naissance.
– Impossible, docteur. Autant vaudrait entreprendre de détourner le cours de l’Isis que d’arrêter celui de la calomnie. Le roi se vantera à sa cour licencieuse de la facilité avec laquelle il aurait décidé Alice Lee à devenir sa maîtresse si une alarme subite ne l’en eût empêché. – La bouche, qui est pour les autres la source de l’honneur, serait pour moi celle de l’ignominie. – Adoptez un plan plus noble ; suivez une marche plus convenable à votre caractère et à votre profession. Ne l’engagez pas à manquer à un rendez-vous d’honneur, dans l’attente d’un autre rendez-vous qui, véritable ou supposé, n’aurait rien d’honorable. Allez vous-même trouver le roi, parlez-lui comme les serviteurs de Dieu ont le droit de parler même aux souverains de la terre. Montrez-lui la folie et l’illégitimité de la démarche qu’il va faire ; – faites-lui sentir qu’il doit craindre le glaive, puisque la colère attire le châtiment du glaive. – Dites-lui que les amis qui sont morts pour lui sur le champ de bataille de Worcester, – ceux qui ont péri sur l’échafaud depuis cette sanglante journée, – les autres qui sont en prison, en fuite, dispersés, ruinés, à cause de lui, n’ont pas fait de tels sacrifices pour lui et pour la race de son père pour qu’il les en récompense en hasardant sa vie dans une querelle insensée.
– Déclarez-lui que ses jours ne lui appartiennent pas, et que par conséquent il n’a pas le droit de les risquer ; et qu’il se déshonorerait en trahissant la confiance que tant de gens accordent à son courage et à sa vertu.
Le docteur Rochecliffe la regarda avec un sourire mélancolique, et lui répondit les yeux humides : – Hélas ! Alice, moi-même je ne pourrais plaider cette juste cause devant lui avec autant de force et d’éloquence que vous. Mais Charles ne nous écouterait sur ce sujet ni l’un ni l’autre. Il répondrait que ce n’est ni des prêtres ni des femmes que les hommes doivent prendre conseil dans les affaires d’honneur.
– En ce cas, docteur, écoutez-moi. – J’irai au lieu du rendez-vous, et j’empêcherai le combat d’avoir lieu, – Ne craignez pas que je ne puisse y réussir ; – il m’en coûtera un sacrifice, mais ce ne sera pas celui de ma réputation. Mon cœur pourra en être brisé, – et elle fit ici un effort pénible pour retenir ses larmes, – mais nulle idée de déshonneur ne s’associera au souvenir d’Alice Lee dans l’imagination d’un homme, et cet homme, son souverain… – À ces mots elle se couvrit le visage de son mouchoir, et se mit à sangloter.
– Que signifient ces pleurs ? demanda le docteur surpris, et même un peu alarmé de la violence de son affliction. – Jeune fille, il ne faut rien me cacher ; – il faut que je sache tout.
– Exercez donc votre imagination, répondit Alice mécontente un instant du ton d’importance de l’opiniâtre docteur. – Devinez mon projet, vous qui avez le talent de tout deviner. C’est bien assez pour moi d’avoir à exécuter une tâche si pénible, sans me condamner encore à la détresse d’en détailler le plan à un homme, – pardon, mon cher docteur, – qui croit que l’agitation que j’éprouve en cette occasion n’est pas suffisamment motivée.
– En ce cas, jeune fille, dit Rochecliffe, il faut déployer sur vous l’autorité ; et si je ne puis vous forcer à vous expliquer, je vais voir si votre père aura plus de crédit sur votre esprit.
À ces mots il se leva d’un air mécontent, et s’avança vers la porte.
– Vous oubliez, docteur, ce que vous venez de me dire vous-même du risque qu’il y aurait à communiquer ce secret important à mon père.
– Il n’est que trop vrai ! répondit Rochecliffe en s’arrêtant et en se retournant vers elle. – Je crois, Alice, que vous êtes trop habile pour moi ; et c’est ce que je n’ai encore dit de personne. – Mais vous êtes une bonne fille, et vous me direz de votre plein gré ce que vous avez intention de faire. Il importe à ma réputation et à mon influence sur le roi que je sois informé de tout ce qui estactum atque tractatum, c’est-à-dire fait et traité dans cette affaire.
– Fiez-vous à moi du soin de votre réputation, mon bon docteur, dit Alice en faisant un effort pour sourire ; elle est plus difficile à détruire que celle d’une femme, et elle courra moins de risques sous ma garde que la mienne n’en aurait couru sous la vôtre. – Je vous dirai seulement que vous serez témoin de tout. – Vous m’accompagnerez au rendez-vous, et votre présence m’inspirera de la confiance et du courage.
– C’est quelque chose, dit le docteur, quoiqu’il ne fût pas complètement satisfait de cette demi-confiance. – Vous avez toujours été une fille adroite, Alice ; et je me fierai à vous. – Dans le fait, je vois qu’il faut bien que je m’y fie, que je le veuille ou non.
– En ce cas, attendez-moi demain matin dans le Désert. – Mais dites-moi d’abord si vous êtes bien sûr du lieu et de l’heure, – la moindre méprise pourrait être fatale.
– Soyez assurée que mes informations sont parfaitement exactes, répondit le docteur en reprenant son air d’importance, qui avait souffert quelque déchet pendant la dernière partie de cette conférence.
– Puis-je vous demander par quels moyens vous avez obtenu des renseignemens si importans ?
– Sans contredit, vous pouvez le demander, dit le docteur, qui avait alors recouvré tout son air de supériorité ; mais vous répondrai-je ou non c’est une question toute différente. Je ne vois pas que votre réputation ou la mienne soient intéressées à ce que vous sortiez d’ignorance à ce sujet. Ainsi, miss Lee, comme vous avez vos secrets, j’ai aussi les miens, et j’ose croire que parmi ceux-ci il en est qui seraient plus curieux à connaître.
– Soit ! dit Alice fort tranquillement. Si vous voulez vous trouver demain matin bien exactement à cinq heures et demie près du cadran solaire, nous partirons ensemble, et nous les verrons arriver au rendez-vous. Chemin faisant, je surmonterai ma timidité actuelle, et je vous expliquerai les moyens que je compte employer pour prévenir tout accident. – Peut-être croirez-vous aussi devoir faire quelques efforts qui rendraient inutile mon intervention, et elle me sera aussi pénible qu’elle est peu convenable.
– Hé bien ! ma chère enfant, si vous vous placez entre mes mains, vous seriez la première qui aurait à se plaindre de ne pas avoir été bien conduite, et vous devez croire que vous êtes la dernière, – un seul individu excepté, – que je voudrais voir s’égarer, faute de bons conseils. – À cinq heures et demie donc, près du cadran solaire, – et puisse Dieu bénir notre entreprise.
En ce moment, leur conversation fut interrompue par la voix sonore de sir Henry qui retentissait dans les corridors et dans les galeries, et qui les appelait à grands cris.
– Alice ! – Ma fille ! – Docteur Rochecliffe !
– Que faites-vous ici, s’écria-t-il en entrant, comme deux corbeaux au milieu d’un brouillard, quand vous pourriez vous amuser là-bas comme moi ? cet écervelé de page, ce Louis Kerneguy, tantôt me fait rire à me forcer de me tenir les côtés, tantôt pince de la guitare de manière à faire descendre une alouette du haut du ciel pour l’écouter. – Allons, venez, venez ! il est pénible de rire tout seul.