CHAPITRE XXVIII.

« C’est bien ici l’endroit, le centre des bosquets ;
« Voici le chêne altier, monarque des forêts. »

John Home.

Le soleil dorait le dôme impénétrable de verdure formé par les arbres du parc et de la forêt ; à chaque feuille étaient suspendues les gouttes de la rosée, et quelques arbres commençaient à montrer les teintes variées de l’automne ; car c’était cette époque de l’année où la nature, comme un prodigue dont les ressources commencent à s’épuiser, semblent vouloir, par la profusion et la variété des couleurs, se dédommager de la courte durée de sa magnificence. Les oiseaux étaient silencieux. – Le rouge-gorge lui-même, dont le guilleri se faisait entendre sur les buissons voisins de la Loge, enhardi dans sa familiarité par les largesses du vieux chevalier, ne se hasardait pas dans les profondeurs du bois. Alarmé par le voisinage de l’épervier et de ses autres ennemis, il préférait les environs des habitations humaines, près desquelles, presque seul parmi toutes les tribus ailées, il a les privilèges d’une protection désintéressée.

Il y avait un véritable charme dans le silence et les divers aspects de la forêt quand le bon docteur Rochecliffe, enveloppé d’une grande roquelaure écarlate, qui avait vu du service et dont il se cachait le visage par habitude plutôt que par nécessité, se dirigea vers le théâtre du duel projeté : Alice, appuyée sur le bras du docteur, était couverte aussi d’une mante pour se garantir du froid humide d’une matinée d’automne. La consultation qui les occupait semblait les rendre insensibles aux inconvéniens et aux désagrémens de leur marche, quoiqu’ils fussent souvent obligés de se frayer un chemin dans le taillis à travers les broussailles, dont les perles liquides venaient imprégner leurs manteaux et en doubler le poids. Ils s’arrêtèrent derrière un buisson qui pouvait les cacher, et d’où ils pouvaient voir toute la petite esplanade sur laquelle dominait l’arbre nommé le chêne du roi. Son tronc énorme, ses branches monstrueuses et sa couronne à demi desséchée, le faisaient paraître comme un ancien champion que la guerre n’avait pas épargné, et très-propre à figurer comme juge d’un combat singulier.

Le premier individu qui arriva au rendez-vous fut le joyeux Cavalier Roger Wildrake. Il était aussi enveloppé d’un grand manteau ; mais il avait réformé son feutre puritain, pour y substituer un chapeau à l’espagnole, entouré d’un galon d’or et orné d’une plume qui paraissait avoir été long-temps exposée aux injures de tous les élémens. Mais pour faire oublier cette apparence de pauvreté par un air de prétention, ce castor était enfoncé sur son oreille d’une manière diablement déterminée, selon l’expression profane des Cavaliers, et précisément comme le portaient les plus diables d’entre eux.

Il arriva à grands pas et s’écria tout haut : – Le premier en campagne, de par Jupiter ! et cependant je croyais qu’Éverard me préviendrait pendant que je prenais mon coup du matin. Il m’a fait grand bien, ajouta-t-il en passant la langue sur ses lèvres ; Hé bien, je suppose que je ferai sagement de faire l’inspection du terrain en attendant l’arrivée de celui dont je ne suis que le second, et dont il paraît que la montre presbytérienne va aussi lentement que son pas presbytérien.

À ces mots il prit sa rapière sous son manteau, et parut s’occuper à examiner tous les buissons.

– Je le préviendrai, dit le docteur à Alice à voix basse ; je vous tiendrai parole, vous ne paraîtrez pas sur la scène, nisi dignus vindice nodus . – Je vous expliquerai cela une autre fois ; vindex est féminin aussi bien que masculin, ainsi la citation est applicable. – Tenez-vous bien cachée.

À ces mots il s’avança dans la clairière et salua Wildrake.

– Maître Louis Kerneguy, dit Wildrake en ôtant son chapeau ; mais reconnaissant sur-le-champ sa méprise, il ajouta : – Mais non, non, – je vous demande pardon, monsieur, – plus gros, plus petit, plus vieux. – Je suppose que j’ai l’honneur de parler à l’ami de M. Kerneguy, à qui j’espère avoir affaire dans quelques instans. – Et pourquoi non sur-le-champ, monsieur, – avant l’arrivée des parties principales ? – un morceau pour clore l’orifice de l’estomac en attendant qu’on serve le dîner. – Qu’en dites-vous, monsieur ?

– Vous voulez plutôt dire pour ouvrir l’orifice de l’estomac, ou pour y en pratiquer un autre, dit le docteur.

– Vous avez raison, monsieur, dit Wildrake qui semblait alors dans son élément ; – vous parlez fort bien ; c’est ce qui peut arriver. Mais pourquoi vous cacher ainsi le visage, monsieur ? Je conviens que c’est l’usage des honnêtes gens dans ce malheureux temps, et cela n’en est que plus fâcheux. – Mais nous pouvons agir ici à découvert, nous n’avons pas de traîtres parmi nous. – Je vais vous donner l’exemple pour vous encourager et vous prouver que vous avez affaire à un gentilhomme qui honore le roi, et qui est digne de se mesurer avec quiconque a porté les armes pour lui comme vous l’avez fait sans doute, monsieur, puisque vous êtes l’ami de maître Louis Kerneguy.

Pendant ce temps Wildrake s’occupait à détacher les agrafes de son grand manteau. – À bas, à bas, vêtement d’emprunt dit-il, – ou, comme je devrais plutôt vous appeler,

Rideau qui couvres Borgia .

À ces mots, il jeta son manteau par terre, et parut in cuerpo, en vrai costume de Cavalier, portant un pourpoint de taffetas cramoisi plus que fané, dont les taillades étaient en taffetas jadis blanc. Il avait des culottes de même étoffe avec des bas raccommodés en plusieurs endroits, et qui, comme ceux de Poins , avaient été autrefois couleur de pêche ; des souliers dont la semelle mince n’était guère propre à marcher dans la rosée, et une écharpe couverte d’une large broderie flétrie par le temps, complétaient son équipement.

– Allons, monsieur, s’écria-t-il, – dépêchez-vous, point de paresse ! – je suis à votre service ; et vous voyez un Cavalier aussi loyal que quiconque ait jamais passé une rapière au travers du corps d’une Tête-Ronde. – Allons, monsieur, à nos outils ! Nous pourrons nous pousser une demi-douzaine de bottes avant qu’ils arrivent, et leur faire honte de leur lenteur. – Oh, oh ! s’écria-t-il d’un ton déconcerté quand le docteur, entr’ouvrant son manteau, laissa voir un costume ecclésiastique, ce n’est qu’un ministre après tout !

Cependant le respect de Wildrake pour l’Église, et le désir qu’il avait d’écarter un homme dont la présence pouvait interrompre une scène qu’il voyait en perspective avec une satisfaction toute particulière, lui firent bientôt prendre un autre ton.

– Pardon, mon cher docteur, dit-il, je baise le bas de vos vêtemens. – De par Jupiter foudroyant ! pardon une seconde fois. Mais je suis charmé de vous avoir rencontré. On vous demande à grands cris à la Loge, pour marier, pour baptiser, pour enterrer, pour confesser je ne sais pourquoi, mais pour quelque chose de très-urgent. – Pour l’amour du ciel, ne perdez pas un instant à vous y rendre.

– À la Loge ! dit le docteur, comment ! Je viens à peine d’en sortir. – J’en suis parti plus tard que vous n’avez pu y passer, puisque je vous ai vu arriver par la route de Woodstock.

– Mais c’est à Woodstock qu’on a besoin de vous. – Diable ! vous ai-je parlé de la Loge ? – Non, non, c’est à Woodstock. – Mon hôte ne peut être pendu, – sa fille mariée, – son bâtard baptisé, – sa femme enterrée, – sans l’assistance d’un véritable ministre. – Vos Holdenough ne sont rien pour eux. – Mon hôte est un homme qui a de bons principes ; ainsi, si vous faites cas de vos fonctions, dépêchez-vous.

– Vous m’excuserez, maître Wildrake, j’attends ici maître Louis Kerneguy.

– Du diable ! s’écria Wildrake, je savais que les Écossais ne pouvaient jamais rien faire sans leur ministre ; mais ventrebleu ! je n’aurais pas cru qu’ils les employassent en pareil cas. – J’ai pourtant trouvé de bonnes pratiques dans les saints ordres, des gens qui savaient manier l’épée aussi bien que leurs livres de prières. – Vous savez quel est le but de notre rendez-vous, docteur ; – venez-vous ici comme consolateur spirituel, – comme chirurgien, ou mettez-vous jamais l’épée à la main ? – ça ! ça !

Et en prononçant ces derniers mots, il fit une passe avec sa rapière, sans la tirer du fourreau.

– Je l’ai fait quelquefois en cas de nécessité, monsieur, répondit le docteur Rochecliffe.

– Hé bien, mon cher monsieur, regardez le cas présent comme un cas de nécessité. – Vous connaissez mon dévouement à l’Église. Si un docteur doué de votre mérite voulait me faire l’honneur d’échanger seulement trois passes avec moi, je me croirais heureux à jamais.

– Monsieur, dit Rochecliffe en souriant, quand je n’aurais pas d’autre objection à faire à votre proposition, il me serait impossible de l’accepter, – je suis sans armes.

– Sans armes ! – Morbleu ! c’est jouer de guignon. – mais vous avez une bonne canne à la main ; – qui vous empêche d’essayer une passe, – ma rapière dans le fourreau bien entendu, – en attendant l’arrivée des parties principalement intéressées ? – Mes escarpins sont remplis de cette maudite rosée, et je crains qu’il ne m’en coûte quelques doigts des pieds, si je reste si long-temps sans leur donner de l’exercice, pendant que les autres s’escrimeraient ; car je m’imagine que vous pensez comme moi, docteur, que ce ne sera pas ici un combat de moineaux.

– L’affaire qui m’amène ici est d’empêcher, s’il est possible, qu’il y ait aucun combat.

– Morbleu ! docteur, cela passe la plaisanterie ; et sans mon respect pour l’Église, je me ferais presbytérien pour me venger.

– Reculez un peu, monsieur, n’avancez pas de ce côté, dit le docteur ; car Wildrake dans l’agitation de ses mouvemens, causée par son désappointement, s’approchait de l’endroit où Alice était toujours cachée.

– Et pourquoi non, docteur, s’il vous plaît ?

Mais ayant avancé un peu plus, il s’écria avec un juron de surprise : – Par tout ce qui est révérend ! un cotillon dans ce buisson ! et à une pareille heure du matin ! ta ! ta ! ta ! – Il exprima son étonnement par un sifflement prolongé en guise d’interjection ; et se tournant vers le docteur en appuyant un doigt le long de son nez, il lui dit : – Vous êtes malin, docteur, diablement malin ! – Mais pourquoi ne m’avoir pas donné à entendre que vous aviez là votre magasin de marchandises de contrebande ? – Morbleu ! monsieur, je ne suis pas homme à dévoiler les petites escapades de l’Église.

– Monsieur, s’écria le docteur, Rochecliffe, vous êtes un impertinent ; et si le temps le permettait et que vous en valussiez la peine, je vous châtierais de cette insolence.

Et le docteur, qui avait vu la guerre assez long-temps pour joindre aux qualités d’un théologien quelques-unes de celles d’un capitaine de cavalerie, leva sa canne d’un air menaçant, à la grande satisfaction du Cavalier, dont le respect pour l’Église ne pouvait l’emporter sur le désir qu’il avait de s’amuser aux dépens d’un autre.

– Prenez garde, docteur, dit-il ; si vous tenez votre canne de cette manière comme si c’était un sabre, et que vous la leviez au niveau de votre tête, en un clin d’œil ma rapière vous aura touché. Et en même temps il fit une passe avec sa rapière couverte de son fourreau, comme s’il avait voulu lui porter une botte, quoique sans chercher à le toucher. Mais au même instant Rochecliffe, donnant à sa canne la position de l’épée au lieu de celle du sabre, fit sauter à dix pas la rapière du Cavalier, avec toute la dextérité de mon ami Francalanza .

En ce moment Charles et le colonel Éverard arrivèrent sur le champ de bataille.

– Quoi ! s’écria Éverard en jetant sur Wildrake un regard de colère ; est-ce là la conduite d’un ami ? – Au nom du ciel, que signifient ces vêtemens qui ne conviennent qu’à un fou, et pourquoi jouez-vous ici les tours d’un baladin ?

Le digne second baissa la tête sans lui répondre, comme un écolier surpris dans une espièglerie, et alla ramasser sa rapière, jetant un coup d’œil en passant vers le buisson pour tâcher d’entrevoir une seconde fois l’objet caché qui excitait sa curiosité.

Pendant ce temps, Charles, encore plus surpris de ce qu’il voyait, s’écriait de son côté : – Quoi ! le docteur Rochecliffe devenu littéralement membre de l’église militante et faisant des armes avec mon ami le Cavalier Wildrake ! – Puis-je prendre la liberté de le prier de se retirer, attendu que le colonel Éverard et moi nous avons une affaire particulière à discuter ensemble ?

L’intention du docteur Rochecliffe, en cette occasion importante, était de s’armer de toute l’autorité de ses fonctions sacrées et de mettre dans son intervention un ton qui aurait pu imposer même à un monarque, et lui faire sentir que celui qui lui donnait des avis avait une vocation encore plus haute que la sienne. Mais la carrière qu’il venait indiscrètement d’accorder à ses propres passions, et l’acte de légèreté dans lequel il venait de se laisser surprendre, ne lui permettaient guère de prendre ce ton de supériorité, et encore moins d’espérer de soumettre un esprit aussi indomptable que celui de Charles, volontaire comme un prince et capricieux comme un bel esprit. Le docteur chercha pourtant à rappeler sa dignité ; puis, du ton le plus grave et le plus respectueux qu’il put prendre, il répondit qu’il avait aussi en cet endroit l’affaire la plus urgente, et qu’elle l’empêchait de céder au désir de maître Kerneguy et de se retirer.

– Excusez une interruption qui vient si mal à propos, dit Charles à Éverard en ôtant son chapeau et en le saluant ; je vais y mettre ordre en un instant.

Éverard lui rendit son salut d’un air grave, et garda le silence.

– Êtes-vous fou, docteur Rochecliffe ? dit Charles, – êtes-vous sourd ? – avez-vous oublié votre langue naturelle ? – je vous ai prié de vous retirer.

– Je ne suis pas fou, répondit le docteur s’armant de toute, sa résolution et rendant à sa voix son ton de fermeté ordinaire ; je voudrais empêcher les autres de l’être. – Je ne suis pas sourd ; je désire prier les autres d’écouter la voix de la raison et de la religion. – Je n’ai pas oublié ma langue naturelle ; je viens ici pour parler le langage du maître des rois et des princes.

– Pour faire des armes avec un manche à balai, voulez-vous dire, répondit le roi. – Allons, docteur Rochecliffe, cet air d’importance dont l’accès vous prend si subitement ne vous va pas mieux que la passe d’armes que vous venez de faire. Il me semble que vous n’êtes ni un prêtre catholique, ni un Mass-John écossais , pour exiger de vos ouailles une obéissance passive. Vous êtes un ministre de l’Église anglicane, et en cette qualité vous devez être soumis aux règles de cette communion et à celui qui en est le chef.

En prononçant ces derniers mots, le roi baissa la voix, mais prit un ton expressif. Éverard, s’en étant aperçu, recula de quelques pas, sa générosité naturelle ne lui permettant pas d’écouter un entretien particulier qui pouvait intéresser la sûreté personnelle des interlocuteurs. Ils continuèrent pourtant à parler avec beaucoup de précaution.

– Maître Kerneguy, dit le docteur, ce n’est pas moi qui prétends contrôler ou réprimer vos désirs. – À Dieu ne plaise ! – Je ne fais que vous dire ce que la raison, l’Écriture, la religion et la morale vous prescrivent comme règle de conduite.

– Et moi, dit le roi en souriant et en étendant le bras vers la malheureuse canne du docteur, je suivrai votre exemple plutôt que votre précepte. Si un révérend docteur vide ses querelles le bâton à la main, quel droit a-t-il d’intervenir dans celles des autres ? – Allons, monsieur, retirez-vous, et ne me faites pas oublier par votre obstination actuelle toutes les obligations que je vous ai.

– Songez que je n’ai qu’un mot à prononcer pour empêcher ce duel.

– Prononcez-le, et en le prononçant démentez toute la teneur et toutes les actions d’une vie honorable ; renoncez aux principes de votre Église ; – devenez parjure, traître et apostat, pour empêcher quelqu’un de remplir son devoir comme gentilhomme. Ce serait tuer votre ami pour l’empêcher de courir un danger. Que l’obéissance passive que vous avez si souvent à la bouche, et qui est sans doute aussi dans votre esprit, mette une fois vos jambes en mouvement, et tenez-vous à l’écart une dizaine de minutes. – Avant qu’elles soient écoulées, vos secours pourront être nécessaires comme médecin de l’ame et du corps.

– En ce cas, dit Rochecliffe, il ne me reste plus qu’un argument à employer.

Pendant que cette conversation avait lieu en aparté, Éverard employait presque la force pour retenir près de lui son ami Wildrake, qui, plus curieux et moins délicat, ne se serait pas fait scrupule de s’approcher des interlocuteurs, et de se mettre en tiers dans leurs secrets. Mais quand il vit le docteur s’avancer vers le buisson, il dit tout bas à Éverard avec vivacité : – Je parie un bon carolus d’or contre un farthing républicain, que le docteur est venu ici non-seulement pour prêcher la paix, mais qu’il va même en présenter les principales conditions.

Éverard ne lui répondit rien ; il avait déjà tiré son épée du fourreau, et dès que Charles vit que Rochecliffe avait le dos tourné, il ne perdit pas un instant pour suivre l’exemple de son antagoniste. Mais à peine avaient-ils eu le temps de se faire le salut d’armes de politesse et d’usage que le docteur était de retour entre les deux combattans, donnant la main à Alice, dont tous les vêtemens étaient trempés par la rosée, et dont les longs cheveux humides tombaient débouclés autour de sa tête. Son visage était pâle, mais c’était la pâleur d’une résolution inspirée par le désespoir, et non celle de la crainte. La surprise occasiona un instant de silence et d’immobilité. Les deux combattans appuyèrent à terre la pointe de leur épée. – Wildrake lui-même, malgré son assurance, ne put que s’adresser à lui-même à demi-voix les exclamations suivantes : Bravo, docteur ! – cela vaut le curé dans la botte de pois . – Rien de moins que la fille de votre patron ! – et miss Alice Lee que je croyais une boule de neige, – c’est un genêt des champs après tout, – une vraie Lindabrides , de par le ciel ! – une des nôtres en un mot.

Ces mots indistinctement prononcés n’attirèrent l’attention de personne, et Alice fut la première à parler.

– Maître Éverard, maître Kerneguy, dit-elle, vous êtes surpris de me voir ici, – et pourquoi hésiterais-je à en dire la raison ? – Convaincue que je suis, quoique innocemment, la malheureuse cause de votre mésintelligence, je suis trop intéressée à empêcher qu’elle n’ait des suites fatales pour craindre de faire aucune démarche qui puisse y mettre fin. – Maître Kerneguy, mes désirs, mes prières, mes supplications, vos nobles pensées, le souvenir des devoirs importans que vous avez à remplir, tout cela n’a-t-il donc aucun poids pour vous dans cette affaire ? Permettez-moi de vous conjurer d’écouter la raison, la religion et le bon sens, et de remettre votre épée dans le fourreau.

– Je suis obéissant comme un esclave de l’Orient, miss Lee, répondit Charles en rengainant son épée ; mais je vous assure que l’affaire qui vous cause tant de trouble n’est qu’une bagatelle qu’en cinq minutes le colonel Éverard et moi nous arrangerons beaucoup mieux que ne pourrait le faire tout un concile de ministres dont les délibérations prudentes seraient assistées de la sagesse d’un parlement de femmes. – M. Éverard, me ferez-vous le plaisir de faire un tour de promenade un peu plus loin ? – Il paraît qu’il faut que nous changions de terrain.

– Je suis prêt à vous accompagner, monsieur, répondit Éverard, qui avait imité son antagoniste en remettant son épée dans le fourreau.

– Je n’ai donc nul crédit sur vous, monsieur ? dit Alice en continuant à s’adresser au roi ; – ne craignez-vous pas que je ne fasse usage du secret qui est en mon pouvoir pour empêcher cette affaire d’aller plus loin ? Pensez-vous que Markham Éverard lèverait la main contre vous s’il savait…

– Que je suis lord Wilmot ? dit le roi. Le hasard lui a déjà donné sur ce point des preuves qui lui paraissent suffisantes, et je crois qu’il vous serait fort difficile de le faire changer d’opinion.

Alice garda le silence un instant, et regarda le roi avec un air d’indignation. Ensuite les mots suivans sortirent de sa bouche à quelque distance les uns des autres, comme s’ils lui eussent été arrachés par une force irrésistible, en dépit des sentimens qui auraient voulu les retenir : – Froid, – égoïste, – dur, – ingrat ; malheur au pays qui… – Elle fit une pause qui avait une emphase bien marquée, et ajouta : – malheur au pays qui le comptera, lui où des hommes tels que lui, parmi ses nobles et ses grands.

– Belle Alice, dit Charles qui, malgré sa bonne humeur habituelle, ne pouvait s’empêcher de sentir la sévérité de ces reproches, quoique trop légèrement pour qu’ils fissent sur lui toute l’impression que miss Lee désirait produire, vous êtes injuste à mon égard, et trop partiale pour un plus heureux mortel. – Ne m’appelez ni dur, ni ingrat ; je ne suis venu ici que pour répondre au cartel de M. Éverard. Je ne pouvais refuser de me trouver à ce rendez-vous ; maintenant que j’y suis, je ne puis me retirer sans perdre mon honneur, et la perte de mon honneur serait une tache qui s’étendrait loin. – Je ne puis fuir M. Éverard. Ce serait trop de honte. S’il persiste dans son cartel, c’est une affaire qui doit se décider d’après l’usage établi. S’il s’en désiste et qu’il le révoque, je consens, par égard pour vous, à ne pas me montrer trop pointilleux. Je n’exigerai pas même qu’il me fasse ses excuses du dérangement qu’il m’a causé ; je veux bien que toute cette affaire passe pour une méprise, un malheureux malentendu, dont, quant à moi, je ne chercherai jamais à approfondir la cause. – Je ferai tout cela pour vous ; c’est assez de condescendance pour un homme d’honneur, et vous savez, miss Lee, que, venant de moi, cette condescendance est grande. – Ne m’accusez donc ni de dureté, ni d’ingratitude, ni de manque de générosité, puisque je suis disposé à faire tout ce qu’un homme peut faire, et peut-être plus que ne devrait faire un homme d’honneur.

– Entendez-vous cela, Markham Éverard, s’écria Alice ; l’entendez-vous ? – La terrible alternative est laissée entièrement à votre disposition. – Vous aviez coutume d’être modéré, calme, religieux, conciliant ; – voudrez-vous pour une vétille pousser cette querelle privée jusqu’à l’extrémité impie du meurtre ? Croyez-moi, si, contre les principes que vous avez professés toute votre vie, vous lâchez en ce moment les rênes à vos passions, les conséquences peuvent en être telles, que vous vous en repentirez cruellement pendant tout le reste de vos jours, et même, si le ciel n’a pitié de vous, après qu’ils seront terminés.

Markham resta un moment dans un sombre silence, ses regards fixés sur la terre. Enfin il leva les yeux, et répondit : – Alice, vous êtes fille d’un soldat, – sœur d’un soldat ; – tous vos parens, en y comprenant même un d’entre eux pour qui vous aviez alors quelque affection, sont devenus soldats par suite de nos malheureuses dissensions ; cependant vous les avez vus prendre les armes, et même se ranger sous des bannières opposées pour remplir les devoirs que leur imposaient leurs principes respectifs, sans montrer un si vif intérêt. Répondez-moi ; – votre réponse décidera ma conduite. – Ce jeune homme que vous connaissez depuis si peu de temps a-t-il déjà plus de prix à vos yeux que tous ceux qui vous touchaient de si près, un père, un frère, des parens dont vous avez vu le départ pour la guerre avec ce que je puis appeler par comparaison de l’indifférence ? – Répondez-moi affirmativement, et je m’éloigne d’ici pour ne vous revoir jamais, pour ne plus revoir mon pays.

– Restez, Markham, restez ! croyez-moi quand je vous dis que si je réponds affirmativement à votre question, c’est parce que la sûreté de maître Kerneguy est plus importante, – bien plus importante que celle d’aucun des individus dont vous venez de parler.

– Vraiment ! je ne savais pas qu’une couronne de comte avait une valeur si supérieure au cimier d’un gentilhomme ; et cependant j’ai entendu dire que bien des femmes pensent ainsi.

– Vous me comprenez mal, dit Alice fort embarrassée entre la difficulté de s’exprimer de manière à prévenir tout accident fatal et le désir de combattre la jalousie et de désarmer le ressentiment qu’elle voyait s’élever dans le sein de son amant. Mais elle ne put trouver d’expressions assez bien choisies pour tracer cette distinction sans conduire à la découverte de la véritable qualité du roi, et peut-être par là occasioner sa perte. – Markham, lui dit-elle, ayez pitié de moi. – Ne me pressez pas en ce moment. – Croyez-moi, – l’honneur et le bonheur de mon père, de mon frère, de toute ma famille, sont intéressés à la sûreté de maître Kerneguy, – essentiellement intéressés à ce que cette affaire n’aille pas plus loin.

– Oh ! je n’en doute nullement. – La maison de Lee a toujours aspiré à un titre, et dans toutes ses liaisons elle a toujours fait plus de cas de la loyauté capricieuse d’un courtisan que du franc et honnête patriotisme d’un simple gentilhomme de campagne. De ce côté rien ne m’étonne. – Mais vous, Alice, – oh ! vous que j’ai si tendrement chérie, – vous qui m’avez laissé croire que mon affection était payée de quelque retour, est-il possible que l’attrait d’un vain titre, les complimens frivoles d’un courtisan que vous n’avez vu que quelques heures, vous fassent préférer un lord libertin à un cœur tel que le mien ?

– Non, non, oh non ! croyez-moi, s’écria Alice dans une agitation que rien ne saurait peindre.

– Faites-moi la réponse qui paraît vous être si pénible, et faites-la en un seul mot. – Quel est celui dont la sûreté vous intéresse si vivement ?

– Je m’intéresse à celle de tous deux, dit Alice.

– Cette réponse ne peut me suffire, Alice. L’égalité ne peut avoir lieu ici. Il faut que je sache sur quoi je dois compter, et je le saurai. Je n’entends rien aux tergiversations d’une jeune fille qui hésite à se prononcer entre deux amans, et je ne voudrais pas avoir à vous accuser de cette coquetterie qui ne peut se contenter d’en conserver un seul.

La véhémence d’Éverard et cette supposition que la galanterie d’un courtisan débauché avait pu lui faire oublier si légèrement son sincère attachement éveillèrent enfin la fierté d’Alice ; comme nous l’avons déjà dit, il y avait en elle quelque chose de cette fierté léonine qui caractérisait sa famille.

– Si mes paroles sont si mal interprétées, dit-elle, si je ne suis pas jugée digne de la moindre confiance, si je ne puis obtenir un jugement impartial, écoutez ma déclaration, et, quelque étrange que puisse vous paraître mon langage, soyez assuré, Markham, que, lorsque vous pourrez bien l’interpréter, vous n’y trouverez rien qui puisse vous faire injure. – Je vous dis donc, – je dis à tous ceux qui sont présens, – je dis à maître Kerneguy lui-même, et il sait parfaitement dans quel sens je parle ainsi, – que sa vie et sa sûreté sont et doivent être plus précieuses à mes yeux que la vie et la sûreté de quelque autre homme que ce soit dans ce royaume et même dans le monde entier.

Elle prononça ces mots d’un ton si ferme et si décidé qu’ils coupaient court à toute discussion. Charles la salua d’un air grave et en silence. Éverard, agité par des émotions que sa fierté lui donnait à peine la force de supporter, s’avança vers son antagoniste, et lui dit d’un ton qu’il cherchait en vain à rendre ferme : – Vous venez d’entendre la déclaration de miss Lee, monsieur, et sans doute avec les sentimens de reconnaissance qu’elle doit exciter si éminemment ; comme son pauvre parent, comme indigne aspirant à ses bonnes graces, je vous cède les prétentions que j’avais osé concevoir, et, comme je ne lui causerai jamais volontairement la moindre affliction, je me flatte que vous ne croirez pas que j’agis d’une manière indigne d’un homme d’honneur en vous disant, comme je le fais, que je rétracte la lettre qui vous a donné la peine de vous rendre ici à une pareille heure. – Alice, ajouta-t-il en tournant la tête vers elle, adieu Alice ! adieu pour toujours !

La pauvre jeune fille, que son courage factice avait presque abandonnée, essaya de répéter le mot Adieu ! mais elle ne put y réussir ; elle ne fit entendre qu’un son vague et inarticulé : elle serait tombée si le docteur Rochecliffe ne l’eût soutenue. Roger Wildrake se hâta d’aider le docteur ; ému autant que lui de la douleur d’Alice, quoiqu’il n’en pût comprendre la cause mystérieuse, il s’était deux ou trois fois essuyé les yeux avec les restes d’un mouchoir.

Le prince déguisé avait vu toute cette scène en silence, mais avec une agitation qui ne lui était pas ordinaire, et que ses traits basanés et surtout ses gestes commencèrent à trahir. D’abord, il était resté complètement immobile, les bras croisés sur la poitrine, en homme qui veut se laisser guider par le cours des événemens. Bientôt il changea d’attitude ; il avançait un pied et le reculait, il fermait une main et il l’ouvrait ; enfin tout annonçait qu’il luttait entre des sentimens opposés, au moment de prendre une résolution soudaine.

Mais quand il vit Markham, après avoir jeté sur Alice un regard d’angoisse inexprimable, se détourner pour s’en aller, son exclamation familière lui échappa : – Corbleu ! s’écria-t-il, cela ne peut finir ainsi. En trois enjambées il se trouva près d’Éverard, qui s’éloignait à pas lents, lui frappa sur l’épaule, et celui-ci s’étant retourné, – Monsieur, lui dit le roi avec cet air d’autorité qu’il savait parfaitement prendre à volonté, un mot, s’il vous plaît.

– Comme il vous plaira, monsieur, répondit Éverard ; et, supposant quelques projets hostiles à son antagoniste, il saisit de la main gauche le fourreau de sa rapière, et porta la droite sur la poignée, n’étant pas très-fâché de ce renouvellement supposé de querelle ; car la colère est aussi voisine du désappointement que la pitié, dit-on, l’est de l’amour.

– Non, non, dit le roi ; cela ne se peut plus à présent. – Colonel Éverard, je suis CHARLES STUART.

Éverard recula de surprise. Impossible ! s’écria-t-il ; – cela ne peut être ! – Le roi d’Écosse s’est embarqué à Bristol. – Milord Wilmot, vos talens en intrigue sont connus. – Vous ne m’en imposerez pas.

– Le roi d’Écosse, maître Éverard, répliqua Charles, – puisqu’il vous plaît de limiter ainsi sa souveraineté, – dans tous les cas, le fils aîné du feu roi de la Grande-Bretagne est maintenant devant vos yeux, et par conséquent il est impossible qu’il se soit embarqué à Bristol. Le docteur Rochecliffe vous le certifiera. Il vous dira en outre que Wilmot a le teint blanc, les cheveux blonds ; et vous voyez que j’ai la peau basanée, et la chevelure noire comme le plumage d’un corbeau.

Le docteur Rochecliffe, voyant ce qui se passait, abandonna Alice aux soins de Wildrake, dont la délicatesse et la retenue dans les tentatives qu’il faisait pour la rappeler à la vie offraient un contraste avec son insouciance et sa pétulance habituelles. Il en était tellement occupé qu’il resta, pour le moment, dans l’ignorance d’une découverte à laquelle il aurait pris tant d’intérêt. Quant au docteur Rochecliffe, il avança en se tordant les mains, en donnant tous les signes d’une inquiétude portée à l’extrême, et en faisant de ces exclamations qui échappent involontairement quand on a l’esprit en désordre.

– Paix, docteur Rochecliffe ! dit le roi avec tout le calme qui convenait à un prince. – Je suis convaincu que nous avons affaire à un homme d’honneur. Maître Éverard ne doit pas être fâché de ne trouver qu’un prince fugitif dans celui en qui il avait cru reconnaître un rival heureux. Il doit rendre justice aux sentimens qui m’ont décidé à lever le voile dont la loyauté sans égale de cette jeune personne continuait à me couvrir, au risque de son propre bonheur. C’est lui qui doit profiter de ma franchise ; et j’ai certainement le droit d’espérer que ma situation, déjà assez fâcheuse, ne le deviendra pas encore davantage parce qu’il en a été instruit dans de pareilles circonstances. Dans tous les cas, l’aveu est fait, et c’est au colonel Éverard à voir de quelle manière il doit se conduire.

– Ô Sire ! Votre Majesté, – mon prince, mon maître, mon roi ! s’écria Wildrake, qui avait enfin découvert ce qui se passait, et qui, s’avançant vers lui en rampant sur ses genoux, lui saisit la main et la baisa plutôt comme un amant que comme un sujet qui donne à son souverain cette marque de respect. – Si mon cher ami Markham Éverard se conduisait en chien dans cette circonstance, je lui couperais la gorge à l’instant, dussé-je après me la couper à moi-même !

– Paix, paix ! mon bon ami, mon sujet loyal, dit le roi ; calmez-vous ; car quoique je sois obligé de reprendre un instant mon rôle de prince, nous ne sommes pas assez en sûreté, ni en particulier, pour recevoir nos sujets à la manière du roi Cambyse .

Éverard, qui était resté tout ce temps immobile et confondu, s’éveilla enfin comme un homme qui sort d’un rêve.

– Sire, dit-il en saluant Charles avec un profond respect, si mon genou et mon épée ne vous rendent pas l’hommage qu’un sujet doit à son prince, c’est parce que Dieu, par qui les rois règnent, vous a refusé, quant à présent, les moyens de monter sur votre trône sans exciter une guerre civile. Que votre imagination ne se livre pas un seul instant à l’idée que je puisse compromettre votre sûreté. Quand je n’aurais pas déjà respecté votre personne ; quand je ne vous serais pas si redevable par la candeur avec laquelle votre noble aveu a prévenu le malheur de toute ma vie, vos infortunes auraient rendu votre personne aussi sacrée pour moi qu’elle peut l’être pour le royaliste du royaume qui vous est le plus dévoué. Si vos plans sont bien réfléchis, et qu’ils soient sûrs, considérez tout ce qui vient de se passer comme un songe, et s’ils sont tels que je puisse les favoriser sans manquer à mes devoirs envers la république, qui ne me permettent de prendre part à aucun projet de violence effective, Votre Majesté peut disposer de mes services.

– Il peut arriver que je vous donne quelque embarras à cet égard, monsieur, répondit le roi, car ma situation est de nature à ne pas me permettre de refuser une offre d’assistance, même faite avec une pareille réserve. Mais, si je le puis, je me dispenserai de m’adresser à vous, car je n’aime pas à mettre la compassion d’un homme aux prises avec ce qu’il regarde comme son devoir. – Docteur, je crois qu’il ne sera plus question aujourd’hui de s’escrimer de la canne ou de l’épée ; ainsi nous pouvons retourner à la Loge, et nous laisserons ici, – ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur Alice et Éverard, – ceux qui peuvent avoir besoin de quelque explication ultérieure.

– Non, non, s’écria Alice, qui avait complètement repris l’usage de ses sens, mon cousin Éverard et moi nous n’avons besoin d’aucune explication. Il me pardonnera de lui avoir parlé en énigmes quand je n’osais m’expliquer plus clairement, et je lui pardonnerai de n’avoir pu les deviner. – Mais mon père a ma promesse ; nous ne devons avoir ni correspondance ni conversation quant à présent. – Nous retournons à l’instant, moi à la Loge, lui à Woodstock, – à moins, ajouta-t-elle en saluant le roi, que Votre Majesté n’ait d’autres ordres à lui donner. – Partez, cousin Markham, retournez à la ville, et si quelque danger nous menaçait, donnez-nous-en avis.

Éverard aurait voulu retarder son départ, s’excuser de ses injustes soupçons, lui dire mille choses ; mais elle ne voulut pas l’écouter, et lui dit pour toute réponse : – Adieu, Markham, adieu jusqu’à ce que le ciel nous envoie un temps plus heureux.

– C’est un ange de vérité et de beauté ! s’écria Wildrake. – Et moi qui, comme un hérétique blasphémateur, l’appelais une Lindabrides ! – Mais, pardon, Sire, Votre Majesté n’aurait-elle pas quelques ordres à donner au pauvre Roger Wildrake, qui ferait sauter la cervelle de qui que ce soit en Angleterre, et même la sienne, pour exécuter le bon plaisir de Votre Grace ?

– Nous prions notre bon ami Wildrake de ne rien faire à la hâte, dit Charles en souriant ; une cervelle comme la sienne est rare, et si on la faisait sauter, on pourrait avoir de la peine à en trouver une semblable. Nous lui recommandons d’être discret et silencieux, – de ne plus jouter contre de loyaux ministres de l’Église anglicane, – et de se faire faire, aussi promptement que possible, un pourpoint neuf, aux frais duquel nous lui demanderons la permission de contribuer. – Quand le temps en sera arrivé, nous espérons l’occuper différemment.

À ces mots il glissa dix pièces d’or dans la main du pauvre Wildrake, qui, confondu par l’excès de sa gratitude loyale, pleura comme un enfant. Il aurait suivi le roi si le docteur Rochecliffe, en peu de mots, mais prononcés d’un ton péremptoire, n’eût insisté pour qu’il suivît son patron, en lui promettant qu’il serait certainement employé pour faciliter la fuite du roi si l’occasion se présentait de recourir à ses services.

– Soyez assez généreux pour cela, révérend docteur, dit le Cavalier, et vous m’enchaînerez à vous pour la vie. Et je vous conjure de ne pas conserver de rancune contre moi à cause de la folie que vous savez.

– Je n’en ai aucun motif, capitaine Wildrake. – Il me semble que ce n’est pas moi qui ai eu le désavantage.

– Hé bien, docteur, quant à moi, je vous pardonne, et je vous supplie, au nom de la charité chrétienne, de faire en sorte que je mette la main au service du roi ; car je ne vis que dans cet espoir, et vous pouvez compter que le désappointement serait cause de ma mort.

Pendant que le docteur et le Cavalier s’entretenaient ainsi, Charles prenait congé d’Éverard, qui restait tête nue tandis que le roi lui parlait avec sa grace ordinaire.

– Je n’ai pas besoin de vous dire de ne plus être jaloux, lui dit le roi, car je présume que vous sentez qu’il ne peut être question de mariage entre miss Lee et moi ; et quel libertin serait assez dépravé pour concevoir d’autres projets à l’égard d’une créature dont l’ame est si noble et si élevée ? Croyez que j’avais rendu justice à son mérite avant d’en avoir reçu cette preuve pénible de sa fidélité et de sa loyauté. Ses réponses à quelques vains propos de galanterie m’ont fait assez connaître la dignité de son caractère. Je vois que son bonheur dépend de vous, M. Éverard, et j’espère que vous en serez le gardien fidèle. Si nous pouvons faire disparaître quelqu’un des obstacles qui s’opposent à votre félicité mutuelle, soyez assuré que nous y emploierons notre influence. Adieu, monsieur ; si nous ne pouvons être meilleurs amis, ne nous regardons pas du moins de plus mauvais œil que nous ne le faisons à présent.

Il y avait dans les manières de Charles quelque chose de touchant, et sa situation, comme fugitif dans un royaume qui lui appartenait par droit de naissance, parlait au cœur d’Éverard, quoique la sympathie qu’il éprouva tout à coup fût directement contraire aux inspirations de la politique d’après laquelle il croyait devoir se conduire dans les circonstances malheureuses où se trouvait l’Angleterre. Il restait la tête découverte, comme nous l’avons dit, et tout son extérieur annonçait le respect le plus profond qu’on peut montrer à un monarque sans se reconnaître son sujet. Il courba la tête si bas en le saluant que ses lèvres touchèrent presque la main du roi ; mais il ne la baisa point. – Si je pouvais contribuer à votre sûreté, prince, dit-il, je le ferais aux dépens de ma vie. – C’est tout…… Il s’interrompit, et le roi se chargea de finir sa phrase.

– C’est tout ce que vous pouvez faire, dit-il, pour rester honorablement d’accord avec vous-même. – Ce que vous avez dit me suffit. – Vous ne pouvez rendre hommage à la main que je vous tends comme à celle d’un souverain ; mais vous ne m’empêcherez pas de prendre la vôtre comme mon ami, si vous trouvez bon que je me donne ce titre. – Du moins comme un homme qui vous veut du bien.

L’ame généreuse d’Éverard fut vivement émue. Il prit la main du roi, et y posa respectueusement ses lèvres.

– Oh ! s’il pouvait arriver un temps plus heureux ! s’écria-t-il.

– Ne vous engagez à rien, mon cher Éverard, dit le bon prince partageant son émotion ; on raisonne mal quand on est ému. Je ne veux ni que personne s’attache à ma cause contre son opinion, ni que ma fortune déchue entraîne la ruine de ceux qui ont assez d’humanité pour avoir compassion de ma situation présente. Si un temps plus heureux arrive, hé bien, nous nous reverrons, et j’espère que ce sera à notre satisfaction mutuelle ; sinon, comme le dirait votre futur beau-père, ajouta-t-il avec un sourire de bienveillance parfaitement d’accord avec ses yeux humides, – sinon, nous aurons eu raison de nous séparer.

Éverard se retira en le saluant profondément, le cœur déchiré par des sentimens opposés et dont le plus dominant était la reconnaissance de la générosité avec laquelle Charles, bravant son propre péril, l’avait éclairé sur un mystère qui menaçait de troubler le bonheur de toute sa vie. Il reprit le chemin de Woodstock, suivi de son fidèle compagnon Wildrake, qui tournait si souvent la tête en levant vers le ciel ses yeux humides et ses mains jointes, qu’Éverard fut obligé de l’avertir que de telles démonstrations pourraient être remarquées et faire naître quelques soupçons.

La conduite généreuse du roi pendant toute la fin de cette scène n’avait pas échappé à miss Lee. Elle bannit sur-le-champ de son cœur tout son ressentiment contre lui et tous les soupçons auxquels elle s’était livrée. Elle rendit justice à la bonté naturelle du cœur du monarque, rendit à sa personne comme à son rang ce respect qu’on lui avait appris dès l’enfance à regarder comme faisant partie de ses devoirs religieux. Elle se sentit convaincue que les vertus du roi lui appartenaient, et que ses défauts étaient la suite de son éducation, ou plutôt de son manque d’éducation et des conseils de ses flatteurs corrompus ; enchantée de cette conviction, elle ne savait pas, – ou peut-être elle ne s’arrêta pas à y réfléchir en ce moment, – que l’ivraie, quand on ne songe pas à l’extirper, devient maîtresse du sol, et étouffe les plantes utiles. Car, comme le docteur Rochecliffe le lui dit ensuite pour son édification, en lui promettant, suivant son usage, de lui expliquer ce passage quand elle l’y ferait penser dans un autre moment, – virtus rectorem ducemque desiderat ; vitia sine magistro discuntur .

Ce n’était pas alors le moment de se livrer à de pareilles réflexions. Comptant sur leur sincérité mutuelle, par cette sorte de communication intellectuelle qui fait souvent que deux individus placés dans des circonstances délicates s’entendent mieux l’un l’autre de cette manière que par le secours de la parole, le roi et Alice semblaient avoir renoncé à toute réserve, à toute dissimulation. Avec la confiance d’un homme bien né, et en même temps avec la condescendance d’un prince, Charles pria miss Lee d’accepter son bras pour retourner chez elle, au lieu de celui du docteur Rochecliffe, et Alice y consentit avec une humble modestie, mais sans le moindre mélange de crainte et de méfiance. Il semblait que la dernière demi-heure leur avait fait connaître parfaitement à tous deux le caractère l’un de l’autre, et les avait convaincus de la pureté de leurs intentions mutuelles.

Cependant le docteur Rochecliffe était en arrière de quelques pas ; car étant moins léger et moins actif qu’Alice, qui avait en outre le secours du bras du roi, il fallait qu’il fît des efforts pour suivre Charles, qui était alors, comme nous l’avons dit ailleurs, un des meilleurs piétons d’Angleterre ; et qui, suivant l’usage des grands, oubliait souvent que les autres n’étaient pas doués de la même activité.

– Ma chère Alice, dit le roi, mais d’un ton qui prouvait que cette épithète était purement fraternelle, votre Éverard me plaît beaucoup ; – plût à Dieu qu’il fût des nôtres ! mais puisque cela ne peut être, je suis sûr que je trouverai en lui un ennemi généreux.

– Sire, répondit Alice avec modestie, mais non sans fermeté, mon cousin ne sera jamais ennemi personnel de Votre Majesté, et il est de ce petit nombre d’hommes sur la parole desquels on peut compter plus sûrement que sur les sermens de ceux qui font des protestations plus formelles. Il est incapable d’abuser de la confiance généreuse de Votre Majesté.

– Sur mon honneur, je le crois comme vous, Alice, dit le roi. Mais, corbleu ! ma chère enfant, laissez dormir ma Majesté quant à présent. – Il y va de ma sûreté, comme je le disais à votre frère il n’y a pas long-temps. – Appelez-moi monsieur ; ce nom convient également au roi, au pair, au gentilhomme, et au particulier, ou plutôt que je redevienne ce fou de Louis Kerneguy.

– S’il plaît à Votre Majesté, répliqua Alice en baissant les yeux et en secouant la tête, cela est impossible.

– Ah, ah ! reprit le roi, j’entends. – Louis était de mauvaise compagnie, – un jeune présomptueux ; – vous ne pouvez le souffrir. – Vous avez peut-être raison. – Mais attendons le docteur Rochecliffe, ajouta-t-il, une délicatesse qui prenait sa source dans la bonté de son cœur lui faisant désirer de prouver à Alice qu’il n’avait nul dessein de l’engager dans une conversation qui pourrait lui rappeler des idées pénibles. Ils s’arrêtèrent un instant, et Alice put se livrer au seul sentiment de sa reconnaissance.

– Je ne puis convaincre notre belle amie miss Lee, docteur, dit Charles, qu’elle doit par prudence s’abstenir de me donner les titres qui appartiennent à mon rang quand j’ai si peu de moyens de le soutenir.

– C’est un reproche à faire à la terre et à la fortune, Sire, répondit le docteur dès qu’il eut repris haleine, que la situation actuelle de Votre Majesté très-sacrée ne permette pas qu’on lui rende les honneurs dus à sa naissance, et dans lesquels, si Dieu bénit les efforts de vos fidèles sujets, j’espère que nous vous verrons bientôt rétabli, comme dans un droit héréditaire, par le vœu unanime des trois royaumes.

– Fort bien, docteur ; mais, en attendant, pouvez-vous expliquer à miss Lee deux vers d’Horace que j’ai portés plusieurs années dans ma tête jusqu’à ce qu’ils trouvassent une bonne occasion pour en sortir ? Comme le disent mes prudens sujets d’Écosse, si l’on garde quelque chose pendant sept ans, on finit par trouver le moyen de s’en servir. – Voyons. – Telephus, – oui, c’est cela,

Telephus et Peleus, quum pauper et exul uterque,

Projicit ampillas et sesquipedalia verba.

– J’expliquerai ces vers à miss Alice quand elle m’y fera penser, – ou plutôt, dit le docteur réfléchissant que sa réponse dilatoire ordinaire n’était pas de saison quand l’ordre émanait de son souverain, je lui citerai deux vers de ma traduction d’Horace :

Pauvre prince exilé bien loin de ses banlieues,

Abandonne l’emphase et les mots de sept lieues.

– Admirable version, docteur, dit Charles, j’en sens toute la force ; et surtout la beauté de la traduction de sesquipedalia verba par bottes de sept lieues, – mots de sept lieues, je veux dire. – Cela me rappelle, comme la moitié des choses que je vois en ce monde, les contes de ma mère l’Oie.

Tout en causant ainsi, ils arrivèrent à la Loge, et le roi remonta dans sa chambre pour y attendre l’heure du déjeuner, qui commençait à approcher. Wilmot, Villiers et Killigrew riraient bien à mes dépens, pensa-t-il en y montant, s’ils entendaient parler d’une campagne dans laquelle je n’ai pu vaincre ni homme ni femme. Mais, corbleu ! qu’ils rient tant qu’ils le voudront ; il y a quelque chose dans mon cœur qui me dit que, pour cette fois du moins, j’ai bien agi.

Cette journée et la suivante se passèrent tranquillement, le roi attendant avec impatience la nouvelle qui devait lui annoncer qu’un navire était prêt à le recevoir ; mais tout ce qu’il put savoir, c’était que l’infatigable Albert Lee parcourait, en s’exposant à de grands dangers, toutes les villes et tous les villages de la côte, pour s’y assurer d’un navire à l’aide des amis de la cause royale et des correspondans du docteur Rochecliffe.

Share on Twitter Share on Facebook