CHAPITRE XXXVI.

« En braves sentinelles,
« Couvrons-nous maintenant d’armes spirituelles ;
« Car tout ce qu’un soldat doit pouvoir endurer,
« À savoir le souffrir il faut nous préparer. »

JOANNA BAILLIE.

Le lecteur se rappellera que, lorsque Rochecliffe et Jocelin furent faits prisonniers, le détachement qui les escortait avait déjà sous sa garde deux autres captifs, le colonel Éverard et le révérend Nehemiah Holdenough. Quand Cromwell fut entré dans la Loge, et qu’on eut commencé les perquisitions pour chercher le prince fugitif, les quatre prisonniers furent conduits dans une salle qui avait autrefois servi de corps-de-garde, et qui était assez forte pour servir de prison ; Pearson plaça un piquet à la porte pour la garder. Les prisonniers, qui n’y avaient d’autre lumière que la clarté du feu, formaient deux groupes séparés, le colonel s’entretenant avec le ministre presbytérien, à quelque distance de sir Henry Lee, près duquel étaient le docteur Rochecliffe et Jocelin Joliffe. La compagnie ne tarda pas à être augmentée par Wildrake, qu’on amena de Woodstock à la Loge, et qu’on jeta dans la chambre avec si peu de cérémonie que, ses bras étant liés, il pensa tomber sur le nez au milieu de la prison.

– Grand merci, mes bons amis, dit-il en se retournant vers la porte que ceux qui l’avaient fait entrer si brusquement s’occupaient alors à fermer, point de cérémonie ni d’excuses ; on se console de tomber quand on se relève en bonne compagnie. – Bonjour, messieurs, bonjour à vous tous, – Quoi ! à la mort, et rien pour nous maintenir en belle humeur ? – pour nous faire passer gaiement une nuit qui sera notre dernière je suppose, car je gage un farthing contre un million que nous figurerons demain matin entre le ciel et la terre. – Mon patron, mon noble patron, comment vous trouvez-vous ? – C’est un chien de tour de ce vieux Noll en ce qui vous concerne ; quant à moi, j’avoue que je pouvais mériter de sa part quelque chose de semblable.

– Je t’en prie, Wildrake, dit Éverard, assieds-toi et ne nous trouble pas ; – tu es ivre.

– Ivre ! s’écria Wildrake ; moi ivre ! – je n’ai fait que dévider un écheveau de fil en trois, comme dit Jack à Wapping, – goûté l’eau-de-vie de Noll, – bu un coup à la santé du roi, – un autre à la confusion de Son Excellence, – un troisième à la damnation du parlement, et peut-être deux ou trois autres, mais tous toasts diablement bien choisis. – Ne dis pas que je suis ivre.

– Silence, l’ami ; ne tenez pas de discours profanes, dit Nehemiah Holdenough.

– Ah ! dit Wildrake, c’est mon petit ministre presbytérien ; mon grêle Mass John. Hé bien, tu diras Amen à ce monde dans quelques instans. – Pour moi, il ne m’a pas trop bien traité. – Ah ! noble sir Henry, je vous baise les mains. – Je vous apprendrai, chevalier, que la pointe de mon épée a été cette nuit aussi près du cœur de Cromwell qu’aucun des boutons de son pourpoint. Mais, le diable l’enlève ! il porte une armure cachée. – Lui un soldat ! – Sans sa maudite chemise d’acier, je l’aurais embroché comme une alouette. Ah ! docteur Rochecliffe ! – vous savez comme je manie mon arme.

– Oui, répondit le docteur, et tous savez comme je me sers de la mienne.

– Je vous en prie, maître Wildrake, un peu de tranquillité ! dit sir Henry.

– Et vous, bon chevalier, répliqua le Cavalier, un peu plus de cordialité avec un compagnon d’infortune. Nous ne sommes pas en ce moment à l’attaque de Brentford. La fortune m’a traité en marâtre. – Je vais vous chanter une chanson que j’ai faite sur tous mes désastres.

– Capitaine Wildrake, dit sir Henry avec une politesse grave, le moment n’est pas convenable pour chanter.

– Ma chanson aidera votre dévotion, répondit Wildrake. Ventrebleu ! elle a l’air d’un psaume de la pénitence.

Lorsque j’étais jeune garçon

Je n’eus jamais que du guignon ;

Et ce sera, ma foi, merveille,

Si le bonheur pour moi s’éveille.

Je partageais tout mon argent

Entre les joueurs et les filles ;

Et j’entrai dans un régiment

Pour fourrager quelques broutilles ;

J’ai des bas, à la vérité,

Mais les souliers sont de côté ;

Et des bottes sont la chaussure

Qui, par tout temps, fait ma parure.

Et quoique le cuir en soit bon,

J’en maudis la semelle épaisse,

J’en donne au diable l’éperon,

Et le vernis dont on la graisse.

La porte s’ouvrit, comme Wildrake finissait ce couplet, qu’il chantait à tue-tête, et une sentinelle, le traitant de blasphémateur et de taureau mugissant de Bassan, appliqua un bon coup de baguette de fusil sur les épaules du chanteur, à qui ses liens ne permettaient pas de lui rendre la pareille.

– Grand merci encore une fois, dit Wildrake, fâché de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance ; mais vous voyez que c’est le cas de dire que j’ai les mains liées. – Hé bien, chevalier, avez-vous entendu le bruit de la percussion de mes os ? Le coup était bien appliqué. – Le drôle serait en état d’infliger la bastonnade même en présence du grand-seigneur. – Ha… a ! – il n’a pas de goût pour la musique, il n’est pas ému par de doux accords, – ha… a ! – je crois, ma foi, que je bâille. – Hé bien, je dormirai cette nuit sur un banc, comme cela m’est arrivé plus d’une fois, et, demain matin je me trouverai en état décent pour être pendu, ce qui ne m’est pas encore arrivé.

Lorsque j’étais jeune garçon,

Je n’eus jamais que du guignon.

Eh non, ce n’est pas l’air. – En le cherchant, il s’endormit, et, les uns plus tôt, les autres plus tard, ses compagnons d’infortune suivirent son exemple.

Les bancs qui avaient été préparés pour servir de lits de repos aux soldats, quand cette chambre était un corps-de-garde, offrirent aux prisonniers les moyens de chercher le sommeil, quoiqu’on puisse bien s’imaginer que ce sommeil ne fut ni profond ni sans interruption. Mais lorsque le jour commença à paraître, l’explosion qui eut lieu, et la chute de la tour sous laquelle on avait creusé une mine, auraient éveillé les Sept Dormans et Morphée lui-même. La fumée qui pénétrait à travers les croisées ne leur laissa aucun doute sur la cause de ce bruit.

– Voilà ma poudre qui part, dit Rochecliffe. – J’espère qu’elle a fait sauter autant de ces coquins de rebelles qu’elle aurait pu en faire périr autrement sur un champ de bataille. Il faut qu’elle ait pris feu par quelque hasard.

– Par quelque hasard ! répéta sir Henry, – non, non ; soyez-en bien sûr, c’est mon brave Albert qui y a mis le feu, et je me flatte qu’il a fait voler Cromwell jusqu’à la porte du firmament, par laquelle il ne passera jamais. – Hélas ! mon pauvre enfant, tu t’es peut-être sacrifié toi-même, comme un jeune Samson au milieu des Philistins ! – Mais je ne tarderai pas à te rejoindre, Albert.

Éverard courut à la porte, espérant obtenir de la sentinelle, à qui son nom et son rang pouvaient être connus, l’explication d’un bruit qui semblait annoncer quelque catastrophe terrible.

Mais Nehemiah Holdenough, dont le sommeil avait été troublé par la trompette qui avait donné le signal à l’explosion, éprouva les transes les plus terribles. C’est la trompette de l’archange ! s’écria-t-il. – C’est le bruit de la dissolution des élémens de ce monde ! – c’est le mandat de comparution devant le trône du jugement ! – les morts obéissent à cet ordre. – Ils sont avec nous, – parmi nous ; – ils ont repris leurs corps terrestres ; – ils viennent nous sommer de les suivre.

En parlant ainsi il avait les yeux fixés sur Rochecliffe, qui était en face de lui. En se levant à la hâte, le bonnet que portait ordinairement le docteur suivant un usage également adopté alors par les membres du clergé et par tous ceux qui n’étaient pas militaires, était tombé, et avait entraîné avec lui la grande mouche de soie noire qu’il portait sans doute pour se déguiser ; car l’œil qu’elle couvrait était aussi sain que l’autre, et la joue qu’elle cachait en partie n’offrait à la vue rien qui exigeât une pareille précaution.

Le colonel Éverard, revenant de la porte, chercha en vain à faire comprendre à Holdenough qu’il avait appris de la sentinelle que l’explosion qu’on venait d’entendre n’avait coûté la vie qu’à un soldat de Cromwell ; le ministre presbytérien continuait à fixer des yeux égarés sur le docteur de l’Église anglicane.

Mais Rochecliffe avait entendu et compris les nouvelles que le colonel Éverard venait d’annoncer, et, soulagé de la crainte et de l’inquiétude qui l’avaient comme frappé d’immobilité, il s’avança vers le calviniste en lui prenant la main de la manière la plus amicale.

– Retire-toi ! s’écria Holdenough ; retire-toi ! les vivans ne peuvent donner la main aux morts.

– Mais je suis aussi vivant que toi, répondit Rochecliffe.

– Toi vivant ! – Toi, Joseph Albany ! Toi que mes propres yeux ont vu précipiter du haut de la tour du château de Clidesthrow !

– Oui, mais tu ne m’as pas vu me sauver à la nage, et me cacher dans un marais couvert de roseaux, – et fugit ad salices, – d’une manière que je t’expliquerai une autre fois.

Holdenough lui toucha la main avec un air de doute et d’inquiétude. – Ta main est chaude, dit-il, et tu parais vivant. – Et cependant après tous les coups que je t’ai vu porter, après une chute si terrible, tu ne peux être mon Joseph Albany.

– Je suis Joseph Albany Rochecliffe ; et ce dernier nom m’appartient en vertu d’un petit domaine de ma mère, que les amendes et les confiscations ont fait envoler.

– Est-il bien vrai ? – Ai-je donc retrouvé mon ancien camarade ?

– Oui, le même que tu as déjà vu il y a quelques jours dans le miroir de ta chambre. Tu avais tant de hardiesse, Nehemiah, que tu aurais déconcerté tous nos projets si je ne t’avais laissé croire que tu voyais l’ombre de ton défunt ami. – Et cependant mon cœur me reprochait de te tromper ainsi.

– Il avait raison ! il avait raison ! s’écria Holdenough en se jetant dans les bras de Rochecliffe et en le serrant sur son cœur. – Tu as toujours été un malin espiègle. – Comment as-tu pu me jouer un pareil tour ? – Ah, Albany, te souviens-tu du docteur Purefoy et du collège de Caius ?

– Oui vraiment, répondit le docteur en passant son bras sous celui du presbytérien, et en le conduisant vers un banc placé à quelque distance des autres prisonniers, qui regardaient cette scène avec surprise, – Si je me souviens du collège de Caius ! Oui, oui, et de la bonne ale que nous y avons bue, et de nos parties chez la mère Huf-Cap.

– Vanité des vanités ! dit Holdenough, qui soupirait et souriait en même temps, et en pressant toujours sous son bras celui de l’ami qu’il venait de retrouver.

– Et toi, dit Rochecliffe, te souviens-tu du pillage du verger du principal ? C’est le premier complot que j’aie tramé, et comme il fut bien exécuté ! mais j’eus bien de la peine à te déterminer à y prendre part.

– Ne me rappelle pas cet acte d’iniquité, Albany. Je puis dire comme le pieux maître Baxter que ces fautes de jeunesse trouvent un châtiment dans un âge plus avancé ; car c’est à cet appétit désordonné pour le fruit que je suis redevable des maux d’estomac dont je souffre encore à présent.

– C’est vrai, mon cher Nehemiah, c’est vrai ; mais ne t’en inquiète pas ; – un verre d’eau-de-vie est le correctif. Maître Baxter était, – le docteur Rochecliffe était sur le point d’ajouter un âne ; mais il changea la fin de la phrase, et ajouta, – un brave homme, j’ose le dire, mais un peu scrupuleux.

Ils passèrent ainsi une demi-heure les meilleurs amis du monde, à se rappeler mutuellement d’anciennes histoires de collège. Peu à peu ils en vinrent aux sujets politiques du jour. Alors leurs mains se désunirent, et l’on entendit les expressions : – Je suis ferme sur ceci, mon cher frère ; – sur cela mon opinion doit différer de la vôtre ; – je demande sur ce point la permission de croire que… Mais quelques mots ayant été lâchés contre les sectaires et les Indépendans, ils voguèrent de nouveau de conserve et à pleines voiles, et ce fut à qui leur prodiguerait le plus d’invectives. – Malheureusement, dans le cours de cette conversation amicale, on vint à parler de l’épiscopat de Titus, ce qui les conduisit à la question délicate du gouvernement de l’Église. Aussitôt ils firent tomber l’un sur l’autre un torrent de citations en grec et en hébreu ; leurs yeux devinrent étincelans, leurs joues enflammées ; leurs poings se serrèrent, et ils ressemblaient à des ennemis courroucés prêts à s’arracher les yeux, plutôt qu’à des membres du clergé chrétien.

Roger Wildrake, en se rendant auditeur de cette discussion, réussit à en augmenter la violence. Il est inutile de dire qu’il prit un parti prononcé dans une contestation à laquelle il ne comprenait rien. L’éloquence verbeuse et l’érudition d’Holdenough lui en imposèrent d’abord, et il examinait avec inquiétude la contenance de Rochecliffe : mais quand il vit l’œil fier et l’attitude ferme du champion de l’Église épiscopale, et qu’il l’entendit répondre au grec par du grec, et à l’hébreu par de l’hébreu, il appuya tous ses argumens en frappant à coups redoublés sur le banc, et en riant au nez de son antagoniste. Ce ne fut pas sans difficulté que sir Henry Lee et le colonel Éverard, qui crurent enfin, quoiqu’à regret, devoir intervenir dans cette querelle, réussirent à déterminer les deux amis divisés à ajourner cette discussion. Ils s’éloignèrent à quelque distance l’un de l’autre, se lançant des regards qui indiquaient que la vieille amitié avait cédé à une cause d’inimitié toute récente.

Mais tandis qu’ils étaient assis, chacun de son côté, avec un air boudeur, ne désirant rien tant que de pouvoir reprendre une contestation dans laquelle l’un et l’autre se croyait sûr des honneurs de la victoire, Pearson entra dans la prison, et, d’une voix basse et troublée, invita tous ceux qui s’y trouvaient à se préparer sans délai à la mort.

Sir Henry Lee entendit cet arrêt avec le calme tranquille qu’il avait montré jusqu’alors. Le colonel Éverard dit avec force qu’il en appelait au parlement du jugement de la cour martiale et du général ; mais Pearson déclara qu’il ne pouvait ni recevoir ni transmettre un tel appel ; d’un air mélancolique, il leur renouvela à tous son exhortation de se préparer à la mort pour midi précis, et sortit de la prison.

Cette nouvelle produisit un effet remarquable sur les deux membres du clergé qui venaient de se disputer. Ils se regardèrent un instant avec des yeux où brillaient l’amitié, le repentir et un sentiment de honte généreuse, et dans lesquels la dernière étincelle de ressentiment était éteinte, puis ils s’écrièrent en même temps : – Mon frère ! mon frère ! – j’ai péché ! je t’ai offensé ! Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et se demandèrent mutuellement pardon en versant des larmes. Enfin, comme deux guerriers qui oublient leur querelle personnelle pour unir leurs efforts contre un ennemi commun, ils se livrèrent à des idées plus dignes de leur caractère sacré, et remplissant des fonctions qui leur convenaient mieux dans une si triste occasion, ils commencèrent à exhorter leurs compagnons d’infortune à subir le sort qui venait de leur être annoncé, avec le courage et la dignité que le christianisme seul peut inspirer.

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