XXIX AMOUR.

Cependant le reste du jour s’était écoulé dans tous ces préparatifs. Après un dîner servi fort tard, une servante d’auberge avait allumé deux bougies et était sortie de la chambre en disant :

– On éveillera Monsieur et Madame demain au matin, à quatre heures.

Luizzi et Léonie restèrent seuls.

Ilne faut médire de rien en ce monde d’une façon absolue ; de rien, pas même de ces misères de la vie qui ce jour-là avaient paru si odieuses à Luizzi. Toute chose a un point qui la sauve d’une réprobation complète, et la pauvreté elle-même, ce détestable malheur que l’on n’a pas cru maudire assez en l’appelant un vice, la pauvreté elle-même garde parmi les lambeaux, les souffrances, les haillons qu’elle traîne à sa suite, des lueurs de joie, des heures de volupté qui deviennent les plus doux souvenirs de la vie. Le mot le plus vrai qui ait été dit peut-être par une bouche où l’amour a souvent murmuré, c’est celui de la courtisane arrivée à la fortune et à la renommée, et qui s’écriait dans sa triste gaieté de grande dame : « Qu’est devenu le bon temps où j’étais si malheureuse ? »

Cependant l’heure était venue où, après avoir pensé à toutes les chances de leur position, Luizzi et la comtesse n’avaient plus qu’à penser à eux-mêmes. Léonie était dans son lit et regardait le baron, qui, assis à côté du chevet et la tête baissée, cherchait s’il ne lui restait plus aucun soin à prendre. Léonie prenait plaisir à suivre cette préoccupation qui était pour elle, à côté d’elle, sans s’adresser à elle, lorsque Luizzi leva doucement les yeux sur la comtesse et rencontra un regard confiant qui se posait sur lui. Tous deux furent pris au cœur d’un même sentiment ; tous deux comprirent qu’en ce moment la gravité de leur position avait disparu, que la femme coupable et son complice n’étaient plus en présence, qu’il n’y avait plus que les deux amants dans cette étroite chambre d’auberge où il n’y avait qu’un lit. La comtesse baissa les yeux et rougit. Armand, averti par cette rougeur que la pensée qui lui était venue était venue aussi à Léonie, l’en remercia au fond de son cœur. Mais en présence de cette pudeur qui s’alarmait dans cette femme si forte qui s’était donnée si courageusement à lui, cet homme se sentit pris d’une timidité d’enfant qu’il ne se croyait plus capable d’éprouver. Alors il lui arriva ce qui arrive à l’amant craintif qui n’a d’autre droit que celui de se savoir aimé, et qui a peur d’offenser celle qu’il aime en faisant valoir un aveu comme un droit. Habile à parler d’amour tant que cet amour n’est que l’expression d’un vœu du cœur, il le redoute lorsqu’il doit paraître l’expression d’un désir ; alors il cherche des biais pour ne pas laisser voir son trouble, car ce trouble est déjà lui-même une confidence de ce qu’il éprouve, et il arrive tout à coup à parler d’une chose qui est à mille lieues de sa pensée et de la pensée de celle à qui il parle. Sans doute Luizzi ne dut pas éprouver cet embarras dans toute sa force, mais il comprit que rien ne pouvait être plus blessant pour une femme comme Léonie, et dans la situation où elle se trouvait, que l’ardeur empressée avec laquelle il chercherait une faveur qui, pour elle du moins, n’avait été jusque-là, pour ainsi dire, qu’un sacrifice au malheur. Cette crainte de la blesser fut assez vive pour qu’il cherchât ailleurs que dans une allusion à leur solitude un moyen de faire cesser l’embarras qui les séparait. Aussi lui dit-il doucement et d’une voix émue :

– Vous souffrez encore, Léonie ?

Elle releva ses beaux grands yeux devenus si doux et lui répondit avec un léger mouvement de tête :

– Non, Armand, je suis mieux maintenant ; ces heures de repos m’ont tout à fait remise.

– Tant mieux, dit Luizzi, vous avez besoin de force pour la destinée que je vous ai faite.

– J’en aurai, Armand, je sens que j’en aurai, je vous promets d’en avoir.

Elle s’arrêta, tandis que Luizzi baissait la tête en sentant dans son cœur les mouvements inconnus d’un amour qu’il n’avait jamais soupçonné. C’est qu’on ne désire pas la femme qu’on aime d’un amour saint comme la femme qu’on aime d’une passion ardente. Les bonheurs qu’on rêve d’elle ne sont pas ceux qui s’appellent des plaisirs amoureux. Il y a, parmi ces bonheurs, des heures d’extase où la vie se fond en joie et qui n’ont d’autre source que deux regards qui se rencontrent, qui se mêlent, qui se perdent longuement l’un dans l’autre ; il y a des ivresses calmes et sereines qui n’ont pas besoin des étreintes pressées de l’amour, mais qui glissent d’une âme à l’autre par une main posée dans une main brûlant du feu qu’elle reçoit en retour du feu qu’elle communique. Mais ce bonheur si rare, cette félicité si divine, on ne la cherche pas, on la trouve ; on la trouve un soir qu’on est assis l’un près de l’autre, sous quelque chêne majestueux, en face d’un vaste paysage dont l’immensité fait la solitude ; on la trouve dans le coin mystérieux et ignoré d’un théâtre, où tous les regards appelés vers la scène laissent à ceux qui s’aiment la liberté de leurs regards.

Luizzi était donc triste, n’ayant aucun de ces bonheurs et n’osant en demander d’autres ; il avait la tête baissée, et son cœur était oppressé et presque triste. Léonie le regardait alors, car il ne la regardait pas, et peut-être le comprit-elle comme il l’avait comprise, car à son tour elle lui vint en aide pour le tirer de l’embarras douloureux où il était. Elle lui dit donc bien doucement, afin de ne pas le tirer, pour ainsi dire en sursaut, de sa préoccupation :

– Et vous, Armand, vous devez souffrir aussi ?…

Il releva la tête et la regarda ; elle tira doucement son bras du lit et lui tendit la main ; il la saisit avec transport et lui répondit d’une voix émue de bonheur :

– Merci !… Non, non, je ne souffre pas…

Et, se tournant tout à fait vers Léonie pour mieux la contempler, il ajouta :

– Je suis heureux ainsi…

– Oui… n’est-ce pas ? et moi aussi, Armand, je suis heureuse… je ne sens plus ce qui m’est arrivé… je suis heureuse…

Et comme elle disait ces paroles, ses yeux se fermaient doucement : il semblait qu’elle pressât contre son âme le regard de tendresse qu’Armand lui jetait. Et ils demeurèrent longtemps à se regarder ainsi, goûtant dans toute sa plénitude une de ces félicités dont nous parlions tout à l’heure, et dont peu de cœurs savent le secret. Puis un moment vint où la fatigue de cette nuit et de cette journée, passées en soins actifs et sans un moment de repos, gagna insensiblement Armand. Sa tête se pencha lentement sur son épaule, sans que ses yeux pourtant quittassent ceux de Léonie. Par un mouvement rapide et involontaire, Léonie serra la main qu’elle tenait et l’attira vers elle.

– Vous souffrez, Armand, dit-elle avec une alarme si douce qu’elle alla au cœur du baron ; vous souffrez… la fatigue vous accable.

– Non, répondit-il tristement, comme s’il regrettait qu’elle se fût aperçue de cette lassitude ; non, je suis fort. Ne le serai-je donc pas autant que vous ?

– Vous n’avez pas pris de repos, vous, Armand, vous devez en avoir besoin. Songez, ajouta-t-elle d’une voix timide et émue, songez que nous partons demain… et… qu’il faut vous reposer aussi…

– Oui, dit Armand en jetant autour de lui un regard presque mélancolique, oui, je me reposerai quelque part… par là…

– Armand, dit Léonie en lui serrant vivement la main et en laissant s’échapper une larme heureuse, Armand, vous êtes bon et noble, je vous remercie.

– Léonie !

– Oh ! oui, je vous remercie, vous avez voulu oublier que je vous appartenais… Oui, je vous ai compris, Armand… et vous m’aimez… vous m’aimez bien…

– C’est vous, Léonie, vous qui êtes bonne et noble, vous qui vous êtes donnée à moi.

– Et qui t’appartiens toujours, Armand, lui dit-elle en lui tendant les bras… Oh ! oui, s’écria-t-elle, oui, viens près de moi, je suis fière de t’appartenir.

Et tous deux furent bientôt dans les bras l’un de l’autre, heureux d’un bonheur qu’on ne peut décrire, parce que ce bonheur n’appartient qu’à quelques-uns, et que la langue qui parle d’amour appartient à tous et n’a que le sens grossier avec lequel on l’écoute.

Puis, quand cette nuit fut passée ; quand, dans les longs entretiens de ces heures si courtes, tout eut été dit de ces joies qui éblouissent tellement une vie que tout lui semble terne à côté ; quand ces premières barrières d’une intimité qui doit durer longtemps furent doucement abaissées, le matin arriva, et, avec lui, les soins du départ.

Entre deux personnes de l’âge et des habitudes d’Armand et de la comtesse, ce ne pouvaient pas être ces joyeux transports d’une première jeunesse qui s’amuse des soins personnels auxquels elle s’oblige avec gaieté ; ce fut un doux bonheur de se les rendre, de se sentir en tout s’appartenir si complètement l’un à l’autre. Luizzi était heureux quand il voyait la fière et belle comtesse de Cerny, si habituée à livrer sa personne à un soin étranger, dérouler et peigner sa belle et longue chevelure devant l’étroit miroir de cette chambre d’auberge et la relever presque maladroitement sur son front, en restant toujours belle, quoique moins parée. Elle était heureuse aussi quand, son regard cherchant une de ces mille futilités si nécessaires à une femme, elle voyait Luizzi défaire quelque volumineux paquet, ouvrir quelque vaste carton et y trouver ce qu’elle cherchait, lui prouvant ainsi qu’il n’avait rien oublié de ce qui était pour elle. Et ce bonheur mutuel, il était pur et sans arrière-pensée dans le cœur de l’un et de l’autre, car c’était un jour, une heure à passer ainsi ; ils n’avaient pas besoin de se dire avec courage que ce serait toujours un bonheur. Dans quelques jours, tous deux devaient rentrer dans le luxe de leur vie, et ce moment deviendrait un souvenir sans regret, après avoir été un bonheur sans crainte.

Oh ! l’amour ! l’amour est une puissance suprême qui amollit et plie les plus fiers esprits, et leur fait goûter la joie des plus petites choses. Et cela fut si vrai pour Léonie et Armand, que, lorsqu’il fallut mettre la main aux derniers apprêts du départ, Léonie partagea les soins d’Armand et les lui disputa avec une si douce aisance, avec une âme si légère, qu’oubliant tous deux qu’ils venaient de perdre et jouer leur vie, ils trouvèrent un moment de gaieté heureuse pour leur fuite, comme il aurait pu arriver à deux époux qu’un hasard, un accident, eût jetés dans l’embarras d’une situation où rien ne leur manque que le luxe matériel de la vie.

Enfin l’heure sonna, et Armand, donnant des ordres pour qu’on chargeât les grands paquets qu’il avait faits, Léonie emportant dans ses mains les objets qui ne pouvaient la quitter, ils montèrent tous deux dans le coupé de la diligence qui se trouva libre et qu’Armand retint tout entier.

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