XXVIIIUN RÊVE.

– Oh ! Armand, de qui parles-tu ? dit-elle avec un accent égaré ; qui as-tu nommé infâme créature ? qui as-tu appelé misérable femme perdue ?

– Oh ! ce n’est pas toi, pauvre femme infortunée ! s’écria Luizzi en tombant à genoux devant elle ; toi, qui maintenant plus que jamais m’es attachée par les liens du malheur ! car les douleurs que tu as souffertes et les douleurs que je prévois nous viennent sans doute de la même source.

– Tu prévois donc des douleurs maintenant ? reprit madame de Cerny. Armand, vous avez réfléchi trop tard.

– Non, Léonie, ce n’est pas de toi que mes douleurs peuvent venir.

Comme il parlait ainsi, il entendit le rire aigre et saccadé du Diable, qui se tenait tapi sur le devant de la berline, dévorant de son fauve regard cette noble et belle femme qu’il avait enfin réussi à pousser au mal.

– Non, ce n’est pas de toi, continua Luizzi en élevant la voix, comme pour répondre à cette raillerie de Satan, ce n’est pas de toi que me viendront mes douleurs ; et, s’il doit rester une consolation à ma vie, c’est de toi que je l’espère, de toi seule, entends-tu ?

Et le rire de Satan résonna plus aigrement à l’oreille du baron, et celui-ci, irrité de l’insolente moquerie de son infernal esclave, s’écria avec emportement :

– Va-t’en ! va-t’en !

Le Diable disparut alors, en disant à l’oreille de Luizzi :

– Maître, n’oublie pas que c’est toi qui me chasses !

La comtesse, étonnée de cette exclamation d’Armand qui semblait ne s’adresser à personne, le regardait avec inquiétude, lorsque le baron lui dit :

– Pardonnez-moi, Léonie, l’incohérence de ces paroles ; mais pendant votre sommeil j’ai été poursuivi d’idées si tristes, de pressentiments si menaçants, qu’ils ont un moment égaré ma pensée loin de vous.

– Et moi aussi, répondit-elle, pendant cet horrible sommeil qui m’a vaincue, j’ai eu de funestes avertissements, s’il est vrai que Dieu donne quelquefois à un rêve la puissance de comprendre un avenir que notre raison ou plutôt notre cœur n’oserait prévoir.

– Et quel a été ce rêve ? lui dit Luizzi, dont l’imagination toujours frappée par des révélations surnaturelles cherchait incessamment des lumières en dehors des choses qui règlent la conduite des autres hommes.

– Il me semblait, dit la comtesse de cette voix basse qui semble chercher un souvenir et avec ce regard qui plonge dans le passé pour n’en oublier aucun détail, il me semblait que j’étais dans une misérable chambre d’auberge, dans un pauvre village. Toute misérable qu’elle était, on me l’avait donnée dans la maison ; car autrefois, m’avait-on dit, un grand personnage l’avait habitée… Attendez, ce grand personnage, c’était le pape.

– Une chambre où avait logé le pape ? dit Luizzi ; c’est étonnant.

– Non, répondit madame de Cerny, cette chambre existe véritablement à Bois-Mandé ; et comme j’ai pensé plus d’une fois depuis hier à aller chercher un asile près de ce village, dans la maison de ma tante, madame de Paradèze, il n’est pas étonnant que cette circonstance, que j’ai souvent entendu raconter, se soit mêlée au rêve qui m’a poursuivie : je le comprends maintenant. J’étais donc dans cette misérable chambre ; j’étais malade, au milieu d’une nuit froide qui me glaçait à la fois le corps et le cœur…

– Oui, dit le baron tristement, c’est le froid de ce moment qui pesait même sur votre sommeil et qui se mêlait à votre rêve ; c’est votre souffrance vraie qui vous inspirait le sentiment de votre mal imaginaire.

– C’est possible, dit la comtesse ; mais ce qui ne se rapporte à rien de ce que j’ai souffert et senti depuis quelques heures, c’est ce qui m’est apparu dans cette chambre, c’est ce qui a si étrangement coïncidé avec les mots que j’entendais dans mon rêve… et que tu prononçais véritablement près de moi, ajouta la comtesse en se rapprochant de Luizzi.

– Continue, continue, reprit le baron en la tutoyant comme elle venait de le tutoyer, tous deux quittant et reprenant à leur insu ce langage de l’intimité ; le quittant quand ils abordaient un sujet où leur destin commun n’était pas intéressé, le reprenant aussitôt qu’ils avaient besoin de se rappeler l’un à l’autre que désormais ils étaient tout l’un pour l’autre. Et la comtesse ajouta de ce même ton triste et épouvanté avec lequel elle avait recommencé son récit :

– Oui, j’étais seule et malade dans cette misérable, chambre. Je dis que j’étais seule, Armand, car tu n’étais pas là ; mais il y avait quelqu’un au pied et au chevet de ce lit fatal. Il y avait un homme et une femme. Cet homme, il me semble que je le reconnaîtrais si je le voyais. Il était vieux, vêtu de noir de la tête aux pieds ; son visage était pâle et portait les marques d’une vie flétrie et débauchée ; il avait de longs cheveux noirs qui pendaient sur son visage, et la malpropreté de son linge et de sa personne me l’aurait fait prendre pour quelque misérable voyageur amené là par la curiosité, si je n’eusse remarqué à sa boutonnière un ruban de couleurs diverses qui semblait annoncer que cet homme était décoré de plusieurs ordres importants.

À cette description, qui ressemblait étrangement au costume que le Diable avait pris pour lui apparaître, Luizzi fut pris d’une terreur glacée, et, se rapprochant de Léonie, il lui dit tout bas et d’une voix dont le tremblement ne s’accordait guère avec les simples paroles qu’il prononçait :

– Ah ! il avait un ruban à sa boutonnière ?…

– Oui, reprit Léonie, sans faire attention à ce mouvement du baron. Quant à la femme qui était au pied de mon lit, elle était jeune et peut-être m’eût-elle paru belle sans l’éclat farouche de ses yeux qu’elle attachait sur moi et qui pénétraient dans mon cœur comme un fer ardent.

– Mais cette fille, dit Luizzi, n’avez-vous pas remarqué son visage ?

– Non, pas précisément, dit la comtesse : tantôt elle me semblait jeune comme une enfant de seize ans, pure et candide malgré l’ardeur toujours brûlante de ses yeux ; tantôt elle me semblait plus âgée, et alors elle avait une expression d’effronterie licencieuse qui me faisait horreur. Cependant ils restaient tous les deux, l’homme au chevet de mon lit, la femme au pied. Ce fut la femme qui parla la première. Elle dit à cet homme :

« – Eh bien ! maître, es-tu content ? »

Cet homme tourna vers moi un regard encore plus affreux que celui de cette femme, puis il répondit :

« – C’est bien pour celle-ci… »

La comtesse s’arrêta, et, après quelque réflexion, elle reprit :

– Il a appelé cette femme Jeannette ou Juliette… Je ne sais. N’importe.

« C’est bien pour celle-ci, dit-il, elle a été infâme et adultère, elle m’appartient ; mais l’autre a-t-elle renié Dieu, et l’inceste a-t-il été accompli ?

– Pas encore, répondit la jeune fille.

– Va donc, lui dit cet homme, et ne tarde pas ; car le temps passe, et le délai fatal sera bientôt expiré.

– Je pars, maître ! répondit-elle. »

Et alors, se tournant vers moi, elle ajouta avec un cruel sourire :

« – Tu peux mourir maintenant ; car, grâce à moi, ton amant t’a abandonnée, tu ne le reverras plus. »

À peine avait-elle prononcé ces paroles qu’elle disparut et que cet homme, posant sur mon cœur une main de fer, s’écria :

« – Viens maintenant, femme perdue, créature infâme, tu es à moi ! »

C’est à ce moment que je me suis réveillée, et il m’a semblé que les paroles que tu prononçais éclataient sur mon lit de mort, comme un écho de celles que j’entendais dans mon rêve.

– Ou plutôt c’étaient mes paroles mêmes, dit Armand, qui prenaient un sens dans ce songe à moitié éveillé où la réalité se mêlait au délire de ton imagination.

Luizzi avait prêté une attention profonde au récit de la comtesse. Il en avait pour ainsi dire partagé les terreurs jusqu’au moment où l’homme de ce rêve avait parlé d’inceste et d’âme qui reniait son Dieu. Lorsque, emporté par l’effroi de ce qu’il venait d’apprendre de Satan, il avait cru entrevoir dans le rêve de Léonie un terrible avertissement de son terrible confident, il avait prêté un nom à chacun des acteurs de cette scène. Pour lui, cette femme était Juliette, cet homme était Satan ; mais cette circonstance d’inceste lui avait montré jusqu’à quel point il s’était laissé égarer, car il n’y avait rien dans sa vie qui pût répondre à ce mot. Il chercha donc, par toutes ces raisons qu’on appelle la raison, à chasser du cœur de Léonie les craintes chimériques qu’elle avait éprouvées, et il se persuada le premier en voulant la persuader.

Cependant le cocher de Luizzi lui avait tenu parole, ils étaient arrivés à Fontainebleau. Ils firent arrêter leur voiture à l’entrée de la ville ; car, de même qu’ils n’avaient pas voulu que le cocher pût dire où il les avait pris, ils ne voulaient pas qu’il pût dire où il les avait menés. Le baron s’occupa aussitôt de toutes les précautions nécessaires pour que Léonie entrât dans la ville sans y être remarquée ; il la laissa un instant dans la berline pour lui procurer les objets nécessaires à une femme qui doit aller à pied. Le beau et élégant baron s’en alla par les rues de Fontainebleau, entrant dans les magasins pour acheter un châle, un chapeau et un voile à la comtesse. Quand il fut revenu près d’elle, au grand étonnement de tous les passants qui regardaient cet homme portant à la main les emplettes qu’il venait de faire, tous deux rentrèrent dans Fontainebleau et allèrent se cacher dans l’hôtel du Cadran-Bleu, qui est à deux pas de la poste et sur la grande route. Cela leur permettait, soit de prendre une voiture particulière, soit de prendre une voiture publique, pour s’éloigner sans que Luizzi et la comtesse courussent risque d’être reconnus en traversant de nouveau à pied une ville qui, durant toute l’année, est un but de promenade pour les oisifs parisiens. Le premier soin que prit le baron en arrivant dans l’hôtel fut de faire donner un lit à la comtesse. Elle se coucha, et le repos de son corps lui rendit bientôt le calme de son esprit ; elle put envisager sa position avec moins de terreur, sous toutes ses faces, et la raisonner de manière à ne point l’aggraver par des démarches inconsidérées. De son côté, Luizzi trouva le loisir nécessaire pour s’occuper des détails matériels du voyage qui leur restait à faire, et il fit venir à l’hôtel tous les marchands qui devaient lui fournir, ainsi qu’à la comtesse, des vêtements plus convenables que ceux qu’ils avaient.

L’or est une puissance dont on n’a pas encore calculé toute la portée, comme on n’a pas encore calculé toute la portée de la vapeur et des machines à dilatation. En effet, à force d’argent, Luizzi parvint à Fontainebleau (à Fontainebleau !) à trouver un tailleur, une couturière, une marchande de modes, qui en douze heures lui confectionnèrent tout ce dont il pouvait avoir besoin. Après avoir pourvu à tous ces détails, que la comtesse remarquait avec cette douce reconnaissance du cœur qui aime et qui tient compte de tout, même d’une épingle, si cette épingle peut signifier : « Je pense à vous ; » après avoir pourvu, disons-nous, à tous ces détails, Luizzi, à côté de celle qu’il perdait, crut pouvoir penser à celle qu’il abandonnait, et le souvenir de sa sœur, livrée à Juliette et à Henri, vint le désespérer. Le baron eût voulu savoir jusqu’au bout la scène de Juliette et du comte de Cerny ; mais il n’osait quitter la comtesse, dont la voix faible et désolée lui disait à tout moment :

– Restez, Armand ; j’ai peur quand je suis seule, il me semble que je ne vous reverrai plus.

D’une autre part, se fût-elle même endormie, il n’aurait pas osé appeler Satan à côté d’elle, redoutant les mouvements de colère où les récits du Diable pouvaient le pousser. Après bien des réflexions, cependant, il pensa qu’il en savait assez sur le compte de Juliette et de Henri pour vouloir arracher Caroline de leurs mains, et ne sachant à qui s’adresser pour la protéger, il résolut de s’adresser à elle-même. Il lui écrivit :

« Caroline,

« Dès que tu auras reçu cette lettre, sors de la maison de ton mari, sans qu’il te voie ; ne dis point que je t’ai écrit, et pars immédiatement pour Orléans. Je t’y attendrai à l’hôtel de la poste, où tu te feras conduire. Ne t’alarme pas de ce voyage et ne t’épouvante pas de ce que je te demande. S’il existe un danger au monde pour ta vie, c’est de rester plus longtemps à Paris ; songe que la mienne est peut-être intéressée à ce que tu suives mes conseils sans retard, et que je compte sur toi pour me sauver.

« ARMAND DE LUIZZI. »

Le baron ajouta cette dernière phrase à sa lettre pour déterminer Caroline, sachant bien qu’elle ferait pour lui ce que peut-être elle n’eût pas osé faire pour elle, lui connaissant une de ces âmes dont le dévouement est, pour ainsi dire, la vie, et que Dieu a consacrées au bonheur des autres. Quand sa lettre fut faite, le baron, entré par une faute dans une voie de bien et de protection, voulut venir aussi en aide à toutes les existences qu’il croyait avoir compromises, et il pensa à l’infortune d’Eugénie. La difficulté pour le baron était de trouver quelqu’un qu’il pût charger d’accomplir ce qu’il voulait faire pour madame Peyrol, et, dans la position où il se trouvait, il ne trouva personne à qui il pût mieux s’adresser que Gustave de Bridely. En rapportant la lettre qu’il lui écrivit, nous ferons suffisamment comprendre les raisons qui déterminèrent le baron à un choix qui, de prime abord, doit paraître assez singulier.

« Mon cher monsieur de Bridely,

« Vous vous rappelez sans doute M. Rigot et la singulière condition qu’il avait imposée au mariage de ses deux nièces ; vous devez vous rappeler aussi comment, par un caprice dont vous savez aussi bien le secret que moi, je me suis décidé à me rendre dans cette maison à votre place. Voici maintenant ce qui arrive : M. Rigot a été ruiné, et madame de Lémée laisse effrontément dans la misère le vieillard qui lui a donné sa fortune et sa mère qui la lui a assurée.

« Dans le peu de jours que j’ai passés chez M. Rigot, si je n’ai pas acquis une profonde estime pour cet homme, j’ai du moins appris que madame Peyrol était la femme la plus honorable et peut-être la plus malheureuse que j’aie jamais connue. En la voyant si noble et si distinguée, au milieu d’une famille aussi grossière que la sienne, la pensée m’est souvent venue que cette femme était une enfant de noble famille, qui avait été dérobée à sa mère. Aujourd’hui cette supposition gratuite est devenue une vérité, et j’ai le droit de croire que madame Peyrol appartenait à une certaine madame de Cauny. Je ne puis vous garantir que ce soit le vrai nom de la mère de madame Peyrol ; mais vous l’apprendrez suffisamment d’elle-même quand vous la verrez, car je désire que vous la voyiez le plus tôt possible. Elle demeure dans une petite maison, au pied du château du Taillis, à quelques lieues de Caen. Veuillez vous y rendre en personne et lui remettre, de ma part, l’argent de ce bon que je vous envoie sur mon banquier ; vous lui ferez comprendre que ceci n’est point une aumône, que c’est un prêt que je lui fais et que j’en exigerai le remboursement lorsqu’elle aura retrouvé sa famille et la fortune à laquelle sans doute elle a droit.

« Ce qu’il y aura de plus difficile dans votre négociation, mon cher Gustave, ce sera de faire accepter cet argent à madame Peyrol ; mais il est un moyen qui sera probablement plus puissant que toutes vos instances. Ce moyen, c’est l’espoir que vous lui donnerez de retrouver sa famille et d’avoir, par conséquent, la possibilité de faire une restitution complète. Vous êtes à même, je le crois du moins, de lui donner cet espoir d’une manière moins incertaine que moi ; et, si je me le rappelle bien, maintenant que je suis plus calme, le nom de madame de Cauny s’associe dans mes souvenirs à celui de madame de Marignon, dont vous savez l’histoire aussi bien que moi. Interrogez-la donc à ce sujet, interrogez-la avec la discrétion et les ménagements que demande son passé, quoique ce nom de Cauny ne me paraisse pas de ceux dont le souvenir puisse faire rougir madame de Marignon.

« Voilà ce que j’attends de vous, mon cher Gustave, comme d’un ami à qui j’ai le droit de demander quelques services. En faisant cela, vous me payerez de tout le passé, et vous vous assurerez ma reconnaissance la plus vive dans l’avenir.

« C’est une mission d’honneur que je vous confie ; le nom que vous portez m’est un garant infaillible que vous l’accomplirez avec honneur.

« ARMAND DE LUIZZI. »

Lorsque le baron s’en mêlait, il savait prendre ses précautions tout aussi bien que le plus vulgaire des hommes. En effet, il avait longtemps pratiqué la vie ordinaire avant la vie fantastique à laquelle l’héritage de son père l’avait voué, et, pourvu qu’il ne consultât pas le Diable, il n’était ni plus méchant ni plus niais qu’un autre ; à tout prendre, il était peut-être meilleur et plus habile que d’autres. Cette lettre qu’il venait d’écrire, et les précautions qu’il prit pour la faire parvenir à son adresse, en sont une preuve que nous nous plaisons à rapporter avec d’autant plus de soin que, si les malheurs n’ont pas manqué à la vie de cet infortuné jeune homme, les calomnies non plus ne lui ont pas manqué.

Au lieu de faire mettre sur les lettres le timbre dénonciateur de la poste en les jetant dans une boîte publique à Fontainebleau, il les confia à un conducteur de diligence pour qu’il les jetât dans une boîte publique à Paris, et, cette fois encore, le pouvoir de l’argent l’emporta sur l’article de la loi qui défend expressément aux employés des diligences de se charger de lettres fermées. Mais ce pouvoir de l’argent ne pouvait pas être si souvent employé par Luizzi sans l’avertir qu’il s’en irait avec l’argent lui-même ; et, lorsqu’il eut soldé les mémoires de tous les fournisseurs qu’il avait fait appeler, il s’aperçut que la somme qu’Henri lui avait remise pouvait lui suffire encore pour un assez long voyage fait dans des conditions ordinaires, mais que, dans le cas d’un événement imprévu qui le forcerait à quitter la France plus tôt qu’il ne le voulait, il serait assez embarrassé. Or, de tous les malheurs qui eussent le plus désespéré le baron, celui de voir se renouveler pour Léonie les misérables douleurs de la vie physique et les honteuses petites privations auxquelles elle avait été soumise aurait été sans doute le plus pénible, car c’était celui auquel il lui était le plus facile de pourvoir. Ne voulant cependant donner connaissance du lieu de sa retraite à aucune personne qui habitât Paris, il se décida à écrire à Barnet pour lui demander tout l’argent qui lui était nécessaire durant au moins quelques mois. La seule difficulté qui restât à lever, c’était celle de l’endroit où il pourrait attendre la réponse du notaire. D’après la précaution que le baron prenait, il ne voulait point s’exposer à paraître dans une ville considérable, et ce fut pour cela qu’il écrivit à Barnet de ramasser tout l’or qu’il pourrait trouver, de l’enfermer dans une cassette solidement close qu’il remettrait à la poste en en déclarant le contenu, et de lui en envoyer la clef par un courrier différent dans une lettre adressée à… (ici manquait la désignation de l’endroit, car il ne l’avait pas encore choisi). Ce choix était la grande question du moment, et le baron en référa à la comtesse. D’après ses calculs, Caroline devait être arrivée à Orléans presque aussitôt qu’eux-mêmes, et un jour d’attente devait suffire pour qu’ils fussent tous réunis. Mais Orléans, comme Fontainebleau, était une ville trop rapprochée de Paris pour pouvoir y séjourner longtemps sans danger.

Le baron fit donc part à la comtesse de ses projets, afin qu’ils déterminassent ensemble la route qu’ils avaient à suivre et le lieu où ils devaient s’arrêter. Lorsqu’il eut raconté à madame de Cerny toutes les mesures qu’il venait de prendre, elle lui répondit doucement :

– Il faut que je vous fasse part à mon tour, je ne dirai pas de la résolution que j’ai prise, mais de l’idée qui m’est venue. Il est impossible, comme vous le voyez, que nous quittions tous deux la France sans que vous ayez arrangé vos affaires de manière à ce que notre retour n’y soit pas nécessaire. D’après quelques mots que j’ai entendus chez madame de Marignon et qui ont été dits par un certain M. Gustave de Bridely, il paraîtrait que notre présence à Toulouse est d’une nécessité urgente pour rétablir complètement vos droits à une fortune qu’on vous a injustement disputée.

– Il paraît que tout se sait dans ce monde, répondit Luizzi en souriant.

– Ce n’est pas à vous de vous en étonner, repartit de même la comtesse : toujours est-il que je le sais. Eh bien ! mon ami, il serait plus raisonnable et plus prudent que vous allassiez tout droit à Toulouse ; vous y feriez mieux vos dispositions d’avenir que par une correspondance dont le moindre hasard peut déranger toutes les combinaisons.

– Vous avez peut-être raison, dit Luizzi, mais oserez-vous venir avec moi jusque dans une ville habitée par ce que la noblesse de France possède de meilleurs noms ?

– Je ne ferai point cette imprudence, dit madame de Cerny. Si je ne connais personne à Toulouse où je ne suis jamais allée, je connais beaucoup de gens de Toulouse que j’ai vus souvent à Paris ; mais je puis vous attendre avec tranquillité dans un endroit où vous viendrez me reprendre, lorsque vous aurez terminé tous les arrangements nécessaires à notre fuite.

– Non, Léonie, dit le baron, je ne vous laisserai pas seule dans un misérable village, exposée à la poursuite de votre mari, qui, malgré toutes nos précautions, peut parvenir à découvrir votre retraite, surtout si mon absence devait durer le temps nécessaire pour que j’allasse à Toulouse, que j’y terminasse mes affaires et que je revinsse vous chercher.

– Si le malheur voulait, repartit Léonie, que le comte pût me découvrir, votre présence serait, croyez-moi, un malheur plus grand que votre absence. Je ne veux pas prévoir les conséquences de cette rencontre ; elles pourraient être affreuses. S’il me trouvait seule, au contraire, c’est que j’aurais fui seule ; et, dût-il employer l’autorité que la loi lui donne pour me forcer à rentrer chez lui, crois-moi, Armand, ajouta-t-elle en tendant la main au baron, je saurais lui échapper pour te rejoindre partout où tu me dirais de venir.

– Je le crois, répondit Luizzi ; mais vous ne savez pas, Léonie, ce que c’est que la vie dans un misérable village où vous vous trouveriez seule, sans appui, sans personne à qui demander secours, dans le cas où il vous arriverait un accident, cet accident ne fût-il qu’une maladie.

– Aussi, répondit Léonie, l’asile que j’ai choisi n’a-t-il pas tous ces inconvénients.

– Vous avez donc choisi un asile ?

– Je crois vous avoir parlé d’une de mes tantes, madame de Paradèze ; elle habite son château, qui est situé à quelques lieues de Bois-Mandé, de façon que le chemin que nous ferions pour nous y rendre nous conduirait en même temps au but de votre voyage. C’est chez elle que je compte séjourner pendant votre absence.

– Mais, dit Luizzi, comment lui expliquerez-vous le motif de votre arrivée ?

– Je lui dirai de la vérité ce que je dois lui en dire. Madame de Paradèze, dont je suis la seule héritière, a pour moi une tendresse de mère, et je suis assurée que sa bonté acceptera facilement la condition que je lui imposerai, de ne pas dire à mon mari que j’ai choisi chez elle un asile contre son affreuse persécution.

– Êtes-vous bien sûre de sa discrétion ?

– Sûre de son amitié comme de votre amour, Armand. C’est une âme qui a beaucoup souffert, un cœur qui a beaucoup pleuré, une existence qui n’a jamais eu au monde que mon affection, et qui est à moi comme je suis à vous.

– Mais, reprit encore Luizzi, sera-t-elle seule dans le secret de votre séjour en son château ?

– Je ne pourrai cacher mon arrivée à M. de Paradèze, son mari ; mais c’est un vieillard plus qu’octogénaire, accablé par l’âge et les infirmités, et qui d’ailleurs n’a d’autre volonté que celle de ma tante, car il lui doit la fortune qu’il a et jusqu’au nom qu’il porte.

Armand et Léonie discutèrent encore assez longtemps la question : Luizzi s’épouvantant à l’idée d’abandonner un instant cette femme, elle persévérant dans sa généreuse résolution et lui faisant comprendre que le meilleur moyen d’assurer l’avenir c’était de lui donner une base solide dans le présent. Enfin, ce projet était si raisonnable et pouvait être d’une exécution si rapide que Luizzi finit par céder et lui dit enfin :

– Vous avez toutes les supériorités, Léonie, même celle de la raison, et vous n’en avez pas une dont je ne veuille être l’esclave.

– Vous appelez raison, dit la comtesse, ce qui n’est qu’amour, mon ami ; croyez-moi, quand on aime son bonheur, on trouve en soi tout ce qu’il faut de prudence et de force pour le défendre. Songez maintenant à l’heure à laquelle nous pourrons partir pour Orléans. Il est toujours bien convenu que nous prendrons une voiture publique, car l’achat d’une chaise de poste pour des gens qui sont venus à pied serait probablement plus remarqué que nous ne le voudrions.

– Vous avez raison en tout, repartit le baron.

Il sortit aussitôt et rentra quelques minutes après, pour annoncer à la comtesse qu’ils ne pourraient quitter Fontainebleau qu’à cinq heures du matin, et encore dans le cas très-éventuel où ils trouveraient des places dans la diligence. Il lui apprit aussi que, dans le cas contraire, il s’était informé d’une voiture de louage qui, pour un prix qui n’épouvanterait personne et qui ne dépasserait pas le train de gens qui voulaient se cacher, les conduirait à Orléans.

Share on Twitter Share on Facebook