LVI DÉNOÛMENTS. LA MAISON DES FOUS.

« C’est après cinq jours de captivité que je puis parvenir à vous écrire, Armand, et c’est le cœur encore tout ému et tout brisé d’une scène effroyable, que je vais commencer le récit de ce qui m’est arrivé depuis notre malheur : malheur dont je n’ose plus me plaindre à côté de celui dont je viens d’être témoin et que je vous dirai aussi, car, dans la position où vous êtes, il vous sera peut-être possible de le secourir ! »

Cette phrase fut, pour ainsi dire, le premier coup qui ébranla la résolution de Luizzi ; cet appel à sa protection lui fit sentir une impuissance qu’il pouvait faire cesser, puisqu’il avait dans les mains un talisman assez extraordinaire pour échapper à sa position, du moins le croyait-il encore. Toutefois cette réflexion ne passa que comme une ombre légère dans son esprit et sembla ne pas y laisser de traces. Il continua sa lecture :

« Pour ne pas mêler ensemble et le récit de mes propres douleurs et celui des malheurs dont j’ai été témoin, je vais vous raconter jour à jour ce qui m’est arrivé depuis le moment où nous avons été séparés.

« Après votre fuite, je demeurai seule avec M. de Cerny. Il m’avoua, avec le cynisme d’un homme décidé à une action infâme, qu’il me ferait payer de mon honneur la découverte de ce secret qui nous a réunis, et dont vous avez été informé je ne sais encore comment. M. de Cerny a retrouvé dans le boudoir les lettres que nous avions écrites ; il les a ramassées, et, ces lettres se combinant avec notre départ de Paris, il y a trouvé matière à une accusation d’adultère qui doit le venger. Ce qu’il y a d’infâme dans la conduite de M. de Cerny, c’est que, lorsqu’il m’étalait ses hideux projets avec une froide lâcheté, ce n’était pas la vengeance de son honneur qu’il poursuivait, c’était celle de son ignoble secret, c’était celle du honteux état où l’a réduit la débauche. Au moment où il me parlait ainsi, il me croyait encore innocente, il supposait que je n’avais fait que fuir sa persécution et que vous n’étiez pour moi qu’un protecteur, un ami dévoué.

« Armand, j’ai voulu lui rendre le mal qu’il me faisait, j’ai voulu le blesser dans cette horrible vanité qui l’a rendu si lâche et si cruel, et je lui ai dit la vérité… je lui ai dit que tu étais mon amant. J’ai bien réussi. Ç’a été pour lui une épouvantable torture, et je l’ai aiguisée de tout ce que mon amour pour toi m’a inspiré de plus poignant. Ce n’était rien pour cet homme que de lui dire que je t’aimais, que je t’aimais du fond de l’âme ; car je t’aime, Armand, je t’aime parce que je t’ai rendu à la fois heureux et malheureux, parce que, si j’ai fait peser sur ta vie un poids qui peut l’accabler longtemps, j’ai vu aussi que, durant quelques heures de ce peu de jours qui nous ont été donnés, ton âme s’était rassérénée à ma parole et que ton cœur avait oublié son désespoir sous mes regards. Mais je lui aurais dit tout cela qu’il ne m’aurait pas comprise, et l’infâme conduite de M. de Cerny me donnait tant d’indignation que je l’ai blessé, humilié là où le misérable a réfugié tout son orgueil. Oui, je lui ai dit que tu étais mon amant, que je t’aimais ; mais je lui ai dit aussi que je m’étais donnée à toi, je lui ai dit comment, je lui ai dit cette journée passée sur tes genoux, cette nuit passée dans tes bras ; je lui ai tout dit, l’ardeur de nos amours et le nombre de nos baisers ; je suis descendue jusque-là, car je le voyais s’irriter à chacune de mes paroles, se dévorer et se tordre dans son impuissance à chacun de mes aveux, et jamais femme au monde n’a été un moment si fière d’être belle et si heureuse d’être perdue.

« Il est possible que, si nous avions été enfermés seuls dans une maison déserte, je n’eusse pas impunément rendu à M. de Cerny tout le mal qu’il m’avait fait ; mais en me plaçant sous le coup de la loi, il m’avait mise en même temps sous sa protection, et il n’oubliait pas qu’un magistrat veillait à cette porte pour s’emparer de moi. C’est pour cela qu’il fut vaincu dans la lutte et qu’il s’enfuit en me laissant aux mains de ceux qui m’avaient arrêtée. Alors je rencontrai la petite mendiante et je vous l’envoyai. Immédiatement après, on me conduisit dans la prison de la ville. Le magistrat qui avait été chargé de mon arrestation fut assez galant homme pour comprendre que ma détention préventive ne devait pas être un supplice plus hideux que celui auquel je pouvais être condamnée, et, ne pouvant changer pour moi la destination des bâtiments assignés aux prévenus, il me demanda si je ne désirerais pas aller occuper une chambre particulière dans la partie des bâtiments réservée à l’habitation des femmes atteintes d’une folie assez douce pour qu’il n’y eût aucun danger à les rencontrer. Entre la folie et le crime, entre des femmes qui ont perdu toute raison et des femmes qui ont perdu toute retenue, entre les récits insensés des unes et le langage obscène des autres, je n’hésitai pas un moment et je suivis le conseil qui m’avait été donné par le magistrat. Je fus convenablement logée, je pus réfléchir à ma situation et écrire à mon père pour l’en prévenir. Je ne voulais pas sortir de chez moi le lendemain de ma captivité ; je voyais, à travers les fenêtres, errer comme des fantômes les folles à la démarche imbécile, aux yeux fixes ou égarés, chantant, parlant, gesticulant ; l’une se couronnant d’herbe fanée comme pour aller au bal, une autre attachant à son côté son bouquet de mariée pour aller à l’autel, une autre encore berçant dans ses bras un morceau de bois, lui offrant son sein, l’appelant son enfant. Celle-ci me fit pleurer.

« Cependant je réfléchis que je ne pouvais guère savoir les efforts que ferait la petite mendiante pour venir jusqu’à moi, si je ne me mêlais, sinon à ces malheureuses insensées, du moins aux surveillantes qui les suivaient et qui allaient indifféremment dans toutes les parties de cette vaste prison. J’étais descendue dans la cour, j’en avais abordé une et j’avais obtenu d’elle, à prix d’argent, d’aller s’informer s’il n’était pas venu pour me voir une enfant à qui j’avais promis de la protéger et de lui venir en aide. La cause de mon arrestation était connue de cette femme ; elle savait mon nom, elle savait que je pourrais largement récompenser un jour la complaisance qu’elle m’aurait montrée, et elle s’était éloignée en me disant d’attendre son retour.

« Je m’étais assise dans un coin de cette vaste cour réservée à la promenade des folles ; j’évitais de les voir et j’évitais d’être vue d’elles, lorsque tout à coup je fus surprise par les regards de deux femmes qui, placées à quelque distance de moi, m’observaient avec une étrange curiosité. Toutes deux avaient dû être fort belles ; mais déjà l’âge et la douleur avaient flétri tout à fait l’une d’elles, tandis que l’autre gardait au milieu de sa tristesse un air de meilleure santé. Celle-ci me frappa d’autant plus singulièrement qu’il me sembla que son visage ne m’était pas inconnu, et je crus m’apercevoir en même temps que, de son côté, elle semblait chercher à se rappeler ma figure. Cette observation mutuelle dura pendant quelques minutes, et j’allais peut-être m’approcher de ces deux femmes, poussée par un secret instinct de pitié, lorsque la surveillante revint et me dit qu’une petite mendiante en effet était venue me demander, mais que d’après l’ordre de mon mari de ne me laisser communiquer avec personne, on avait repoussé cette enfant. Ce malheur, car c’en était un dans la circonstance où je me trouvais, me fit oublier les deux femmes qui m’observaient continuellement, et je rentrai dans ma misérable chambre après avoir perdu l’espoir d’apprendre ce que vous étiez devenu.

« À peine étais-je rentrée chez moi, qu’à travers les barreaux de ma fenêtre je vis l’une de ces deux femmes, celle que j’avais cru reconnaître, interroger vivement la surveillante que je venais de quitter. Au milieu du profond désespoir dont j’étais poursuivie, cette curiosité excita la mienne, mais pas assez pour que je désirasse la satisfaire sur-le-champ ; d’ailleurs j’avais à pensera vous, Armand, à notre rencontre si fortuite, à notre amour si inouï, à notre bonheur si court, à notre malheur si vite arrivé. Vous reverrai-je encore, Armand ? L’espèce de fatalité dont vous semblez poursuivi ne s’étend-elle pas sur tout ce qui vous approche ? je le crains, et pourtant je puis dire que je ne m’en épouvante pas ; je ne sais quelle voix secrète me dit que je vous aime comme vous deviez être aimé, et qu’uni à moi vous auriez été heureux. C’est beaucoup de vanité, n’est-ce pas, Armand ? Mais je sens que je vous appartiens si bien, moi qui n’ai été qu’un moment à vous ; poursuivie, emprisonnée comme une femme perdue, je me sens tellement prête à donner encore pour vous ma vie, ma réputation et ma liberté, que je ne puis m’empêcher de croire que cette destinée qui s’est si rapidement et si fortement enchaînée à la vôtre avait été créée pour lui servir de sœur, de compagne et de soutien. Le vieil aveugle a bien rencontré sur le bord du chemin la jeune mendiante pour le conduire ; n’ai-je pas aussi été mise sur votre route pour vous tendre la main, et n’est-ce pas un malheur que je vous aie rencontré si tard ? Pardonnez-moi, Armand, de vous parler toujours de moi ; mais il faut que vous sachiez que je ne me suis pas donnée à vous comme je me serais donnée à tout autre qui aurait été à votre place. Je puis vous le dire, maintenant : le premier mot que vous avez prononcé devant moi est tombé dans ma vie, si calme et si résignée, comme une pierre dans une eau unie et limpide. Ce mot indifférent m’a troublée, quelque chose m’a parlé dans le cœur, qui m’a dit : Prends garde ! Pourquoi cela ? je ne vous connaissais pas. J’ai rencontré bien des hommes qui ont plus de nom, plus de beauté, plus de renommée que vous, mais tous m’ont laissé cette tranquillité inaltérable de mon esprit et de mon âme, dont je m’étais fait un bonheur ; vous seul m’avez émue, sans m’avoir pour ainsi dire parlé ; je me suis révoltée contre cet effroi, et vous devez vous rappeler, Armand, avec quels éloges exaltés j’ai parlé d’un homme que je dois croire maintenant un misérable. Je voulais vous punir de m’avoir fait douter de mon empire sur moi-même quand vous avez prononcé ces paroles fatales sur madame de Carin, et je ne sais qui m’a poussée à vous en demander l’explication. Ç’a été une chose toute nouvelle pour moi que ce besoin irrésistible de faire une action que ma raison condamnait. Je vous ai écrit, vous êtes venu ; est-ce le ciel, est-ce l’enfer qui a voulu le reste ? Toute coupable que je suis, je veux espérer encore que ce n’est pas pour vous perdre que je me suis perdue.

« Je vous raconte tout cela, Armand, parce que voilà ce qu’ont été mes pensées durant les heures de cette longue journée, parce que, emportée en quelques jours dans tous les événements qui peuvent suffire à remplir une vie, c’est le premier moment de calme que j’aie trouvé pour me remettre en face de moi-même et me demander si je n’étais pas à la fois la plus folle et la plus coupable des femmes. Je repris, minute à minute, parole à parole, ces pages si courtes, si brûlantes et si rapides de ma vie, me demandant si ce n’avait pas été un délire, un vertige auquel je m’étais laissée entraîner, et je n’ai pas trouvé un moment, dans mon cœur, le regret de m’être donnée à toi ; j’ai senti qu’il n’y entrerait jamais.

« Si tu savais, Armand, toi qui es sans doute dans un de ces instants où tu dévores les heures avec impatience, forcé que tu es de subir la lenteur des affaires qui te retiennent, si tu savais comme les heures passent vite, assises sur une pensée ! elles fuient avec une telle rapidité que le soir était venu sans que j’eusse pu songer à autre chose qu’à me répéter à moi, ne pouvant te le dire : Oh ! je t’aime, Armand ! je t’aime ! je t’aime ! Sans doute la nuit fût venue et la nuit se fût passée comme le jour, si la surveillante, étant entrée tout à coup dans ma chambre, ne m’avait arrachée à cet entretien de mon cœur. Sa vue me rappela la curiosité que j’avais excitée ; et, ne sachant que répondre aux offres de service qu’elle me faisait ni comment trouver l’occasion de lui faire gagner une récompense qu’elle n’osait solliciter pour rien, je lui demandai quelles étaient les deux folles que j’avais rencontrées ensemble parmi toutes ces folles qui marchent isolées ; car une chose que j’ai apprise ici et qui m’a épouvantée, c’est que la folie a cela d’étrange que jamais deux insensées ne se parlent, ne s’aiment, ne se secourent. Le cœur s’en va-t-il donc avec la raison ?

« La surveillante répondit à ma question par une autre.

« – Vous n’avez donc pas reconnu la plus jeune ? Elle vous a bien reconnue, elle.

– Qui est-ce donc ? lui dis-je.

– Je puis vous la nommer, répondit tout bas la surveillante, quoiqu’il soit défendu de dire son nom aux étrangers par égard pour sa famille : c’est madame de Carin.

« Je poussai un cri de surprise… Madame de Carin, entends-tu, Armand ? cette femme à propos de laquelle a été prononcé le mot fatal qui nous a jetés l’un à l’autre ! madame de Carin, que j’ai laissé calomnier devant moi, quand je savais qu’elle était innocente, pour ménager la basse vanité de l’homme dont je portais le nom ! Madame de Carin la folle enfermée avec madame de Cerny l’adultère ! Je ne puis vous dire, Armand, ce qui s’est passé en moi : j’ai cru voir le châtiment qui se dressait à côté de la faute, et j’ai compris alors que toutes ces paroles vaines et méchantes que nous laissons si légèrement courir dans le monde peuvent briser de bien fortes existences. Hélas ! si je n’avais pas laissé calomnier madame de Carin, vous ne m’auriez pas répondu, Armand, je ne vous aurais pas connu, je ne serais pas enfermée dans la même prison qu’elle. Toutes ces pensées m’assaillaient pendant que la surveillante cherchait à m’expliquer comme quoi madame de Carin était poursuivie d’une idée fixe que M. de Carin avait voulu tuer M. de Vaucloix. Son récit ne pouvait guère m’intéresser à côté de mes pensées, et c’est à peine si je l’ai entendue pendant qu’elle me disait que l’autre folle était une femme de votre pays, qui s’appelle Henriette Buré, et qui s’imaginait avoir été enfermée pendant de longues années dans un souterrain où elle était accouchée, et dont on ne l’avait retirée que pour la mettre dans une maison de fous et lui enlever son enfant. L’heure de la clôture des portes était venue. On m’enferma et je dormis. Pour la première fois de ma vie, j’appris que la lassitude du corps est un refuge contre la fatigue de l’âme, et, après toutes ces nuits passées dans de si cruelles agitations, je ne m’éveillai que lorsque le jour était déjà assez avancé. Ma première pensée fut pour toi, et je me hâtai de descendre. Il paraît que la surveillante avait quelque nouvelle à m’annoncer, car, aussitôt qu’elle m’aperçut, elle traversa rapidement la cour et accourut vers moi.

« – Quelqu’un est-il venu me demander ? lui dis-je.

– La petite mendiante est ici, me répondit-elle.

– On l’a donc laissée entrer ?

– Il eût été difficile de lui refuser la porte, car elle a été envoyée ici comme accusée de vol.

– Cette enfant ! m’écriai-je, cette enfant ! mais c’est impossible !

– Pardine ! répondit la geôlière, elle s’en vante à qui veut l’entendre, et, si vous pouviez la voir, elle vous le raconterait.

« Je pensai alors à la bourse que j’avais confiée à cette jeune fille ; je crus qu’elle l’avait retenue, et quoique cette supposition m’enlevât l’espoir de savoir ce que vous étiez devenu, je m’en voulus d’avoir tenté la misère de cette malheureuse. Je ne voulus pas que ma rencontre lui eût été fatale, je demandai à la voir.

« – Ce soir, me dit la surveillante, je pourrai la faire entrer dans votre chambre avant la retraite ; on ne s’apercevra de son absence qu’au dortoir commun, où je dirai qu’elle est allée se coucher de bonne heure. Mais il faudra que vous la gardiez toute la nuit, attendu que je ne pourrai la faire rentrer que demain dans le bâtiment des détenues.

– Soit, lui dis-je, je l’attendrai.

« Un moment après, j’aperçus de nouveau madame de Carin et cette Henriette Buré, l’autre folle, qui ne la quitte jamais. Il me sembla qu’elles m’évitaient ; je crus qu’on leur avait appris la cause de ma détention ; j’oubliai qu’elles étaient folles, je me sentis humiliée et je leur en voulus. Elles passèrent, et je ne pus m’empêcher de les suivre des yeux. Ce fut à ce moment que je remarquai qu’elles seules, parmi toutes les femmes de cette maison, marchaient ensemble, causaient ensemble ; la surveillante m’apprit aussi qu’elles logeaient dans la même chambre. Je ne puis vous dire quel singulier sentiment m’attirait vers ces deux femmes et m’en éloignait en même temps : j’aurais voulu leur parler, et j’en avais peur. Je craignais de voir mon intérêt pour elles s’évanouir devant une de ces paroles sans raison, qui me répugnaient à entendre dans d’autres bouches. Je me sentais le besoin de garder ma pitié, et, ne pouvant les consoler, je ne voulais pas cesser de les plaindre.

« J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’une des folles qui se promenaient dans la cour vint à moi en poussant de grands éclats de rire et en me racontant qu’elle avait été la maîtresse de Napoléon et couronnée impératrice des Français. Je me détournai et voulus rentrer chez moi ; mais, comme si l’exemple de celle-là avait appelé les autres, plusieurs arrivèrent me poursuivant de cris, de prières, d’imprécations. L’une me prenait pour la rivale qui lui avait enlevé son amant, celle-ci pour l’infâme qui l’avait livrée à ses bourreaux, celle-là pour la sorcière qui avait bu le sang de son enfant. J’étais seule au milieu de toutes ces femmes. Je ne puis vous dire de quelle épouvantable terreur j’étais saisie : ce cercle de visages égarés, ce concert de paroles insensées m’étourdirent, me glacèrent, me firent peur. Je compris que ma raison s’en allait, je me sentis pâlir et chanceler, et j’allais tomber à la place que je ne pouvais quitter, lorsque madame de Carin et sa compagne s’approchèrent vivement de moi et m’arrachèrent à la colère de ces insensées ; elles me conduisirent jusqu’à la porte qui menait chez moi, et celle qu’on appelle Henriette Buré me dit avec un accent d’une douceur qui me pénétra :

« – Rentrez chez vous, Madame, et, si vous êtes forcée de demeurer longtemps dans cette partie de la prison, exposez-vous le moins possible à ces spectacles, votre raison pourrait y succomber.

– Oui, reprit madame de Carin, restez dans votre chambre, car, sans Henriette qui m’a sauvée, je serais peut-être devenue folle aussi.

« Madame de Carin ne se croyait pas folle. Et moi, avais-je donc ma raison ? moi qui n’aurais pas parlé autrement qu’elle. La tranquillité et le secours de ces deux femmes m’épouvantèrent encore plus que le délire des autres ; et ce fut au milieu d’une espèce d’égarement que je regagnai ma chambre, anéantie, éperdue, et doutant de moi. J’attendis la venue de la petite mendiante dans une anxiété effrayante. Il me semblait que cette enfant, en me parlant de ce qui m’était arrivé, rassurerait ma raison ; j’en étais à avoir besoin du témoignage d’une autre que de moi-même. Ce fut une horrible journée que celle-là ! Je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre les cris des malheureuses qui se promenaient dans la cour ; je me cachais pour ne pas voir ces figures qui venaient se coller aux carreaux de ma fenêtre. Enfin la nuit arriva sans calmer mes terreurs.

« Armand, je ne puis vous dire tout ce que j’ai fait. Pour me rassurer contre l’idée que j’étais folle, je le suis presque devenue. Je cherchais tous mes souvenirs d’enfance pour me convaincre qu’ils n’étaient pas effacés. Je récitais tout haut les vers de nos grands poètes afin de me rendre compte, pour ainsi dire, de ma mémoire ; je voulais absolument me rappeler le nom et le nombre des personnes que j’avais vues tel jour ; j’étais folle enfin de la peur d’être folle, lorsque je vis tout à coup entrer la petite mendiante. Je courus à elle ; je me mis sous la protection de cette enfant que j’avais ramassée sur la grande route. Son premier mot me fit plus de bien que tous mes efforts, elle me parla de vous :

« – Je l’ai vu, me dit-elle.

« Elle me raconta alors ce que vous lui aviez dit. Vous me sauverez, Armand ; n’est-ce pas, que vous me sauverez ? Ah ! vous m’avez déjà sauvée : j’ai pu penser à vous, je suis retournée vers vous, j’ai espéré en vous, j’ai senti ma raison revenir, j’ai été heureuse. »

Jusqu’à ce moment nous avons négligé de dire toutes les émotions que cette lettre faisait naître dans le cœur du baron. Ileût fallu interrompre cette lecture à chaque phrase. Mais à ce moment il s’arrêta de lui-même. Cet appel à sa protection lui serra le cœur. Cette femme enfermée parmi des folles, se confiant à lui enfermé parmi des coupables ! Il jeta autour de lui un regard désespéré : il était seul… seul ! il pleura. Il pleura d’être seul, il osa pleurer parce qu’il était seul. Faible et orgueilleux ! Puis, quand cette douleur fut calmée, il poursuivit la lettre, qui disait :

« Cependant, Armand, la petite mendiante m’a appris une chose qui m’alarme cruellement et qui ne m’étonne pas moins. M. de Cerny était arrivé en poste avec une femme, et le lendemain il est reparti en poste avec cette femme ; il a suivi la route de Toulouse. Est-ce pour vous poursuivre ? En ce cas il aurait pris un étrange compagnon de voyage. Ce fait m’a un peu rassurée. »

Ce passage de la lettre de madame de Cerny étonna seulement Luizzi : il se demanda s’il n’était pas possible que la lettre qu’il avait écrite à Caroline eût été interceptée par son mari ou par Juliette, et que ce fût celle-ci qui eût prévenu M. de Cerny et l’eût envoyé à la poursuite de sa femme. Madame de Cerny, en effet, ne parlait pas de la réponse de madame Peyrol qui eût pu être parvenue à Orléans, ni de Caroline qui eût dû y être arrivée. Un singulier soupçon même s’éleva en son esprit, c’est que ce pouvait être Juliette elle-même qui accompagnait le comte de Cerny ; mais, lorsqu’il y réfléchit, il trouva si peu de raison à cette supposition, qu’il l’abandonna aussitôt pour continuer la lecture de sa lettre.

« Hélas ! Armand, j’avais si peu de chose à apprendre de vous que je pus m’occuper, une heure après l’entrée de la mendiante, du sort de cette enfant ; elle m’avait dit qu’elle vous avait remis l’or que je vous avais envoyé. J’avais laissé passer cette assurance que je croyais un mensonge, mais je lui dis alors :

« – Écoutez, mon enfant, je vous suis trop reconnaissante de ce que vous avez fait pour ne pas vous pardonner une faute que votre misère rend jusqu’à un certain point excusable. Vous êtes entrée dans cette maison après avoir été arrêtée pour vol : si c’est à cause de l’or que je vous ai remis et que vous avez gardé, je vous promets d’affirmer devant les magistrats que je vous l’avais donné, et je vous ferai rendre ainsi votre liberté…

« Vous ne pouvez pas vous imaginer, Armand, la douleur, l’indignation et la surprise qui éclatèrent tout à coup sur le visage de cette enfant.

« – Oui, s’écria-t-elle avec des larmes, oui, j’ai volé, Madame, mais ce n’est pas votre or ; j’ai volé, parce que je n’ai pu entrer dans cette maison qu’en me faisant arrêter ; j’ai dit au monsieur que je le ferais, je le lui ai dit sur la grande route, il vous le répétera. Ce n’est pas pour moi que j’ai volé, c’est pour vous, Madame, c’est pour vous.

« Oh ! mon ami, que je me suis trouvée petite devant cette enfant ! je lui aurais demandé pardon, à genoux, de mes soupçons. Je l’ai prise dans mes bras, j’ai eu toutes les peines du monde à calmer ses larmes ; elle était si malheureuse, j’avais été si ingrate envers elle ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? qu’après cela, j’aie pu oublier un moment notre position à l’un et à l’autre, pour m’informer de celle de cette enfant ; je lui ai demandé ce qu’elle était, qui elle était, et j’ai voulu savoir cette histoire qu’elle devait nous raconter à tous deux et que j’ai entendue seule. Cette histoire est à la fois bien étonnante et bien simple. Cette enfant m’a dit avoir passé toutes les premières années de sa vie, quand elle était toute petite, enfermée, seule avec sa mère, dans une chambre où elle ne voyait jamais entrer que le même homme. Est-ce une enfant née dans une prison ? Cet homme était-il le geôlier qui venait chaque jour apporter la pitance des prisonniers ? Mais à travers les souvenirs confus de l’infortunée, il m’a semblé que la demeure qu’elle habitait ne pouvait être une prison, que les entretiens dont elle avait quelques souvenirs n’étaient pas ceux d’un geôlier et d’une recluse ; cependant elle n’a pu se rappeler ni les noms que sa mère lui avait appris avec soin ni les événements qui, lui disait-elle, avaient amené sa détention. Un jour on l’avait enlevée à sa mère, et elle s’était trouvée tout à coup dans la maison des Enfants-Trouvés d’Orléans. Cette nouvelle vie, car il paraît que ce fut une vie toute nouvelle pour cette enfant, effaça rapidement le souvenir de ses premières années. Elle n’avait jamais vu, avant ce temps, ni le ciel, ni la lumière du jour, ni une fleur, ni un arbre, ni rien de ce qui vit, excepté sa mère et celui qui les gardait toutes deux. Ceci est bien surprenant, Armand ; car nulle prison, en France, n’est si rigoureuse que celle où la mère de cette infortunée avait été enfermée. Cependant, n’osant supposer un crime aussi abominable, j’accusais d’infidélité les souvenirs de la mendiante, qui devaient bientôt m’être expliqués d’une manière si inouïe. Une partie de la nuit se passa dans ces entretiens. Elle me raconta encore comment, poursuivie de l’idée de retrouver sa mère, elle s’était échappée de la maison des Enfants-Trouvés. Je me décidai à faire demander au directeur de la maison qu’on me laissât cette jeune fille pour me servir, en lui expliquant quelle avait été la cause de son crime et en le chargeant de désintéresser, en mon nom, ceux dont la plainte eût pu l’appeler devant un tribunal. Ce fut cette raison qui fit que je ne la remis pas à la surveillante lorsqu’elle vint me la demander le matin, et celle-ci voulut bien se charger de la lettre que j’avais préparée pour le directeur. D’après ce que je vous ai dit de l’épouvante que j’avais éprouvée la veille, je ne voulus point descendre. La petite mendiante, inoccupée dans ma chambre, regardait à travers la fenêtre, le visage collé à la vitre. Tout à coup un cri d’une expression indéfinissable part de la cour, et la mendiante se retourne de mon côté en s’écriant dans un trouble extrême :

« – Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

« Et elle tombe à genoux en répétant la même invocation. Je courais vers elle, lorsqu’à ce moment ma porte s’ouvre avec fracas, et je vois la folle qu’on appelle Henriette Buré. Par un mouvement instinctif, je m’étais placée devant la petite mendiante ; car j’avais pressenti que c’était sa vue qui avait excité le paroxysme de cette insensée, et je voulais la protéger contre sa fureur soudaine : elle paraissait exaspérée en effet. Elle s’arrêta un moment sur le seuil de la porte, les bras étendus comme pour en fermer le passage ; elle jeta tout autour de la chambre un regard rapide et étincelant comme un éclair, et elle aperçut l’enfant derrière moi. Avant que j’eusse deviné qu’elle l’avait aperçue, cette Henriette s’était précipitée vers moi ; et, avec une force à laquelle je ne pus résister, elle m’écarta et me lança pour ainsi dire à l’extrémité de la chambre. Elle releva la jeune fille, la regarda fixement ; puis, sans dire un mot, sans pousser un cri, elle l’étreignit dans ses bras avec une violence qui m’épouvantait. Je m’avançai de nouveau pour arracher cette enfant à cette folle. Elle devina mon mouvement ; et, enlevant la jeune fille avec une force que le délire seul avait pu donner à ce corps débile, elle l’emporta hors de la chambre. Je la poursuivis en criant au secours ; mais elle fuyait avec une telle rapidité, que je craignais de la voir à tout instant se briser en tombant et blesser avec elle la malheureuse mendiante. Deux surveillantes accoururent à mes cris et se joignirent à moi pour la poursuivre. Alors, se voyant près d’être atteinte, elle se mit à crier à son tour en appelant : Louise ! Louise ! C’est sans doute le nom de madame de Carin, car celle-ci parut aussitôt et se plaça si résolument entre nous et son amie, qu’elle nous arrêta, tandis que Henriette, épuisée, tenait la mendiante serrée contre son sein, en fixant sur nous un regard étincelant.

« – Pourquoi poursuivez-vous Henriette ? dit-elle aux surveillantes ; vous savez bien qu’elle n’est pas folle.

« Et comme ces femmes ne semblaient pas vouloir s’arrêter devant ces paroles prononcées avec toutes les apparences de la raison, elle s’adressa vivement à moi en s’écriant :

« – Oh ! Madame, empêchez qu’on ne maltraite Henriette.

– Mais je ne veux pas qu’on la maltraite, lui dis-je ; je veux qu’elle me rende cette enfant…

« Pour la première fois madame de Carin se retourna vers Henriette et vit qu’elle tenait une jeune fille embrassée. Elle s’avança vers son amie, qui, ramassant une pierre, en menaça madame de Carin en s’écriant :

« – Félix ! Félix ! si tu approches, je te tue.

« À cette parole, madame de Carin recula en poussant un cri.

« – Oh ! ce n’est pas possible, dit-elle, Henriette ! Henriette ! ajouta-t-elle en s’approchant de celle-ci, ne me reconnais-tu pas ? c’est moi, c’est Louise, c’est ton amie.

« Cette voix parut un moment calmer l’infortunée, car elle reprit avec moins de colère :

» – Va-t’en, Hortense, va-t’en ! Toi aussi, tu m’as abandonnée, tu m’as livrée à ton frère ; toi, qui as des enfants, tu l’as aidé à me voler mon enfant.

« Madame de Carin regardait, et on lisait sur son visage l’expression d’une épouvante indicible. Je voulus m’approcher à mon tour ; Henriette se retourna vers moi et me dit avec une sauvage énergie :

« – Que me voulez-vous, Madame ? que me voulez-vous, ma mère ? Vous m’avez enfermée et maudite ; j’ai accepté votre malédiction, et je veux ma prison, j’y suis bien, j’y suis avec mon enfant, je ne veux plus en sortir.

« Pendant qu’elle me parlait ainsi, madame de Carin la considérait avec une épouvante croissante ; un tremblement nerveux s’était emparé d’elle ; son visage prenait à son tour une expression d’égarement ; alors, portant la main à son front, elle s’écria avec d’horribles sanglots :

« – Oh ! oh ! oh ! ils ont réussi, mon Dieu, elle est folle, et moi… et moi…

« Elle balbutia plusieurs fois ce mot et tomba évanouie à mes côtés. Henriette la regarda ; Henriette qui, la veille, paraissait tant l’aimer, la regarda froidement se tordant à terre dans d’affreuses convulsions. D’autres femmes, accourues pendant que tout cela se passait, emportèrent madame de Carin, puis voulurent enlever la petite mendiante à la folle qui l’avait toujours gardée dans ses bras ; mais l’enfant, s’adressant à moi, se mit à crier :

« – Madame, Madame, protégez-moi : c’est ma mère, je l’ai reconnue.

« J’étais comme anéantie. Je ne savais que dire. Cependant on ne voulait tenir compte ni des prières de l’enfant, ni de la fureur de la mère. Heureusement le médecin accourut en ce moment et ordonna qu’on les laissât ensemble ; puis il dit à Henriette qu’on lui laisserait son enfant, et il la reconduisit lui-même dans sa chambre. Je lui avais appris pourquoi je m’intéressais à cette jeune fille, et je le priai de vouloir bien venir m’informer de ce qui se serait passé entre elle et la folle.

« – Madame, me répondit-il, je vais peut-être éclaircir en ce moment un mystère dont je poursuis le secret depuis plusieurs années, et je désirerais avoir un témoin comme vous de ce qui va se passer.

« Nous suivîmes la folle, qui était déjà entrée dans sa chambre : elle tenait son enfant sur ses genoux comme si ce n’eût pas été déjà une grande jeune fille ; elle la berçait et chantait doucement comme pour l’endormir. Puis elle s’interrompait tout à coup pour lui dire :

« – Tu entends bien, ma fille, tu entends bien ? et, si jamais tu sors de cette tombe, tu n’oublieras pas de dire que tu es la fille d’Henriette Buré. Ton père s’appelle…

– Léon Lannois, répondit l’enfant.

« À cette réponse, le médecin tressaillit et me serra le bras comme pour m’avertir d’écouter attentivement.

« – Léon Lannois ! retenez bien ce nom, me dit-il.

« La mère continuait :

« – Et le nom de notre persécuteur, te le rappelleras-tu ?

« L’enfant sembla chercher dans sa mémoire et répondit :

« – Oui, oui, c’est le capitaine Félix Ridaire.

« Le médecin poussa une sourde exclamation de surprise, tandis que moi j’écoutais sans comprendre.

« – Tu sais aussi le nom de ta tante, n’est-ce pas, sur qui j’avais tant compté ?

– Oui, maman, dit l’enfant, Hortense Buré, la femme de mon oncle Louis Buré ; et je me rappellerai aussi, ajouta-t-elle lentement et comme si ces souvenirs lui revenaient un à un, je me rappellerai Jean-Pierre que vous aviez été voir lorsqu’il était malade, le jour où vous rencontrâtes mon père pour la première fois. Je me rappelle tout, ma mère.

– Et tout était vrai murmura le médecin.

« Puis la folle continua :

« – C’est bien, ma fille : regarde bien Félix, regarde bien ton bourreau lorsqu’il va entrer, regarde-le pour le bien reconnaître, si tu le retrouves jamais. Je vais te mettre dans ton berceau pour qu’il ne te voie pas le regarder.

« Pour la première fois en ce moment la jeune fille semblait s’étonner des paroles de la folle, et le médecin, s’approchant d’elle, lui dit tout bas :

« – Faites tout ce qu’elle voudra, mon enfant ; je reviendrai bientôt, et votre protectrice aussi.

« Alors, et sans que la pauvre folle s’en aperçût, il prit un cahier de papier caché dans un coin de la chambre et me le remit en disant :

« – Lisez cela, Madame, et vous, que je sais être une femme d’un esprit élevé, vous me direz alors ce que je dois penser de cette étrange rencontre.

« Ce manuscrit, je l’ai lu, et je vous l’envoie, afin que vous, qui êtes libre, puissiez consulter quelques jurisconsultes sur une pareille affaire. »

Ce manuscrit était à peu de chose près la répétition de celui que nous avons inséré dans le premier volume de ces mémoires, et qui renferme le récit des infortunes d’Henriette Buré. La lettre continuait ainsi :

« J’avais terminé cette lecture et je comparais en ma pensée les souvenirs confus de la petite mendiante et le récit de la malheureuse Henriette ; je m’étais rappelé mot à mot cette scène où l’enfant, en présence de sa mère, avait retrouvé tous les noms qu’elle m’avait dit avoir oubliés et que j’avais reconnus dans le manuscrit d’Henriette. J’étais épouvantée de ce que je croyais découvrir, lorsque le médecin parut.

« – Eh bien ! me dit-il, vous avez lu, n’est-ce pas ?

– Oui, lui dis-je : la femme qui a écrit cela n’était pas folle.

– Elle l’est maintenant, dit le médecin ; elle avait épuisé dans la douleur et l’espérance tout ce que Dieu lui avait accordé de courage, elle en a manqué pour sa joie et pour la réalisation de l’espoir qui la soutenait.

– Quoi ! m’écriai-je, folle quand elle devrait être heureuse, folle quand il allait être prouvé qu’elle ne l’avait jamais été !

– C’est trop de malheurs, n’est-ce pas ? me dit le médecin, qui semblait plus accablé que moi de cette terrible découverte.

– Mais, lui dis-je tout à coup en me rappelant une autre infortunée, mais madame de Carin ?

– Oh ! pour celle-là, dit le médecin, c’est une véritable idée fixe, tout à fait incurable ; elle a écrit aussi son histoire, et je vous la communiquerai si vous en êtes curieuse. Elle a cela de remarquable, qu’elle est faite avec une précision, une adresse et une hypocrisie dont les gens du monde ne peuvent croire qu’une insensée puisse être capable. Elle a grand soin de cacher la mauvaise conduite qui a forcé son mari à être si sévère envers elle, et c’est à peine si elle prononce dans son récit le nom d’un homme qui a été publiquement son amant.

– Et ce nom, m’écriai-je comme frappée d’une soudaine clarté, et ce nom, c’est celui de M. de Cerny, n’est-ce pas ?

« Le médecin baissa les yeux, et me répondit en homme qui croit avoir été trop loin dans ses confidences.

« – J’ai cru devoir vous prévenir que vous l’y rencontreriez.

– Mais il n’a pas été son amant, Monsieur ! lui dis-je aussitôt.

« Il me regarda avec stupéfaction.

« – Je ne suis pas folle, lui dis-je ; j’ai ma raison, moi ; je suis ici comme coupable d’adultère, j’y suis sur l’accusation de M. de Cerny, et je vous atteste, moi, que M. de Cerny n’a pas été l’amant de madame de Carin, car cela est impossible, et voici pourquoi.

« Et j’ai tout dit au médecin, Armand ; et si vous aviez vu la stupéfaction et l’épouvante de cet homme, vous auriez pu croire que ce jour était destiné à faire douter chacun de sa raison. Il me répondit d’un air consterné :

« – Oh ! s’il ne faut pas croire à cette folie, il faut donc croire à bien des crimes.

« Je ne sais où toutes ces découvertes eussent pu s’arrêter, mais l’entretien que j’avais avec le médecin fut interrompu par l’entrée d’une surveillante qui m’annonça que mon père venait d’arriver. Le médecin se retira, et M. d’Assimbret entra presque aussitôt.

« Vous connaissez mon père, Armand, vous savez qu’il a toujours été un homme du monde, qui a continué sa vie avec la même frivolité qu’il a commencée ; je craignais son abord, je sentais malgré moi que la majestueuse autorité du père ne m’eût pas touchée en lui, et je redoutais encore plus la légèreté avec laquelle il pouvait me parler. Mais je m’étais trompée, il fut indulgent et bon pour moi ; et, tout en me blâmant, il m’excusa, non pas peut-être comme je l’aurais voulu, mais parce que, selon lui, je n’avais pas fait autre chose en ayant un amant que ce qu’avaient fait toutes les femmes qu’il connaissait. Ce qu’il ne me pardonna pas c’était ma fuite ; et ce qui excitait surtout sa fureur, c’était la conduite de M. de Cerny.

« – Un gentilhomme en face d’un gentilhomme, s’écria-t-il, un Cerny en face d’un Luizzi ! et au lieu d’entrer dans votre chambre avec un commissaire de police, il n’y est pas entré avec deux épées ! n’aurait-il pas mieux valu qu’il vous tuât tous les deux ?

« Cette noble colère ou plutôt cette colère noble me fit du bien au cœur ; j’aimai mon père d’avoir préféré ma mort à l’infamie d’un jugement et je lui serrai les mains avec reconnaissance pendant qu’il continuait.

« – Il s’est conduit comme un manant, comme un marchand de la Cité ou un avocat sans cause qui en paye une de son honneur.

– Ils’est conduit, lui dis-je, comme il le pouvait.

« Et comme mon père s’étonnait de cette parole, je lui racontai tout, Armand. Il faut vous l’avouer, il faut vous le dire, sa bonté pour moi, la gravité que lui avait inspirée son nom de père, la rage où l’avait mis la conduite de M. de Cerny, rien ne put tenir contre le récit que je lui faisais, et, lorsque je lui dis le fatal secret de M. de Cerny, il lui prit un rire que rien ne put calmer. Il se roulait sur sa chaise en répétant sans cesse le mot : Impuissant ! Puis il s’écriait au milieu de sa gaieté :

« – Oh ! mes bons parlements, qu’êtes-vous devenus ? Quel procès délicieux nous aurions eu ! Je l’aurais fait examiner par toutes les Facultés de Paris, il n’aurait pas osé sortir sans que les petits enfants lui eussent jeté des pierres, et j’avoue que je n’ai jamais tant méprisé ni détesté les philosophes et la révolution qui ont changé tout cela.

« Je parvins enfin, après beaucoup d’efforts, à le rendre plus raisonnable. Il convint de plusieurs mesures à prendre pour ma mise en liberté, et il me dit qu’il reviendrait me voir, le lendemain, avec B…, notre grand avocat, qu’il avait amené de Paris. C’est en les attendant que je vous écris cette lettre que mon père vous fera parvenir, car sans lui je n’aurais pu vous l’envoyer. Répondez-moi sous son nom, hôtel de la poste, et annoncez-moi votre retour, car j’ai besoin de vous voir. Renvoyez-moi le manuscrit d’Henriette Buré, après avoir pris toutes les informations nécessaires ; n’oubliez pas que nous avons encore une fille à rendre à sa mère et que je viens de vous citer un triste exemple du malheur que peut causer une reconnaissance imprévue.

« Au moment où j’allais finir ma lettre, Armand, le médecin rentre chez moi et m’annonce que l’état de madame de Carin devient de plus en plus alarmant. Henriette a tout à fait perdu la raison, elle berce son enfant, elle chante, elle lui répète toujours la même chose et se croit enfermée maintenant dans l’horrible prison où elle a donné naissance à sa fille.

« Je finis cette lettre, car le jour tombe, et malgré les égards qu’on a pour moi dans cette maison, je ne puis avoir de lumière ; je vais penser à toi, j’en ai besoin, après toutes les misérables secousses que j’ai éprouvées en si peu de jours. Te souviens-tu de cette voiture, où, mourante de froid et de peur, je te demandais de m’aimer, d’être à moi ? n’oublie pas ce que tu m’as dit. À mesure que je t’écris toutes ces choses dont je viens d’être témoin, le doute envahit mon cœur. Qu’y a-t-il donc de vrai, mon Dieu ! en ce monde ? Et de toutes ces femmes qui m’entourent, serais-je la plus folle, moi qui sens que je ne pourrais vivre si je n’avais foi en toi comme en Dieu ? À bientôt, Armand ; reviens vite ; je ne sais quelle peur me gagne, quel désespoir me prend ; il me semble qu’au moment où j’écris, il m’arrive un malheur ou à toi : cette faiblesse est plus forte que moi ; toi seul peux la vaincre ; viens, viens !

« LÉONIE. »

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