XXVIFUITE.

Tous deux quittèrent l’hôtel dans le costume qu’ils portaient l’un et l’autre, lui en habit de visite, elle en robe de mousseline ; car, à l’heure avancée où ils étaient sortis du boudoir, à l’heure où ils s’étaient décidés à fuir ensemble, ni l’un ni l’autre n’avaient pensé à ces nécessités misérables de la vie matérielle qui jettent de si petites douleurs dans les plus grands désespoirs. D’ailleurs, aucun magasin n’était ouvert pour que Luizzi put s’y pourvoir des objets accoutumés en voyage. Ils gagnèrent lentement leur voiture, rencontrés par quelques ouvriers qui prenaient sur la nuit l’heure de marche qui devait les conduire à leur labeur du jour, et qui s’étonnaient de cette femme en cheveux et en mousseline, de cet homme en gants jaunes et en bottes vernies, marchant à pied dans la boue. Cependant ils arrivèrent bientôt devant Frascati, et Luizzi, entendant dans la cour des voix joyeuses de femmes et d’hommes qui sortaient de ce lieu, ouvrit rapidement la portière de la voiture et fit monter Léonie avant que personne pût la voir. Puis, pendant que le cocher quittait son siége, il monta à son tour dans la voiture au moment où le groupe bruyant dépassait la porte de l’hôtel. Il put donc entendre une voix de femme qui s’écriait :

– Tiens, qui est-ce donc qui s’en va en remise ?

– Hé ! répondit une autre, c’est Palmyre, j’en suis sûre, qui joue un tour à son agent de change.

La comtesse s’enfonça violemment au fond de la voiture, tandis qu’une nouvelle voix ajoutait de ce ton criard et chanté qui caractérise si particulièrement la fille de mauvaise vie :

– Hé ! Gustave, puisque vous avez retrouvé Juliette, dites-lui donc de venir voir un peu les anciennes amies. En voilà une lame qui couperait l’herbe sous le pied à la plus adroite !

Sans doute ces noms de Gustave et de Juliette n’eussent pas étonné Luizzi au point de l’alarmer, s’il n’avait cru reconnaître, dans la voix qui répondit à cette interpellation, la voix de Gustave Bridely lui-même qui repartit de loin :

– Juliette a bien autre chose à faire maintenant…

Cette étrange coïncidence jeta un tel étonnement dans l’esprit de Luizzi, qu’il ne put s’empêcher d’avancer la tête à la portière pour voir s’il ne s’était pas trompé, et si c’était véritablement le marquis ; mais un « prenez garde ! » de Léonie, le fit rentrer dans la voiture, et le misérable état de la pauvre femme l’occupa tellement que bientôt il ne pensa plus à la circonstance qui était venue le frapper comme d’un nouvel avertissement. Léonie, retirée dans le fond de la berline, grelottait à la fois et du froid du matin et du froid de la fièvre qui s’emparait d’elle. Ce n’était plus cette femme fière et superbe, dont la beauté d’impératrice et la stature élevée semblaient attester un de ces courages masculins qu’on suppose habiter d’ordinaire les corps à puissantes et larges proportions. C’était une pauvre femme faible, timide, désespérée, pleurant, tremblant, souffrant, sortie soudainement d’une vie de résignation, d’habitudes où aucun malaise physique n’avait jamais pénétré, et jetée tout à coup dans une action à laquelle rien ne manquait, pas même le dénûment des choses les plus nécessaires. Luizzi se rapprocha d’elle et lui parla doucement, la suppliant d’avoir du courage.

– J’en ai, répondit-elle, j’en ai.

Mais ces paroles s’échappaient à travers le claquement de ses dents, et sa voix tremblait comme son corps.

– Oh ! Léonie ! reprenait Luizzi, que crains-tu ? Ta vie est à moi maintenant, et je la défendrai.

– Va ! répondait Léonie d’un ton où il y avait plus de désespoir que de courage, je n’ai pas peur de mourir.

– Je défendrai aussi ta vie de la calomnie ; et, si je ne suis pas assez fort contre le monde, nous fuirons dans quelque pays étranger, nous nous abriterons tous les deux sous un nom inconnu.

– Oui, oui, n’est-ce pas, Armand, aussitôt que tu le pourras nous fuirons la France, nous irons nous cacher là où nous seuls nous saurons ma faute ?

– Ta faute, Léonie ? Est-ce donc une faute d’avoir voulu échapper à la mort, de n’avoir pas voulu donner ta vie à celui qui l’avait condamnée à n’être qu’une existence de résignation ?

– C’est une faute, Armand ; mais je ne me repens pas de l’avoir commise, si tu m’aimes.

– Oh ! Léonie ! s’écria Armand, quel mot !

La comtesse, par un mouvement égaré, se jeta à genoux dans cette voiture et s’écria en levant ses mains suppliantes vers Luizzi :

– Oh ! Armand, aime-moi maintenant, aime-moi ; tu m’aimeras, n’est-ce pas ?… tu m’aimeras toujours ?… Oh ! si tu ne m’aimais pas, toi… que deviendrais-je… mon Dieu !

Luizzi prit Léonie dans ses bras et la rassura, par les serments les plus sacrés, sur la constance et le dévouement de cet amour qu’elle lui demandait. La comtesse était glacée, et elle frissonna dans les bras du baron.

– Vous souffrez ! lui dit-il ; et moi je n’ai rien prévu… je ne vous ai pas même protégée contre le froid.

– Ce n’est rien, dit Léonie qui s’efforça d’arrêter le claquement nerveux de ses dents ; ne vous occupez pas de cela…

– Non, je vais faire arrêter avant de quitter Paris, je ferai ouvrir un magasin, je trouverai tout ce qu’il faut…

– Non, non, dit Léonie avec effroi… Fuyons vite.

Cependant Luizzi voyait la souffrance de la comtesse s’accroître de minute en minute ; elle s’était enfoncée dans un coin de la voiture, et, vaincue par la lassitude, le froid et la fièvre, elle y restait immobile, grelottant, murmurant des plaintes inarticulées et répondant à tout ce que Luizzi lui disait, par ces mots prononcés avec un accent bref et égaré :

– Je suis bien ! je suis bien !

Enfin il aperçut, à travers les glaces fermées de la voiture, la multitude de charrettes qui abordent Paris à la naissance du jour. Les hommes qui les conduisaient étaient tous couverts de cette espèce de manteau court en épaisse étoffe rayée qu’on nomme roulière. Luizzi, malgré la recommandation de la comtesse, fit arrêter la voiture, descendit, et appela un de ces charretiers qui passait.

– Mon brave homme, lui dit-il, voulez-vous me vendre votre manteau ?

– Mon manteau ! dit le charretier d’un air ébahi… Hé, reprit-il en secouant sa pipe, qu’est-ce que vous voulez faire de mon manteau, monsieur le baron ?

Luizzi regarda cet homme, en s’entendant si bien qualifier. Il crut reconnaître celui qui lui parlait, mais il ne put se le rappeler complètement, et, ne voulant pas engager une conversation avec cet homme quel qu’il fût, il lui dit :

– J’ai oublié de prendre le mien et je suis transi ; je vous le payerai assez cher pour que vous puissiez en acheter dix, s’il le faut.

– Tiens, tiens, dit le charretier, vous êtes donc redevenu riche, monsieur de Luizzi ? tant mieux, ajouta-t-il en dégrafant sa roulière. Ah ! ce n’est pas comme chez nous. Le vieux Rigot est ruiné, la pauvre mère Turniquel est morte, et madame Peyrol, qui a voulu donner tout son bien à sa fille, la pairesse, demeure avec le bonhomme Rigot dans une méchante petite maison à côté de l’ancien château de son oncle ; ils vivent là tous les deux d’une mauvaise pension que leur fait ce monsieur de Lémée, gendre de madame Peyrol.

– Ah ! s’écria Luizzi, éclairé enfin par toutes ces circonstances ; c’est toi, Petit-Pierre ?… tu as donc quitté la poste ?

– Eh ! oui-da. Je l’avais quittée pour être cocher chez le bonhomme Rigot qui m’avait fait de fameuses promesses ; mais il a bien fallu y renoncer… Ç’a été une terrible histoire… Monsieur, mais moins terrible que la scène de la mère Turniquel. C’est que vous ne savez pas ? madame Peyrol n’était pas la fille de la mère Turniquel.

– Quoi ! dit Luizzi… Eugénie… ?

– Il paraît que c’est la fille d’une grande dame à qui on avait volé un enfant dans les temps. La vieille a gardé le secret jusqu’au dernier jour, attendu qu’elle avait peur d’être abandonnée par sa fille qui la nourrissait ; mais à l’article de la mort la peur du diable a remplacé l’autre, et elle a tout avoué.

– Et a-t-elle dit le nom de cette grande dame ?

– Attendez donc, attendez donc ! dit l’ancien postillon, c’est une certaine madame de… Cliny… Cany… Cauny… Cauny, c’est ça. Mais où diable savoir ce qu’elle est devenue, depuis trente-cinq ans ? Ah ! Monsieur, tout ça ne serait pas arrivé si vous aviez voulu épouser cette pauvre femme.

– Cauny ! répéta le baron, mais je connais encore ce nom, je l’ai entendu prononcer quelque part.

Le baron allait peut-être encore interroger Petit-Pierre, quand celui-ci, qui tout en parlant s’était approché de la voiture, recula vivement en s’écriant :

– Ah, mon Dieu ! voilà une pauvre femme qui se trouve mal.

– C’est bien… c’est bien ! s’écria le baron en jetant à Petit-Pierre cinq ou six louis et en remontant rapidement en voiture.

Il vit Léonie entièrement affaissée et renversée sur la banquette : il la releva et la plaça de façon que, ramassée sur elle-même, elle était couchée en travers dans la voiture, tout le haut de son corps reposant sur les genoux du baron, et sa tête appuyée à l’angle opposé de la berline. Luizzi la soutenait dans ses bras en protégeant sa tête contre le mouvement et les cahots de la voiture ; il l’enveloppa dans la roulière et la contempla ainsi pâle, froide, presque mourante.

– Léonie, Léonie, lui dit-il tout bas en la serrant contre lui, du courage ! du courage !

– Merci !… merci ! lui dit-elle, comme si elle eût été plongée dans un demi-sommeil. Oh ! c’est bon… c’est chaud…

Une larme vint aux yeux de Luizzi, à ce mot d’une femme si noblement née, si richement posée, si brillante, et qui le remerciait de l’avoir garantie un moment du froid qui la gagnait. Il la serra plus près sur son cœur, l’enveloppa dans ses bras, comme s’ils eussent dû couvrir tout son corps ; et, se penchant vers elle, il déposa un baiser sur son front glacé. Léonie dégagea doucement ses bras de la roulière qui l’enveloppait, et, les passant au cou d’Armand, elle se suspendit à lui et murmura doucement sans ouvrir les yeux…

– Tu m’aimes, n’est-ce pas ? tu m’aimes ?

– Oui, Léonie, oui, je t’aime !… et Dieu m’est témoin que je mourrai avant d’avoir la pensée de ne plus t’aimer comme la plus noble et la plus sainte des femmes !

– Merci !… merci !… repartit Léonie… Tu ne m’abandonneras pas, n’est-ce pas ?

– Oh ! tais-toi, Léonie, tais-toi… Moi t’abandonner !… Oh ! jamais… jamais…

La comtesse rouvrit ses yeux, dont l’éclat vitreux annonçait une fièvre ardente, et reprit en jetant un regard affaissé sur le baron :

– Oui, tu m’aimes !… oh ! oui, tu m’aimes, n’est-ce pas ?… et si je meurs, tu ne me mépriseras pas !

– Léonie !… s’écria le baron en laissant couler des larmes sur le visage de la comtesse, que parles-tu de mourir ?… Oh ! tu souffres, tu souffres !…

– Non… tu m’aimes !… Parle-moi, parle-moi ainsi… tu me fais du bien !

Et elle dénoua ses bras du cou du baron, prit une de ses mains et l’appuya sur son cœur en lui disant doucement et d’une voix qui s’éteignait peu à peu dans l’affaissement somnolent produit en elle par la lassitude et la fièvre :

– Aime-moi… aime-moi beaucoup… tu n’auras pas longtemps à m’aimer… non, pas longtemps… et pourtant je suis heureuse… bien heureuse… Armand… je t’aime !…

Et en parlant ainsi elle pressait la main d’Armand sur son cœur, et, à mesure que sa parole s’éteignait, cette pression diminuait aussi ; puis elle laissa aller ses bras, sa tête s’abandonna tout à fait, et elle sembla plongée dans un complet anéantissement. Luizzi la regarda alors. Pour la première fois de sa vie il sentit en lui quelque chose de cet amour qui appartient aux dernières années de la jeunesse d’un homme, de cet amour qui fait l’homme complet, de cet amour qui protége, qui se dévoue, qui s’appuie sur la confiance qu’on a en soi-même, et qui ne s’alarme pas sur son avenir parce qu’il est basé sur des sentiments d’honneur que nul homme ne se croit capable d’abandonner jamais. Amour saint et pur qui n’a pas l’aveuglement des amours confiants et rêveurs de l’adolescence, ni la fougue impétueuse des passions d’une jeunesse qui a toute sa puissance, mais qui prévoit la lutte qu’il aura à soutenir, qui a compté tous les sacrifices qu’il lui faudra faire, toute la constance qu’il aura à montrer, et qui accepte la lutte avec-courage, s’impose les sacrifices avec joie, se grandit du bonheur qu’il a et plus encore du bonheur qu’il donne. Jamais le cœur de Luizzi n’avait été plein d’un si noble sentiment, et, pour la première fois aussi, il se sentit presque fier de lui-même ; car il voyait une noble existence s’attacher à lui, et il se sentit le courage de ne point lui faillir. Ce fut aussi dans ce moment que, voyant Léonie assez complètement abattue pour ne pas être étonnée de son silence, il pensa à prendre les meilleurs moyens pour la faire échapper à toute poursuite. Pour cela il avait besoin d’être certain de ce qui se passait à Paris ; il appela donc Satan, sachant que sa voix n’était perceptible que pour lui seul, se promettant d’ailleurs de lui répondre de manière à ce que Léonie ne pût l’entendre et ne s’étonnât pas d’un entretien qui, pour elle, ne serait qu’un monologue sans raison.

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