XVIITÉTANOS

Il vit une lumière telle que jamais ses yeux n’avaient subi un si éblouissant éclat. Elle était si intense, si pénétrante, qu’elle traversait les corps opaques comme une lumière ordinaire qui glisse à travers le cristal ; elle était si fulgurante qu’elle dessinait sur les murs l’ombre de la flamme des bougies allumées. Ce n’était pas ce prestige qui avait écarté devant le baron les murs, la distance, l’obscurité, les corps intermédiaires qui l’auraient empêché de voir Henriette Buré dans son horrible cachot ; c’était une transparence qui laissait voir les objets eux-mêmes, quoique l’on vît au delà d’eux ; c’était, pour tout ce qui se présentait à lui, l’effet de la vitre qui ne cache rien, et qu’on aperçoit cependant ; c’était un spectacle inouï, éblouissant, où tout rayonnait et était pénétré de lumière. Ainsi Luizzi crut voir au delà de sa chambre son salon vide et meublé comme il l’était ; au delà du salon, sa salle à manger avec tout ce qui l’occupait, puis l’antichambre où Pierre dormait sur une banquette. Au-dessus de sa tête il lui sembla voir, à travers le plafond, l’appartement de sa sœur ; il en reconnut de même chaque pièce, et suivit cette étrange inspection avec une curiosité ravie. Il cherchait avec soin s’il se trouvait quelque meuble qui lui échappât ; il fixait son attention sur les meubles mêmes, et découvrait dans leur intérieur les plus petits objets. Il plongea pour ainsi dire son regard de chambre en chambre, les parcourant dans tous leurs détails d’ornement, car elles étaient inhabitées, et il s’émerveillait à cet étrange spectacle qu’il eût voulu voir plus animé, lorsqu’il reconnut la chambre de Juliette. Elle y était, et Henri s’y promenait à grands pas. Juliette lui parlait avec action. Le baron écouta, et il entendit comme il voyait. Le son lui arriva droit et net comme s’il n’eût rencontré aucun obstacle où il se brisât, comme s’il eût volé dans un espace vide de tout, excepté de l’air qui doit lui servir de conducteur. Et voici ce qu’il entendit :

– Tu auras beau faire, Henri, tu as envie de me tromper ; je te connais, tu t’es amouraché de cette petite imbécile de Caroline.

C’était Juliette qui parlait ainsi.

– Quelle diable de rage te prend ? répondit Henri. Il faut pourtant que je couche avec ma femme.

– Et si je ne le veux pas, moi ? s’écria Juliette avec fureur.

– Allons, partons ! Je ne demande pas mieux. J’ai en poche les cinq cent mille francs du beau-frère, profitons du moment où il est dans son lit ; en deux jours nous pouvons être hors de France.

– Hier, c’était possible ; mais, aujourd’hui que Barnet est à Paris, ça pourrait être dangereux. Au moindre soupçon, il est homme à courir à la police, à nous dénoncer, et les télégraphes vont plus vite que les malle-postes.

– Mais il sait donc tout, ce vieux serpent de notaire ?

– Il ne sait pas les détails, reprit Juliette ; il ne se doute pas, le méchant gueux, que c’est moi qui avais jeté la lampe sur les habits de Caroline pour la forcer à en mettre d’autres et la pousser à aller à la fête d’Auterive. Personne n’a pu lui dire probablement comment j’ai persuadé à l’idiote que tu étais amoureux d’elle, et comment ta tendre correspondance qui nous servait si bien à nous écrire l’a rendue folle de toi.

– Elle m’aime donc ? dit Henri avec une vanité de taureau.

– Vante-t’en ! repartit Juliette. Va, mon cher, si je ne t’avais pas dicté ta première lettre et si tu n’avais pas fait écrire les autres par ton sergent-major, le beau Fernand qui faisait d’assez jolis vaudevilles, je ne crois pas qu’elle eût jamais perdu la tête pour toi.

– Ces lettres ? dit Henri d’un air méprisant, elles ne sont pas déjà si fameuses. Tu ne peux pas te faire d’idée comme elles m’ont embêté, lorsque le baron me les a remises chez les chouans et que je les ai lues.

– Tu les as pourtant écrites ?

– Copiées ; et je veux que le diable m’emporte si je les comprenais. Mais je les ai étudiées par nécessité, et maintenant je dirais tout comme un autre : Tu seras l’âme de ma vie, le cœur de mon cœur. Je ferais du sentiment platonique par-dessus les maisons.

– C’est ça, dit Juliette, que tu avais mis Caroline dans un joli état la première fois que tu es resté seul avec elle, et je ne sais pas si nous n’étions pas arrivés…

– Parle un peu de ça, toi ! tu étais rouge comme un coq quand tu es rentrée avec le baron.

– Oh ! moi, c’est différent.

– Hein ? fit brutalement Henri.

– Que veux-tu, mon cher ? dit Juliette, le baron est joli homme, il a deux cent mille livres de rente, et puisque tu es marié…

– Avise-t’en ! repartit Henri en montrant le poing à Juliette.

– Eh bien ! que feras-tu, après tout ?

– Je vous casserai les bras à tous, à toi comme à lui, répondit Henri, dont le visage prit une horrible expression de férocité.

– Bah ! ta, ta, ta, tu es devenu un criard, voilà tout, dit Juliette.

– Tiens, reprit Henri, ne parlons pas de ça ; tu m’as fait faire assez de sottises dans ma vie, et la dernière est la plus grosse de toutes.

– Merci ! fit Juliette ; je t’ai donné une femme de cinq cent mille francs.

– C’est-à-dire que je l’aurais très-bien épousée sans toi.

– Vrai ? Tu l’aurais épousée si je ne te l’avais pas fait connaître, tu l’aurais enflammée avec tes beaux yeux si je n’avais pas soufflé le feu. Et puis, n’est-ce pas ? on t’aurait reconnu deux cent cinquante mille francs de dot si je ne lui avais pas fait amener son frère à cette clause du contrat ?

– Oh ! je sais que tu es habile quand tu t’en mêles… Mais cette pauvre femme, parole d’honneur ! elle me fait pitié.

– Et le baron me fait pitié aussi, mon cher, car il en a une envie, une envie…

– Encore !

– Je te jure que j’y ai mis de la vertu. Et pas plus tard qu’hier… dans son boudoir, j’ai voulu jouer avec lui… mais, ma foi, j’ai vu le moment où la tête n’y était plus, et s’il avait bien, bien voulu…

– Juliette ! murmura sourdement Henri furieux.

– Hé ! va coucher avec ta femme et laisse-moi tranquille.

– Tu as parbleu raison, dit Henri avec colère, j’y vais.

Et il s’apprêta à sortir.

– Henri, s’écria Juliette en se levant, si tu sors d’ici cette nuit, c’est fini entre nous !

– Alors, reprit Henri en revenant, ne m’ennuie pas avec ton baron, et parlons un peu sérieusement. Et, pour en revenir à ce Barnet, qui te fait croire qu’il se doute de quelque chose ?

– Le voici, puisqu’il faut tout te dire : c’est pour ces six mille francs qu’il avait donnés à Caroline, que j’avais déposés chez ma mère et qui devaient servir à votre prétendue fuite…

– Eh bien ! ces six mille francs, nous les avons empochés, et tu es venue faire tes couches à Paris, grâce à ce petit secours que le bon Dieu et toi vous nous aviez procuré.

– Eh bien ! ces six mille francs, dit Juliette, Barnet s’en est inquiété d’abord à Toulouse où j’étais encore, et les sœurs ont répondu qu’elles n’en avaient pas entendu parler, mais que Caroline les avait sans doute emportés à Évron. Comme le bonhomme Barnet savait que, pour avoir sa fortune, les religieuses laissaient leur protégée faire à peu près tout ce qu’elle voulait, il a paru se contenter de cette raison. Mais dernièrement, en revenant de Rennes, il s’est détourné pour aller à Évron, et il a demandé à la supérieure si Caroline avait apporté de l’argent ; elle lui a dit que non.

– Mais ce que tu as raconté à Caroline arrange tout.

– Pour elle, oui, mais non pas pour Barnet, qui, à Vitré, a eu d’assez mauvais renseignements sur ton compte. Et cela, joint aux six mille francs…

– Hé mais ! dit Henri, n’a-t-elle pas pu rapporter cet argent à Paris ?

– Très-bien ! fit Juliette, et tu crois que, si Caroline avait eu six mille francs, le baron eût été obligé d’emprunter de l’argent à Barnet pour faire la route de Vitré à Paris ? C’est ça qui a surtout donné l’éveil à ce méchant gredin ; alors il s’est rappelé les premiers douze cents francs donnés à ma mère, et il a pensé que les six mille avaient bien pu passer par le même chemin.

– Mais qui t’a dit tout ça ?

– Eh bien ! c’est Gustave, qui était avec ce hibou de notaire, et qui, ne sachant rien de rien, lui a dit qu’il me connaissait, un jour que Barnet m’a nommée devant lui.

– Et qu’est-ce qu’il lui a dit ?

– Pas grand’chose, heureusement ! Il lui a dit qu’il m’avait connue figurante au théâtre de Marseille.

– Pas ailleurs au moins ? dit Henri.

– Eh non ! Gustave n’est jamais venu à Aix quand j’étais chez ma mère.

– Oh ! la gueuse !… s’écria Henri, comme si ce mot d’Aix lui rappelait d’ignobles souvenirs.

– Eh bien ! là… elle faisait son métier.

– Et elle t’en avait donné un joli !

– Pardine ! dit Juliette, il valait bien le tien ; et sans la révolution de juillet, où tu as trouvé moyen de tirer un coup de fusil à ce vieux Bequenel sous prétexte que c’était un espion, et de lui voler les fausses signatures que tu lui avais fait escompter, je voudrais bien savoir où tu serais. Ça ne t’en a pas moins valu une épaulette de lieutenant, grâce à la belle pétition que je t’ai faite, tandis que tant d’autres, qui se sont véritablement et bravement battus contre les Suisses et la garde royale, ont été laissés de côté ou envoyés à Alger comme simples soldats. Ne fais donc pas tant le renchéri sur ce que j’ai été avant que tu me connusses.

– Tu as bien continué un peu depuis…

– Et tu n’y as pas trouvé à redire, tant que ça a pu servir à te mettre du pain sous la dent, repartit Juliette avec une expression de dégoût ; mais aujourd’hui que tu as des rentes…

– Eh bien ! moi, aujourd’hui, je ne veux pas que le baron tourne autour de toi.

– Eh bien ! moi, je ne veux pas que ta femme soit ta femme.

– Mais enfin, comment veux-tu que je fasse ?

– Il n’y a qu’à ne rien faire : elle est innocente comme une enfant de deux jours, je t’en réponds.

– Oui, mais on peut la questionner ; son frère… Barnet…

– Tu crois ça ? dit Juliette d’un ton de raillerie méprisante, tu crois que Barnet va aller dire comme ça à Caroline : « Madame, faites-moi le plaisir de me dire si votre mari… » Laisse-moi donc tranquille. Tiens, vois-tu, mon cher, tu ne pourras jamais te faire aux façons des gens comme il faut.

– Toi, c’est tout le contraire ; tu prends des airs de princesse, des tons de prude…

– Ah ! s’écria Juliette avec une expression d’exaltation, c’est qu’une femme, vois-tu, a autre chose dans la tête et dans le cœur que vous autres hommes. Si j’étais née dans la révolution, je serais maréchale… ou bien si j’étais née auparavant, j’aurais été la Dubarry… Mais il n’y a rien à faire maintenant avec des hommes qui sont aussi bégueules qu’avares.

– Et moi, pourquoi me comptes-tu, s’il vous plaît ?

– Oh ! toi, je t’aime, c’est bien différent. Mais tiens, si tu n’étais pas jaloux comme une bête, ce baron, vois-tu, je ne lui laisserais pas un sou de ses deux cent mille livres de rente…

– Je suis assez riche comme ça.

– Voyons, dit Juliette… Je te laisse Caroline, ça m’est égal, et je prends le baron.

– Ça va, dit Henri…

Puis il reprit, et s’écria :

– Non, décidément, non.

– Tu ne veux pas ?

– Non, non, je déteste ce baron, vois-tu. Je le déteste parce que tu l’aimes ; il te plaît, avec son jargon, ses gants jaunes, son air de grand seigneur… Si c’était un vieux, je ne dis pas, ça me serait égal. Mais lui, non, mille fois non.

– Soit. Mais avise-toi de penser à Caroline, et tu verras !

– Eh bien ! nous verrons.

– Prends garde ! Elle me dit tout, et je saurai bien ce qui arrivera.

– Et si ça arrive ?

– J’ai tes fausses lettres de change, mon cher.

– Tu les as gardées, misérable gueuse ?

– Elles sont en lieu sûr, je prends mes précautions.

Henri se frappa le front de colère, et Juliette continua :

– Oh ! je te connais, mon poulet. Je te l’ai dit, tu ne demanderais pas mieux que de me planter là maintenant ; mais merci… Du reste, si ça te plaît, va chercher ta femme… tu es libre…

– Que le diable t’emporte avec ma femme ! je ne m’en soucie guère.

– Plus que tu ne dis.

– Je te donne ma parole d’honneur que non. C’était seulement pour la forme. Car enfin je passe ici une singulière première nuit de noces.

– Je comprends que la chambre nuptiale t’eût convenu beaucoup mieux que la mienne.

– Elle restera vierge, je t’en réponds.

– Pour cette nuit, du moins, j’en suis sûre.

Henri s’arrêta tout à coup devant Juliette et parut frappé d’une idée soudaine. Il contempla longtemps sa complice comme pour absorber par le regard ce que cette femme avait de lubricité en elle, et lui dit :

– Peut-être que non…

– Pourtant Caroline n’y montera pas.

– Mais tu y viendras, toi.

– Moi… ?

Et Juliette se laissa aller à sourire à cette détestable proposition, puis elle ajouta :

– Au fait, ça serait drôle… Mais non, je ne veux pas, je ne suis pas d’assez bonne humeur.

– Allons donc ! dit Henri en lui prenant les mains et en l’attirant, ne fais pas la bégueule, la bonne humeur te viendra.

– Laisse-moi tranquille, repartit Juliette, tu me fais mal ; tu es toujours brutal.

– Tu sais bien qu’il n’y a que toi pour moi au monde, reprit Henri en l’entourant de ses bras.

– Ah ! tu es insupportable, dit Juliette en se laissant aller, ça te prend comme un vertige.

– Viens, viens donc.

– Non, dit Juliette, cette chambre est au-dessus de celle du baron.

– C’est précisément là l’amusant, dit Henri.

Et, enlevant Juliette dans ses bras herculéens, il l’emporta à travers l’appartement, tandis qu’elle disait :

– Henri, quelle idée !… Quelle rage tu as !… Oh ! quel monstre tu fais !

Puis elle reprit soudainement en l’entourant aussi de ses bras :

– Et c’est pourtant pour ça que je t’aime, gredin !

Luizzi les vit s’avancer vers la chambre nuptiale. Ils en franchirent la porte. Dans un mouvement d’indignation et d’horreur, le baron voulut s’écrier, et véritablement il poussa un cri terrible. Mais toute cette vision délirante disparut ; il se sentit plongé dans une obscurité profonde ; il appelait vainement en poussant des cris. Il ne vit plus rien, n’entendit plus rien, ne sentit plus rien. Puis tout à coup il ouvrit les yeux, et il vit…

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