XXVIICONTRASTE.

Satan parut. Il avait dépouillé son costume d’abbé ; il était exactement vêtu de noir, portait à sa boutonnière un ruban où se trouvaient réunies toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et qui devait probablement rassembler les signes distinctifs d’une douzaine de décorations. Si avec ce costume le Diable avait eu des mains propres et du linge blanc, il aurait passablement ressemblé à un de ces petits diplomates des petits États allemands, qui passent leur vie à solliciter tous les grands cordons de toutes les petites cours de la confédération germanique ; mais, à part l’habit noir, la mauvaise tenue de Satan lui donnait un air de pauvreté crasseuse qui eût convenablement appartenu à ces intrigants de bas étage qui s’inventent des cordons pour escroquer un dîner à des aubergistes confiants ou pour vendre de la pommade aux adjoints de maires de village.

La position où se trouvait Luizzi ne lui laissait pas le temps de s’enquérir des raisons qui avaient engagé le Diable à choisir ce costume équivoque, et, aussitôt que celui-ci eut pris place dans la berline sur la banquette qui faisait face au baron, Armand lui dit à voix basse :

– Apprends-moi ce que fait le comte à Paris à l’heure qu’il est.

– Pour te renseigner convenablement, répondit Satan, je vais reprendre le récit au moment où je l’ai laissé. Avant que je le commence, cependant, laisse-moi te rappeler, mon maître, que c’est toi qui as refusé de l’entendre jusqu’au bout.

– Je le sais. Mais hâte-toi, je ne t’interromprai pas plus que je ne l’ai fait lorsque tu l’as commencé.

– Arme-toi donc de courage ; car, avant de le commencer, je dois te dire aussi que tu vas entendre de singulières choses. Mais enfin, puisque tu veux savoir la vie humaine ou les événements humains dans ce qu’ils ont de plus caché, il faut oser les regarder en face. Ils sont hideux souvent : l’anatomie du corps humain touche à toutes les saletés, celle de la vie humaine serait imparfaite si elle s’arrêtait aux surfaces blanches et pures.

– Mais, hâte-toi donc ! Tu excites sans cesse ma curiosité et tu ne la satisfais jamais qu’imparfaitement.

– Écoute donc.

Et le Diable reprit :

– Je te l’ai dit : Juliette, te croyant rentré et s’irritant de ce que tu n’allais pas au rendez-vous qu’elle t’avait donné, se décida à descendre dans ton appartement et pénétra dans ta chambre au moment où M. de Cerny s’avançait vers elle. À l’aspect d’un étranger, Juliette recula avec confusion ; à l’aspect d’une femme, le comte s’arrêta et salua profondément.

« – Pardon, dit Juliette, je croyais que M. de Luizzi était chez lui.

– Il n’est pas encore rentré, répondit le comte, car je l’attends. »

Tous deux se saluèrent, lui pour rester dans la chambre, elle pour se retirer, mais tous deux en attachant l’un sur l’autre un regard étonné. Juliette sans doute se rappela la première en quelle circonstance elle avait vu l’homme qu’elle retrouvait là si inopinément, car presque aussitôt elle fut prise d’une espèce d’effroi ; elle se retourna avec rapidité comme pour échapper au regard investigateur de M. de Cerny, puis marcha vivement vers la porte. Sans doute aussi l’effroi que sa vue inspira et la retraite précipitée de Juliette donnèrent aux souvenirs du comte la certitude qui jusque-là leur avait manqué ; car il s’avança plus rapidement encore entre la porte et la jeune fille, et l’arrêta au moment où elle allait sortir.

« – Vous êtes Juliette Gelis ? lui dit-il.

– Vous vous trompez, Monsieur, lui répondit-elle effrontément, je ne vous connais pas.

– Misérable coquine ! s’écria le comte en la saisissant violemment par le bras et en la traînant au milieu de la chambre ; ne fais pas semblant de ne pas me reconnaître, car moi je t’ai bien reconnue. »

Juliette baissa d’abord la tête en mordant ses lèvres de rage ; puis, après un moment de silence, elle se mit à regarder le comte avec une impudence méprisante et lui répondit d’un ton grossier de bravade :

« – Eh bien ! oui, je suis Juliette Gelis : qu’est-ce que vous avez à dire, après tout ?

– Ce que j’ai à dire ? repartit le comte en s’approchant d’elle les poings fermés, comme un homme qui a toutes les peines du monde à se contenir assez pour ne pas se porter à d’extrêmes violences ; ce que j’ai à te dire, misérable ! ne te souviens-tu plus de ce qui s’est passé entre nous à Aix ? »

– À Aix ! s’écria Luizzi en interrompant le Diable et en rapprochant cette circonstance du récit qu’il avait entendu la veille.

Le Diable regarda Luizzi avec un sourire méprisant et lui répondit :

– Tu m’avais promis de ne pas m’interrompre ?

– Tu as raison, Satan ! Mais prends garde, toi qui es mon esclave, que je ne t’attache à moi assez fortement pour que je t’enlève la joie de faire d’autres misérables !

– Comme il te plaira ! répondit Satan ; mais ne crie pas si haut, n’éveille pas cette femme qui dort !

– Parle donc, parle donc !

Le Diable rejeta sur son front les longs cheveux gras et sales qui lui couvraient le visage, et reprit son récit en gardant ce sourire pendant et avachi qui reste seul à une bouche flétrie par une honteuse débauche.

« – Te souviens-tu, dit le comte à Juliette, de ce qui s’est passé entre nous à Aix ?

– Eh bien ! répondit-elle, il me semble que ça vous a amusé autant que moi, pour le moins ! J’ai fait tout ce que vous avez voulu ; vous avez payé, nous sommes quittes. »

En disant ces paroles, Juliette s’avança vers la porte. Mais le comte l’arrêta et lui dit d’un ton encore plus irrité :

« – Pas encore ! car cette nuit d’orgie, je l’ai payée plus cher que l’or que je t’ai donné. Tu dois le savoir, misérable !

– Ma foi ! dit Juliette, c’est un malheur auquel on s’expose quand on va où vous êtes venu ; d’ailleurs, je n’en suis pas morte, ni vous non plus, et je crois que, dans ce bas monde, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas s’occuper du mal quand il est passé. »

Les premières paroles de Juliette avaient exaspéré le comte, mais la fin de la phrase lui fit contenir sa fureur. Il supposa avec raison que la persistance de sa colère pourrait être un aveu des fatales conséquences de sa première rencontre avec Juliette, et il répondit d’un ton plus calme :

« – Vous avez raison, n’en parlons plus !… Et surtout n’en parlez plus, ajouta-t-il en se jetant dans un fauteuil et en faisant signe à Juliette de s’approcher. Puis il continua : En vous voyant chez le baron de Luizzi, je suppose que vous devez avoir plus d’intérêt à mon silence que je n’en puis prendre au vôtre. Soyez donc franche avec moi, et je serai discret pour vous. Vous êtes maintenant la maîtresse de Luizzi, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur le comte.

– Avec les mœurs que je vous connais, et à l’heure où je vous trouve chez lui, c’est cependant l’explication la plus honorable que je puisse donner à cette visite. »

Juliette répondit par un petit mouvement assez méprisant, et repartit froidement :

« – Il est possible que ce que vous dites fût arrivé, si je l’avais rencontré, quoique à vrai dire cela ne dût jamais arriver entre nous.

– Le baron ne te trouve-t-il pas à son goût ? dit de Cerny en la regardant de la tête aux pieds.

– Il faudrait qu’il n’en eût pas ! répondit Juliette. D’ailleurs ne faites pas tant le fier, ajouta-t-elle en s’asseyant auprès du comte de Cerny, vous m’avez aimée plus d’une nuit, et, si je le voulais, vous me reviendriez bien de temps en temps. »

La figure du comte se contracta à ces paroles de Juliette ; mais, comme elles lui prouvaient qu’elle était dans une ignorance complète de son désastre, il se contint et lui répondit :

« – Je ne dis pas non, quoiqu’il me semble que tu aies pris des airs de prude qui doivent t’empêcher d’être aussi amusante qu’autrefois.

– Tout cela, c’est bon pour le baron, dit Juliette ; mais je ne veux pas faire de bégueuleries avec toi. Et puis, vois-tu, tu es toujours beau, tu es même plus beau qu’autrefois. Ah ! il faut le reconnaître, mon cher, la sagesse rapporte, » ajouta-t-elle en se penchant amoureusement vers le comte qui, soumis à la fascination et aux regards lascifs de cette femme, recula en pâlissant.

Juliette s’en aperçut, et, se relevant soudainement, elle reprit :

« – N’ayez pas peur ! je ne vous violerai pas ; je sais d’ailleurs que vous êtes incapable de faire une infidélité à votre femme.

– Qui t’a dit cela ? s’écria le comte emporté par sa colère ; c’est le baron Luizzi peut-être ?

– Ma foi non, répondit Juliette ; c’est le petit du Bergh, qui aujourd’hui racontait à dîner que vous ne pensiez plus qu’à l’ambition et à la politique. D’ailleurs, je conçois très-bien que lorsqu’on aime quelqu’un on ne veuille pas le tromper. Et tenez ! moi, par exemple, je vous jure que, si Henri n’était pas couché maintenant avec sa femme, je n’aurais guère pensé à lui faire une infidélité avec le baron. »

– Oh ! s’écria Luizzi, éclairé tout à coup d’une fatale lumière, cette horrible vision que j’ai subie pendant ma maladie était donc vraie ?

– Ne m’avais-tu pas appelé, dit le Diable, pour apprendre les rapports de Juliette et de Henri ? je t’ai obéi, et je te les ai fait voir de la seule manière qu’il me fût permis d’employer alors.

Et pourquoi n’es-tu pas entré, dit Luizzi, pour me dire que c’était la vérité que j’allais voir ?

– Tu m’as demandé la vérité : tu étais dans le délire du tétanos, tu ne pouvais l’entendre ; je te l’ai montrée, que pouvais-je faire de plus ? D’ailleurs, ne t’ai-je pas dit ce matin : Cherche, souviens-toi, n’as-tu rien à me demander ?

La tête de Luizzi se perdait à travers les épouvantables révélations qui le frappaient coup sur coup. Il oubliait cette femme étendue dans cette voiture, et qui dormait d’un sommeil pénible et fiévreux.

Emporté alors par les craintes de toute sorte dont il était saisi, il s’écria vivement et sans modérer sa voix :

– Achève maintenant, dis-moi tout, Satan ; je t’écoute, je t’écoute.

Et le Diable reprit avec sa froide et railleuse impassibilité :

– Quand Juliette dit au comte : Je n’aurais guère pensé à faire une infidélité à Henri avec le baron, M. de Cerny répondit à cette fille :

« – Vous eussiez eu d’autant plus tort que Henri n’est pas avec sa femme en ce moment et qu’il est sorti.

– Pour courir chez une autre, peut-être ? repartit Juliette.

– Non, répondit le comte ; il ne s’agit pas d’une affaire de femme pour votre Henri, quoiqu’une femme soit pour beaucoup dans la raison qui l’a fait sortir.

– Tiens ! dit Juliette, est-ce qu’il s’agirait d’une maîtresse de ce nigaud d’Armand ?

– Non, dit le comte avec emportement, non ; la femme dont il s’agit n’a jamais été et ne sera jamais la maîtresse du baron Luizzi. »

Satan s’arrêta à ce mot. Puis, fermant les yeux à moitié et riant de son plus mauvais rire, il dit à Armand, en regardant madame de Cerny qui s’agitait dans son sommeil :

– Qu’en dis-tu, mon maître ? voilà bien un propos de mari !

– Infâme ! murmura Luizzi, je ne t’interromps pas, ne t’interromps pas toi-même et continue.

Le Diable prit une expression de malveillance que ne lui avait jamais vue le baron, et continua son récit sans répondre à cette injure d’Armand.

« – Elle n’a jamais été et ne sera jamais sa maîtresse, avait dit le comte.

– Ni celle-là, ni une autre, repartit Juliette, à moins que je ne veuille le permettre ; car le pauvre garçon est amoureux de moi comme un imbécile. »

– Moi, amoureux de cette fille ! s’écria Luizzi avec éclat. Oh ! je la déteste, je la méprise ! misérable femme perdue, indigne créature !

À ce moment, Léonie se réveilla en poussant un cri et en se rejetant au fond de la voiture.

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