XIUNE INTRIGUE DE COUVENT.

– Caroline ! Caroline ! disait Luizzi avec surprise, comme si le nom de la femme qu’il avait devant lui n’éveillait dans son esprit qu’un souvenir confus semblable à celui que ses traits lui avaient rappelé. Caroline ! Caroline ! répétait-il, sans attacher au mot frère qu’elle avait prononcé un sens plus intime que celui qu’il prêtait au mot sœur, lorsqu’il nommait la religieuse de ce nom.

– Quoi ! reprit la jeune fille avec douleur, ne vous souvient-il plus ?…

Mais elle s’arrêta en regardant autour d’elle, et Jacques, qui vit ce mouvement, se hâta de dire :

– Si vous avez à parler en particulier à ce Monsieur, entrez dans cette chambre ; vous y serez seuls, et j’espère que vous n’y serez troublés par personne maintenant.

La religieuse remercia Jacques d’un geste affectueux et passa la première en murmurant tout bas :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! que c’est étrange !

Luizzi la suivit et ferma la porte ; puis il s’approcha de la sœur Angélique et lui dit :

– Caroline ! Caroline ! Oui, je connais ce nom ; mais tant de choses me sont arrivées depuis que je l’ai entendu prononcer…

La sœur de charité releva les grands bords de sa coiffe blanche qui cachait son visage, et reprit :

– Regardez-moi, Armand, regardez-moi bien. Ne retrouvez-vous rien dans mon visage qui vous soit connu ?

– Oui, dit Armand en examinant attentivement la belle et sainte figure de la jeune fille. Mais le souvenir qui se présente à moi est bien singulier ; on dirait qu’il est double. Je crois vous avoir vue beaucoup plus jeune, et il me semble en même temps que je vous ai vue beaucoup plus âgée.

– Et vous avez raison, Armand ; car vous vous rappelez à la fois l’enfant que vous avez vue à Toulouse, et la noble femme, la pauvre sœur qui m’a tenu lieu de mère, et à laquelle on dit que je ressemble tant.

– Oh ! Caroline ! ma sœur ! s’écria Luizzi. Caroline ! pauvre enfant ! devais-je vous retrouver ainsi, vous ?

– Hélas, reprit la jeune fille, depuis que Sophie, vous savez, madame Dilois ? fut obligée de quitter Toulouse…

– Par mon crime, dit le baron.

– Depuis ce temps, Armand, j’ai bien souffert !

– Et maintenant qu’elle est morte…

– Morte ! reprit la religieuse.

– Oui, morte sous le nom de Laura de Farkley, et toujours par mon crime, répondit Armand ; car j’ai été fatal à tous ceux que j’ai aimés ou qui m’ont approché.

– Et comment ? mon Dieu ! dit Caroline.

– Je ne peux pas… je ne dois pas vous le dire. Mais vous, Caroline, qu’êtes-vous devenue depuis dix ans ? Quelle a été votre vie ?

– La vie bien triste et bien douloureuse d’une pauvre enfant sans famille.

– Il faut me dire vos malheurs, Caroline ; il faut que je les répare…

– Je vous dois cette confidence, mon frère, et je vais vous la faire. Je vous dirai tout. Que Dieu me pardonne, et vous aussi, de parler encore sous ce saint habit de fautes dont j’ai reçu un si cruel châtiment, de sentiments que la pénitence n’a pu éteindre, et que le Seigneur laisse sans doute vivre en moi pour qu’ils soient mon éternelle torture !

– Parlez, Caroline, parlez, je serai indulgent. La destinée, qui a voué au mal tous ceux de notre famille, a pesé sur vous comme sur moi, je le crains ; mais vous, vous n’aviez ni richesse, ni nom, ni personne pour vous protéger, et je ne pourrai que vous plaindre.

Luizzi donna un siége à sa sœur et prit place à côté d’elle, triste déjà de cette pensée qu’il allait apprendre l’histoire d’une vie coupable ou égarée. La jeune fille se recueillit un moment, et commença ainsi :

– Vous savez comment Sophie fut obligée de quitter Toulouse. Cependant son désespoir ne lui fit pas oublier la pauvre enfant qu’elle avait adoptée : elle plaça sous mon nom une somme de soixante mille francs chez M. Barnet, son notaire et le vôtre, je crois. Cette somme doit m’être remise à ma majorité, selon le vœu de Sophie. Une partie des revenus a servi à payer les frais de mon entretien et de mon éducation, l’autre a été placée par M. Barnet pour être jointe au capital, et il y a peu de jours que j’ai reçu une lettre de ce digne homme qui m’annonce que ma fortune s’élève aujourd’hui à près de quatre-vingt mille francs, et que c’est une dot assez considérable pour que je trouve un parti honorable, si je veux rentrer dans le monde, car je n’ai pas encore prononcé mes vœux.

– Et vous ne les prononcerez jamais, je l’espère, dit le baron.

– Je les prononcerai bientôt, mon frère, répondit Caroline ; je connais le monde, et je sais tout ce qu’il renferme de duplicité.

– Où donc avez-vous vécu, pauvre sœur, pour en prendre une si mauvaise opinion ?

– Depuis le jour où Sophie a quitté Toulouse jusqu’à l’heure où je vous parle, j’ai vécu au couvent.

– Et vous prétendez connaître le monde ?

– Assez pour ne pas vouloir le connaître davantage, répondit Caroline en poussant un profond soupir et en laissant échapper quelques larmes de ses beaux yeux bleus tournés vers le ciel.

– Mais est-ce donc en vous plaçant dans un couvent que M. Barnet crut accomplir les vœux de l’infortunée Sophie ?

– Le bon notaire fit pour le mieux. Vous vous rappelez peut-être madame Barnet, et combien elle était acariâtre et dure ? Pour ma part, après deux semaines passées dans sa maison, j’acceptai comme un bienfait de mon tuteur la proposition qu’il me fit de me placer au couvent des sœurs de la charité. Une raison, que M. Barnet ne m’a jamais expliquée, sembla aussi le déterminer, et je n’ai jamais oublié les paroles étranges qu’il me dit à ce sujet : « Vous êtes la fille d’un Luizzi, me dit-il, bien que, vous n’ayez pas le droit de porter ce nom. Le monde a été un écueil fatal pour tous les membres de cette famille : il semble qu’une fatalité implacable les y poursuive. Entrez dans un couvent, mon enfant ; et puisse Dieu vous inspirer le désir d’y rester jusqu’à ce qu’il vous appelle à lui ! Puissiez-vous y trouver un asile contre le sort qui a frappé tous ceux de votre sang ! »

Caroline s’arrêta, et Luizzi devint tout pensif.

– Barnet vous a-t-il dit cela ? dit le baron après un moment de silence.

– Il me l’a dit, mon frère ; et peut-être m’expliquerez-vous cette fatalité dont il m’a menacée.

– Je puis la connaître, mais je ne puis pas vous l’expliquer ; cela m’est défendu. Toutefois elle est bien terrible et bien puissante, puisqu’elle vous a atteinte jusque dans la maison de Dieu, et que vous y êtes devenue coupable et malheureuse. Mais parlez, ma sœur, je vous écoute.

Caroline reprit :

– J’avais onze ans lorsque j’entrai chez les sœurs en qualité de pensionnaire. Je vécus heureuse et gaie jusqu’à seize ans, un peu gâtée par la bonté des religieuses, si j’eusse voulu croire les propos de mes compagnes. Car, disaient-elles, on espérait me faire prononcer mes vœux et acquérir ainsi au couvent la modeste fortune que je possédais et qui passait pour considérable aux yeux de femmes qui font vœu de pauvreté.

– Cela n’est pas impossible, dit le baron.

– Ne le croyez pas, Armand, répondit Caroline avec une candide expression de foi ; jamais on ne m’a adressé une parole touchant ma fortune ; jamais on ne m’a fait une allusion qui me donnât le droit de supposer que le peu que je possède fût un objet de convoitise pour les mères.

Le baron pensa que cela pouvait bien ne prouver que beaucoup d’adresse. Mais il garda cette réflexion, autant pour ne pas interrompre le récit de la jeune fille que pour lui épargner une désillusion sur les personnes avec lesquelles elle paraissait décidée à vivre. Caroline continua :

– Mes premiers ennuis commencèrent dès que j’eus atteint seize ans. Jusqu’à cet âge, j’avais vécu avec les jeunes pensionnaires entrées comme moi au couvent ; nous avions grandi ensemble, toutes du même âge, toutes avec des goûts semblables, aimant et cherchant les mêmes plaisirs, livrées aux mêmes occupations, partageant les mêmes études et les mêmes travaux. Un seul chagrin venait de temps à autre troubler ma douce insouciance. Il y avait des jours marqués où mes compagnes sortaient du couvent pour aller dans leurs familles, et ces jours-là elles s’invitaient entre elles chez leurs parents ; puis, quand elles étaient rentrées au couvent, elles faisaient aux autres le récit de leurs plaisirs. Jamais je ne reçus une telle invitation ; j’en demandai souvent la cause à la supérieure, qui me répondait que les familles de ces demoiselles ne me connaissant pas ne pouvaient m’inviter ; puis elle séchait mes larmes en me donnant quelque objet que je souhaitais vivement, ou une exemption de travail, et je me consolais en jouant de n’avoir ni famille ni amis. Cependant, une fois que je devais aller passer quelques jours à la campagne chez M. Barnet, j’engageai une de mes bonnes amies à venir m’y voir ; elle y consentit, mais elle ne tint pas sa promesse. Je lui en fis des reproches à notre retour au couvent, mais elle se contenta de me répondre : « Maman me l’a défendu. » Je courus humiliée chez la supérieure : elle chercha à me persuader que la mère de ma jeune compagne, sachant que chez M. Barnet je n’étais pas dans ma famille, avait trouvé mon invitation insuffisante. Pour la première fois cette explication ne put me satisfaire ; pour la première fois l’idée de mon isolement dans le monde me vint à l’esprit, et m’inspira une tristesse que les soins des sœurs parvinrent à dissiper d’abord, mais que le nouvel isolement où je me trouvai bientôt dans le couvent me rendit avec plus de force. Peu à peu, jour à jour, toutes les compagnes avec lesquelles j’avais passé mes premières années quittèrent le couvent pour rentrer dans leurs familles ; d’autres les remplaçaient, mais elles n’étaient plus de mon âge. Je restai enfant tant que je le pus pour ne pas rester seule ; mais personne ne vieillissait avec moi. Dès que toutes les pensionnaires avaient atteint quinze ou seize ans, elles retournaient chez leurs parents, et à dix-neuf ans j’étais aussi seule qu’un vieillard dont la vie s’est prolongée trop tard et qui a vu tomber avec lui tous ses amis. Si jeune encore, mes souvenirs d’enfance n’étaient qu’à moi, et je n’avais personne à qui je pus dire ce mot si doux : « Te souviens-tu ? » À cette époque, je demandai et j’obtins la faveur de prendre l’habit de novice ; à cette époque aussi Juliette entra au couvent.

– Qu’est-ce que cette Juliette ? dit Luizzi.

– Juliette a été ma seule amie en ce monde après Sophie, répondit Caroline !

– Était-elle de Toulouse ?

– Je ne le sais pas ; elle était fille d’une pauvre veuve, madame Gelis, qui habitait Auterive. Celle-ci y tenait un petit établissement de mercerie et louait des livres. Mais les produits de son commerce étaient si minimes, que, ne pouvant espérer un établissement convenable pour sa fille, elle la destina à prendre l’habit ; car madame Gelis et sa fille étaient des femmes bien nées, et Juliette préférait la pauvreté du cloître à une position dans le monde dépendante de gens dont les façons grossières eussent pu l’humilier. Il paraît cependant que cette résolution lui avait coûté ; car, lorsqu’elle entra au couvent, elle était triste, pâle, et paraissait si souffrante, que bientôt je me sentis prise pour elle du plus vif intérêt. J’espérai une compagne. Il y avait bien quelques novices de mon âge ; mais, il faut le dire, celles qui se destinaient au service des malades étaient la plupart de pauvres filles de campagne ignorantes et grossières, et celles qui devaient se livrer à l’éducation des pensionnaires affectaient déjà un ton si doctoral et une tenue si revêche, que je ne savais avec qui partager mes rires insouciants quand j’étais joyeuse, ni à qui confier mes larmes lorsque j’étais triste. Juliette fut la compagne que je désirais. Elle n’avait que deux ans de plus que moi, quoiqu’à son arrivée sa pâleur et sa maigreur la fissent paraître plus âgée. Au premier abord elle me déplut, ou plutôt elle me fit peur : elle avait les yeux petits, mais leur regard était si perçant qu’ils semblaient pénétrer dans la conscience de ceux qu’elle regardait ; ses cheveux, d’un blond presque rouge, lui donnaient un air extraordinaire. Elle était grande et élancée, et ses mouvements étaient si lents et si mous, qu’il semblait que toute sa vie s’était concentrée dans le feu de ses yeux, comme toute sa grâce et son expression dans un sourire plein de caresse ou de sarcasme, selon son humeur, qui me parut d’abord assez bizarre. Durant les premiers jours de notre rencontre au couvent, nos rapports furent assez froids ; mais bientôt nous nous entendîmes mieux, et lorsque j’eus appris son histoire et que je lui eus raconté la mienne, nous nous jurâmes l’une à l’autre une sincère et éternelle amitié. Cette amitié fut un doux espoir pour moi et une consolation pour elle. Je redevins confiante et paisible comme je l’avais été, et sa santé se rétablit tout à fait. Je l’aimais d’autant plus qu’elle était traitée avec beaucoup de dureté par la supérieure et par les sœurs converses, et souvent je parvins à adoucir la sévérité qu’elles lui montraient, sans doute parce qu’elle était pauvre. Juliette n’était pas ingrate ; et, soit que j’oubliasse d’accomplir un devoir de mon noviciat, soit que je manquasse en quelque chose à la règle de la maison, elle cachait mes fautes avec soin et m’épargnait ainsi ou une punition pénible ou l’ennui plus pénible encore d’aller me confesser et demander grâce à la supérieure. C’était entre nous une bien sainte et sincère amitié ; je n’avais rien qui ne lui appartînt, je n’avais pas un désir qu’elle n’y souscrivît avec empressement. Cependant un jour vint où je doutai qu’elle m’aimât aussi véritablement qu’elle le disait. Elle reçut une lettre de sa mère, et je la vis pleurer toute la journée. Je lui demandai vainement la cause de ses larmes, elle refusa obstinément de me la dire. Le soir venu, comme nous nous promenions ensemble dans le jardin, je la suppliai avec tant d’instance qu’elle finit par me répondre :

« – Pourquoi veux-tu que je t’apprenne un malheur auquel ni toi ni moi ne pouvons porter remède ? car c’est ma pauvre mère qu’il a frappé.

– Mais qu’est-ce donc ?

– Tu n’y comprendrais rien, me répondit-elle, toi qui n’as jamais vécu hors de ce couvent ; ma mère a été victime de la friponnerie d’un négociant, elle a répondu pour lui.

– S’agit-il d’une lettre de change ? lui dis-je. »

Juliette me regarda avec une telle surprise, que je ne pus m’empêcher de rire malgré sa douleur.

« – Qui t’a appris ce mot ? me dit-elle.

– As-tu donc oublié qu’avant d’entrer ici je demeurais chez M. Dilois, et que, tout enfant que j’étais, j’avais déjà ma place dans les bureaux de la maison de commerce que dirigeait ma mère adoptive ? »

– Oui, oui, dit Luizzi, en interrompant le récit de Caroline, je me rappelle cette jolie enfant assise derrière un grand bureau et écrivant d’un air si mutin les factures que lui dictait Charles.

– Le pauvre Charles ! répondit Caroline, il est mort aussi.

– Oui, oui, lui, mon pauvre frère, repartit le baron accablé de ce douloureux souvenir qui, de même que tous ceux qu’il évoquait, ne lui présentait que des malheurs qui étaient son ouvrage.

Mais aussitôt, et comme pour les écarter, il ajouta :

– Continuez, Caroline, continuez.

Elle reprit :

– C’était une lettre de change en effet que cette bonne madame Gelis ne pouvait acquitter et pour le remboursement de laquelle elle était menacée de voir saisir et vendre ses marchandises. Il s’agissait d’une somme de douze cents francs, je crois.

– Comment ! m’écriai-je, tu ne m’as pas dit cela ? mais je puis te les donner.

– Je ne demande pas l’aumône, ni ma mère non plus, répondit Juliette avec une fierté qui me parut blessante, mais que j’excusai presque aussitôt.

– Si tu ne veux pas que je te les donne, lui dis-je, je puis te les prêter.

– Oh ! que de reconnaissance ! s’écria-t-elle… Puis elle s’arrêta et reprit : Mais, non. Si l’on apprenait cela dans le couvent, Dieu sait ce qu’on dirait ! On prétendrait que je t’ai priée, que j’ai mendié, que j’ai abusé de ton amitié… Non, non.

– Et par crainte de quelques méchants propos, tu refuses de sauver ta mère ?

– Ma pauvre mère, ma bonne mère ! s’écria Juliette en éclatant en larmes… Faut-il que je n’aie rien, pas la moindre ressource, pas un bijou, rien à lui envoyer !

– Mais j’ai de l’argent, moi, dis-je à Juliette.

– Non, me dit-elle, la supérieure me punirait cruellement d’avoir accepté ce service, en disant que je te l’ai extorqué.

– Elle n’en saura rien, lui dis-je.

– C’est impossible.

– Je te l’assure.

– Mais comment feras-tu ?

– Cela me regarde, pourvu que tu acceptes. »

Juliette hésita longtemps. Mais, à force de supplications, et surtout lorsque je lui eus bien promis que la supérieure ignorerait ce que j’allais faire, elle laissa vaincre sa fierté et finit par consentir. J’écrivis aussitôt à M. Barnet et le priai de venir me voir. Il accourut sur l’heure, tant ma lettre était pressante. Dès que nous fûmes seuls dans le parloir, je lui dis :

« – Monsieur Barnet, il me faut douze cents francs.

– Hé ! mon Dieu, pourquoi faire ? s’écria-t-il tout ébahi.

– Il me faut douze cents francs, lui dis-je ; vous avez ma fortune dans les mains, et je vous demande cette somme.

– Mais encore faut-il que je sache à quel usage elle est destinée ; car si c’est la supérieure qui vous a suggéré de me faire une pareille demande, je ne veux pas me rendre complice d’une telle extorsion.

– Au contraire, lui dis-je, il faut que la supérieure l’ignore.

– Mais c’est encore plus grave, et assurément je ne vous donnerai pas une pareille somme sans savoir de quoi il s’agit.

– Il s’agit, lui dis-je, de sauver une pauvre femme qu’on veut ruiner. »

Et tout aussitôt je lui racontai le malheur de la mère de Juliette. M. Barnet réfléchit longtemps, puis il me répondit :

« – C’est possible… Je veux même croire que c’est vrai, car on ne doit pas toujours mal penser de ses semblables ; d’ailleurs, mon enfant, c’est la première demande d’argent que vous me faites, et c’est pour une bonne action. Peut-être cela vous portera-t-il bonheur ; peut-être cela conjurera-t-il ce mauvais sort qui vous poursuit… Je ne veux pas vous refuser. Je vous apporterai les douze cents francs.

– Pas ici, lui répondis-je ; et, pour que vous soyez bien sûr que je ne vous trompe pas, envoyez directement cet argent à madame Gelis, à Auterive.

– Caroline, me dit alors affectueusement M. Barnet, je n’ai pas eu un moment l’idée que vous me trompiez, j’ai pu croire que vous étiez trompée.

– Ah ! Monsieur !

– Je ne le crois plus… J’enverrai l’argent ce soir même, et vous serez contente de moi. »

Je remerciai cet excellent homme, comme s’il m’eût sauvée moi-même, et je courus apprendre cette bonne nouvelle à Juliette. Elle me dit un mot qui me peignit toute la délicatesse et toute la fierté de son âme.

« – Tu es bien heureuse ! me répondit-elle en cachant ses larmes, tu peux faire du bien à ceux que tu aimes. »

Je la consolai le mieux que je pus du service que sa pauvreté l’avait forcée d’accepter, et nous fûmes l’une à l’autre plus que jamais.

– Quoi que vous ayez fait, Caroline, interrompit le baron, voilà une action qui vous sera comptée en compensation de bien des fautes ; car il est bon d’avoir commencé sa vie par un bienfait.

– Hélas ! ce bienfait a été cependant la source de tous mes malheurs. Le bienfait dans lequel M. Barnet semblait espérer… ce bienfait m’a perdue.

– Quoi ! murmura Luizzi à voix basse, partout et toujours le mal est le prix ou la conséquence du bien ! Mais, dites-moi, Caroline : comment cette action a-t-elle pu être la source de vos malheurs ?

– Le voici. Ce que je viens de vous raconter se passait dans le mois d’août. Vers la fin de septembre, madame Gelis vint à Toulouse, et nous la vîmes au couvent. La manière dont cette excellente et malheureuse femme me remercia me rendit confuse. Sa reconnaissance n’avait pas d’expressions assez vives pour celle qui lui avait sauvé l’honneur et la vie ; car, me dit-elle dans un mouvement d’exaltation, j’étais résolue à mourir.

« – Et je ne vous aurais pas survécu, ma mère, s’écria Juliette en tombant dans les bras de madame Gelis. »

Le spectacle de cette tendresse mutuelle me fit mal. Je compris mieux que je ne l’avais fait jusque-là combien j’étais seule en ce monde ; il me sembla que j’aurais préféré la misère et le malheur de cette fille, qui avait une mère, à ce bonheur et à cettefortune qui l’avait sauvée. Cependant, parmi les témoignages de la reconnaissance de madame Gelis, elle m’en offrit un qui me fit un vif plaisir.

« – Je viens chercher ma fille pour quelques jours, me dit-elle, daignez l’accompagner dans la maison que je dois à votre bienfaisance. Venez, vous y serez reçue comme un ange sauveur. Ne me refusez pas ; ce serait m’humilier, ce serait me reprocher le bien que vous m’avez fait en ayant l’air d’en rougir.

– Et ce n’est pas mon intention, Madame, lui dis-je, et j’accepte avec joie, si madame la supérieure veut me permettre de vous accompagner.

– Il vous suffira de le lui demander. »

Je courus chez la supérieure, qui me refusa d’abord avec une froideur que je ne lui avais jamais vue à mon égard. Cette rigueur m’irrita, et je ne pus me contenir assez pour ne pas lui dire que ce n’était pas ainsi qu’elle me rendrait supportable le séjour du couvent. Elle me traita alors avec une sévérité qui me montra combien mon emportement était déraisonnable. Étonnée moi-même de mon audace, je changeai de ton et la suppliai de m’accorder comme une grâce ce que je lui demandais.

« – Hélas ! lui dis-je, c’est la première fois que moi, pauvre orpheline, je trouve quelqu’un qui veuille bien me recevoir, quelqu’un qui ne me repousse pas, et vous m’enlevez la première consolation qui me fasse oublier combien je suis abandonnée ! »

Mes larmes parurent toucher la supérieure plus que je ne m’y attendais d’après la manière dont elle m’avait accueillie, et elle finit par me répondre :

« – Allez, Angélique (en commençant mon noviciat j’avais pris ce nom), allez, me dit-elle : j’aurais désiré que c’eût été ailleurs que chez madame Gelis que vous eussiez été passer ces huit jours ; mais, puisque vous le souhaitez si ardemment, je vous le permets, je veux vous prouver que vous trouverez toujours ici indulgence pour vos fautes et empressement à satisfaire vos désirs. »

« Voilà, pensa Luizzi, une condescendance que les soixante mille francs de ma sœur peuvent seuls m’expliquer. » Il renferma cependant cette réflexion en lui-même, afin de ne pas interrompre le récit de Caroline, qui continua ainsi :

– Le lendemain au matin nous partîmes pour Auterive, dans une voiture découverte que madame Gelis loua pour ce petit voyage. Je ne puis vous dire, Armand, quelles vives et douces sensations j’éprouvai durant cette route. Vous les comprendriez si vous saviez ce que c’est que d’avoir vécu bien des années dans les murs d’un couvent, dans une habitation dont on connaît tous les passages, dont on sait par cœur tous les appartements, où toutes choses sont si constamment pareilles qu’une pierre qui se détache d’un mur, une dalle qui se brise dans un corridor, y sont un événement et un sujet d’entretien ; vous le comprendriez si vous saviez, mon frère, combien ce sont de tristes promenades que celles qui se bornent à un enclos dont on connaît tous les arbres, dont on a foulé mille fois toutes les allées, dont on a compté toutes les fleurs, et dans lequel on ne descend avec quelque curiosité que le lendemain d’un orage pour voir s’il n’y a pas des branches brisées, des plantes arrachées, un dégât à réparer, qui donnera aux heureuses recluses un ou deux jours de soins nouveaux et inaccoutumés. Ce jour-là j’entrais dans un horizon qui ne se bornait pas à un vieux mur chargé de lierre : j’allais dans une route qui n’aboutissait pas à une porte doublée d’une grille et qui ne s’ouvrait jamais. Je ne rencontrais pas à chaque instant des visages austères passant près de moi en silence, les yeux gravement baissés. Je n’entendais pas ces voix éternellement monotones, et dont j’aurais pu dire les paroles avant qu’elles fussent prononcées. C’était tout le long de la route de hardis voyageurs, marchant avec rapidité et parlant tout haut du but de leur voyage ; des jeunes filles alertes, riant entre elles et n’arrêtant les bruyants éclats de leur rire qu’à l’aspect de notre habit religieux, et pour nous envoyer un salut plein d’humilité, comme si devant nous toute joie devait se taire. Puis à peine étions-nous passées, qu’elles reprenaient leurs chants et leurs vifs entretiens. D’un autre côté, c’étaient des voitures qui nous croisaient, pleines de dames élégantes ; et, comme c’était le temps des vendanges, nous voyions passer de nombreuses troupes d’hommes, de femmes, d’enfants, avec leurs paniers ; les mules et les chevaux avec leurs comportes remplies de raisin, allant se verser au pressoir et en revenant vides ou chargées alors de petits enfants qui gesticulaient et chantaient en saluant les passants du haut de cette espèce de chaire ambulante. C’était de toutes parts une activité, une vie, qui me surprenaient et me charmaient à la fois. Je regardais et j’écoutais. Tout m’était nouveau : les maisons rouges qui bordent la route, les longues avenues qui mènent aux grands châteaux, les lointains clochers qui marquent les villages. Je m’intéressais à tout ce qui se passait, j’admirais ces grandes charrettes traînées par dix chevaux, je suivais des yeux le pauvre mendiant monté sur son âne. Tout m’étonnait, depuis ces grandes Pyrénées que je voyais au loin blanches et bleues, jusqu’aux fossés de la route où l’eau courait parmi les joncs fleuris ; depuis les ormes immenses vivant en liberté et sous lesquels s’abritaient des cabanes de bergers, jusqu’aux ronces des sentiers où les enfants venaient cueillir des mûres toutes noires. Nous arrivâmes le soir à Auterive, chez madame Gelis. Ce n’était pas une grande et belle maison comme celle de madame Dilois ; mais ce n’était pas non plus une étroite et pauvre cellule fermée à clef et à travers la porte de laquelle on sent le vent qui se glisse et le froid qui vous glace. Il y avait un grand feu dans l’âtre ; la servante nous servit un souper bien préparé, et nous pouvions parler tout haut, rire et défaire notre guimpe, sans être sévèrement admonestées ou menacées d’être mises à genoux au milieu d’un réfectoire. Nous fûmes bien heureuses ce soir-là. Je partageai la chambre de Juliette, et nous eûmes tout le loisir de causer ensemble sans être séparées par la cloche qui sonne à une heure dite l’heure invariable du repos, comme si le repos se commandait. Ce fut alors que je commis ma première faute. Je parlai à Juliette de notre voyage avec tant d’enthousiasme, qu’elle sourit en m’écoutant.

« – Que dirais-tu donc, me répondit-elle, après m’avoir laissé rappeler tous mes souvenirs ; que dirais-tu, si tu voyais la fête de Sainte-Gabelle qui doit avoir lieu demain ?

– Une fête ?

– Oui, la plus belle fête des environs.

– Ne pouvons-nous y aller ?

– Avec nos habits de religieuses ? Cela ne serait pas convenable.

– Tu as raison.

– Ce n’est pas qu’il y ait grand mal à aller regarder des jeux et des danses où toutes les mères conduisent leurs filles ; c’est que notre costume nous ferait remarquer, et que, si on nous remarquait, ce ne serait pas à notre avantage.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’on n’est pas belle avec une guimpe et un bandeau. Tiens, toi, par exemple, si tu avais les cheveux bien arrangés, tu serais jolie comme un amour, la plus jolie de toute la fête.

– Ne te moque pas de moi, Juliette.

– Je te dis vrai : tu as le visage si blanc, les yeux si doux ! »

Caroline s’arrêta un moment, et dit à son frère en baissant les yeux :

– Je vous répète ces folies, parce que je veux que vous sachiez toute la vérité. D’ailleurs Juliette me parlait ainsi, parce qu’elle m’aimait tant qu’elle me vantait à tout propos.

– Je le crois, dit Luizzi ; mais continuez, Caroline.

– Pendant que Juliette me disait tout cela, reprit la jeune sœur, elle m’ôtait ma guimpe, mon bandeau, et dénouait mes cheveux qui tombèrent sur mes épaules nues ; elle s’arrêta un moment, me contempla d’un air presque fâché, et me dit à voix basse :

« – Oui, vraiment, vous êtes belle, trop belle peut-être ! »

Mais presque aussitôt elle sembla chasser cette fâcheuse idée, et reprit avec gaieté :

« – Tu serais admirablement jolie avec tes cheveux nattés comme cela, fit-elle en les disposant autour de mon visage. Et si je te mettais une de mes pauvres robes que je ne dois plus mettre, je suis sûre que tu aurais une taille charmante. Veux-tu essayer ?

– Laisse-moi voir d’abord dans la glace quel visage me fait cette coiffure.

– Non, non ; quand tu seras tout à fait habillée, tu te regarderas ; je suis certaine que tu ne vas pas te reconnaître. »

Et, sans me laisser le temps de lui répondre, elle m’ôta tous mes lourds vêtements, et m’habilla avec une robe de soie, un fichu brodé ; elle me coiffa, me para le mieux qu’elle put, puis elle me conduisit devant une grande glace, et me dit :

« – Tiens, regarde ! »

Elle avait raison, je ne me reconnus pas, et je m’écriai : « Est-ce bien moi ! »

« – C’est-à-dire, reprit Juliette, que, si tu paraissais ainsi à la fête, tu ferais tourner la tête à tous les danseurs.

– À condition que je ne danserais pas, lui répondis-je en riant de son enthousiasme.

– Toi ? Mais on danse toujours à merveille avec une jolie taille comme la tienne ; et puis c’est si facile de danser comme on danse aujourd’hui ! il suffit de marcher en mesure. »

Et comme elle disait cela, elle se mit à chanter un air et à danser avec une grâce parfaite, malgré ses habits de novice ; elle souriait avec son charme si attrayant, et ses yeux vifs doucement voilés semblaient balancer leur doux regard au mouvement de son corps et de son chant.

« – C’est toi, m’écriai-je, qui serais jolie ainsi habillée ! Tiens, mets ta robe.

– Oh ! j’en ai bien d’autres, me dit-elle. Tu vas voir ; nous allons faire un bal à nous deux. »

Et avec une rapidité merveilleuse elle jeta ses habits de novice et se rhabilla avec une robe qui laissait voir son cou et la naissance de ses épaules. Vous ne pouvez vous imaginer comme elle était charmante ainsi, souple et légère, ses cheveux tombant en longs anneaux le long de ses joues !

« – Tiens, me disait-elle en cambrant sa jolie taille, marche ainsi. Suppose qu’un beau jeune homme passe et qu’il te salue : si on ne le connaît pas, on détourne ainsi les yeux d’un air froid ; si c’est une simple connaissance, on le salue légèrement en s’inclinant ; si c’est un ami, on lui fait ainsi un signe de la tête et de la main. »

Et Juliette faisait tout ce qu’elle disait avec une aisance et une grâce qui me ravissaient. Puis elle me dit :

« – Allons, essaye. »

Et pendant que je l’imitais, elle s’écriait à tout propos :

« – Mais tu es charmante ! il semble que tu n’as pas fait autre chose toute ta vie. Vrai ! si tu voulais, je parierais qu’en deux leçons tu danserais aussi bien que moi.

– Oh ! pour cela, non, lui dis-je.

– C’est ce que nous allons voir, répondit-elle ; je vais commencer, tu feras comme moi. »

Et voilà que nous nous plaçons en face l’une de l’autre et qu’elle se met à chanter et à danser ; puis moi après elle, et malgré moi j’y prenais un vif plaisir, car Juliette semblait heureuse et fière de me voir si jolie. Elle me le répétait à chaque instant en me disant toujours :

« – C’est au point que si la supérieure et M. Barnet te rencontraient à la fête, ils ne te reconnaîtraient pas.

– Ni toi non plus.

– Et c’est si amusant ! me dit-elle ; des marchands de toute espèce, des danses sous les arbres, des jeux, et puis un monde ! toutes les belles dames des environs avec leurs filles et leurs maris ; les jeunes gens du pays venus à cheval ou en calèche, se promenant dans la foule, adressant des compliments aux plus jolies, les invitant à danser, les regardant d’un air amoureux ! Si tu pouvais y aller, tu aurais une cour à faire enrager toutes ces petites bégueules qui n’ont pas voulu t’inviter chez elles.

– Oui ! oui ! lui dis-je tristement ; mais c’est un plaisir qui ne nous est plus permis.

– C’est vrai, reprit Juliette, tu as raison, et il vaut mieux dormir que de penser à tout cela, maintenant que nous ne pouvons que le regretter. »

Nous quittâmes nos jolies robes et nous nous couchâmes ; mais pendant longtemps je ne fis que rêver danse, musique, beaux jeunes gens, fête, plaisir ; on me disait que j’étais jolie, que j’étais aimable, qu’on m’aimait. Jamais au couvent je n’avais eu un sommeil si fatigant, et il était bien tard quand je perdis l’agitation qu’avait fait naître en moi cette bonne et innocente soirée. Le lendemain, quand je m’éveillai, j’étais seule dans la chambre. Lorsque je voulus me vêtir, je ne trouvai plus mes habits de novice ; la robe que j’avais essayée la veille était seule sur une chaise. J’appelai Juliette, mais elle était au rez-de-chaussée, dans le petit magasin de sa mère ; elle ne m’entendit pas. Je m’habillai du mieux que je pus, et je descendis. J’entrai étourdiment dans le magasin, et je me trouvai en face d’un jeune homme qui rapportait des livres chez madame Gelis. Je fus si honteuse que je m’enfuis dans l’arrière-boutique. Juliette m’y suivit ; elle portait son costume du couvent.

« – Qu’as-tu fait de mes habits ? lui dis-je.

– Ils sont dans ta chambre.

– Je ne les ai pas trouvés. »

Juliette se mit à rire et répondit :

« – On cherche toujours mal ce qu’on n’a pas envie de retrouver.

– Je te jure…

– Est-ce que j’ai l’air d’une supérieure ? reprit Juliette. Ne jure pas et ne mens pas : l’avantage de la liberté, c’est de nous, sauver d’un vice affreux, de l’hypocrisie. Là où on ne fait pas des fautes des moindres actions, on n’a pas besoin de mentir pour les cacher. Tu t’es trouvée jolie ainsi habillée, tu as voulu rester jolie, ce n’est pas un grand crime.

– C’est mal, Juliette, de me soupçonner ; viens là-haut toi-même, et tu verras.

– Tout à l’heure, repartit Juliette, il faut que j’aille remettre à M. Henri les livres qu’il demande. »

Juliette me laissa seule et je remontai dans la chambre. Je cherchai dans tous les coins, je ne pus découvrir mes habits. J’attendis alors pour qu’on vînt m’expliquer cette disparition étrange ; et, ne sachant que faire, pardonnez-moi, mon frère, de vous dire de telles puérilités, je me mis à me regarder dans une glace, je me laissai aller à imiter les poses, les sourires, les regards de Juliette, et ma vanité s’oubliait à ce jeu quand Juliette rentra.

« – Très-bien, me dit-elle, très-bien ! Si M. Henri t’avait vue ainsi, il te trouverait bien plus belle encore. »

Je devins si confuse que je me sentis prête à pleurer.

« – Allons, allons, reprit Juliette en riant, cherchons tes habits maintenant ; car je veux que tu les reprennes. C’est bien mal à moi, n’est-ce pas ? mais je serais trop laide à côté de toi avec mes voiles et mes grands jupons noirs, et je serais jalouse.

– Folle ! lui dis-je en l’embrassant. »

Et nous nous mîmes à retourner toute la chambre sans rien pouvoir découvrir. Au moment où Juliette commençait à s’impatienter, madame Gelis survint et nous expliqua ce qui était arrivé. Il paraît que la servante avait renversé une lampe sur mes habits en voulant les nettoyer, et madame Gelis était allée les porter chez un dégraisseur. Celle-ci menaçait de chasser la servante qui ne voulait pas absolument avouer sa faute ; mais Juliette, toujours bonne et indulgente, pria si bien sa mère, que celle-ci pardonna. Nous restâmes seules avec Juliette.

« – Allons, dit-elle avec sa douce bonté et sa gaieté facile, il est décidé que tu seras la seule jolie. Nous allons visiter un peu la ville. J’aurai l’air d’une sévère matrone à qui on a confié une belle pensionnaire. On te regardera, et je te dirai gravement : Baissez les yeux, Mademoiselle.

– Mais, si je sors ainsi, ne peux-tu faire comme moi ? lui dis-je en la suppliant.

– Oh ! non, me répondit-elle, si on venait à l’apprendre au couvent, je serais cruellement punie. Toi, tu es riche, on te pardonnera ; mais moi…

– Nous sommes à mille lieues de Toulouse, personne ne le saura.

– Je n’ose pas. »

Je la suppliai tant, qu’elle consentit. Je l’habillai à son tour. Elle était charmante, ainsi vêtue ; la flexibilité de sa taille se montrait dans toute sa grâce ; le feu de son regard, le charme de son sourire, animaient d’une expression dont je n’avais pas d’idée son visage encadré dans de longs cheveux bouclés ; sa robe entr’ouverte laissait voir la souplesse et la blancheur de son cou, autour duquel elle avait attaché un étroit ruban de velours ; elle avait beau me vanter, elle était bien plus jolie que moi. Quand nous fûmes prêtes, nous sortîmes ensemble. Nous rencontrâmes mille personnes, toutes se dirigeant du côté de Sainte-Gabelle ; beaucoup nous parlèrent, disant toujours à Juliette : « Ne venez-vous pas à la fête avec cette charmante personne ? Nous nous verrons à Sainte-Gabelle, n’est-ce pas ? » Juliette répondait avec embarras : « Je ne sais, je ne crois pas. » Je lui demandai alors pourquoi elle ne répondait pas franchement que nous ne pouvions y aller.

« – Je n’ose pas, me dit-elle.

– Et pourquoi ?

– Oh ! c’est que l’on n’a pas ici les mêmes idées qu’au couvent. Si je disais gravement que de saintes femmes en Dieu comme nous ne peuvent se mêler à de pareils plaisirs, on nous traiterait de dévotes ridicules. Ce serait d’ailleurs avoir l’air de blâmer toutes ces jeunes filles qui vont à la fête, leurs mères qui les y conduisent, car c’est un plaisir honnête, quoiqu’il nous soit défendu.

– Tous les plaisirs ne nous sont-ils pas défendus ? lui dis-je en soupirant.

– Oh ! reprit Juliette d’un ton indifférent, peu m’importent toutes ces réunions ! je les connais, moi. Je ne les regrette que pour toi qui n’en as aucune idée. Oui, reprit-elle en souriant et en me regardant doucement, je comprends ta curiosité, c’est si amusant une fête de village ! Et, en vérité, si j’osais…

– Tu m’y mènerais ?

– Seule ! s’écria Juliette, oh ! non… cela ne se peut pas ; mais je prierais ma mère de nous y accompagner.

– Ta mère ? lui dis-je ; mais que peut-on dire si ta mère nous y accompagne ?

– Rien, sans doute, et cependant… Mais je n’oserais jamais lui en parler… Si tu voulais le lui dire, toi…

– Mais je n’oserais pas non plus.

– Je suis sûre cependant que tu lui ferais grand plaisir.

– Oh non ! lui dis-je, elle se croirait obligée à consentir ; dans ma position, une pareille demande serait peut-être une exigence… »

Juliette parut blessée de cette réflexion ; cependant elle me répondit, après un moment d’hésitation :

« – Je ne puis t’en vouloir de ce scrupule, tu es si ignorante des sentiments du monde que tu ne peux penser autrement ; mais, crois-moi, c’est une plus noble délicatesse de donner à quelqu’un l’occasion de paraître reconnaissant d’un bienfait que de dédaigner d’en parler.

– Oh ! s’il en est ainsi, m’écriai-je, je lui demanderai tout ce que tu voudras, je lui demanderai de nous conduire à cette fête.

– Et je t’en remercierai pour ma mère, dit Juliette, car ainsi tu te montreras bonne pour elle et pour moi. »

Dès que nous fûmes rentrées chez madame Gelis, sa fille alla la prévenir que je lui voulais parler. Comme elles demeurèrent assez longtemps enfermées ensemble, je craignis que Juliette n’eût parlé à sa mère de la demande que je voulais lui faire et que celle-ci ne voulût pas me l’accorder ; mais, dès que j’en eus parlé à madame Gelis, elle accepta avec un empressement qui me montra que je m’étais trompée. Cette excellente femme était si heureuse de pouvoir satisfaire un de mes désirs, que je compris que Juliette avait raison de penser que c’est une bonne chose ajoutée à un bienfait que d’en solliciter la reconnaissance.

Le baron écoutait sa sœur avec étonnement. Cette jeune fille, qui disait avoir fait une triste expérience du monde, en parlait avec une si naïve bonne foi qu’il ne put s’empêcher de sourire de cette dernière réflexion. Mais, bien décidé à ne laisser rien voir à sa sœur des sentiments que lui inspirait son récit, il se tut encore. La jeune fille s’était arrêtée, et ce moment de silence leur avait laissé entendre les tristes efforts de la tempête gémissant autour de la maison. Ce long et sombre murmure de la pluie, traversé par les longues plaintes du vent, semblèrent l’attrister d’avance sur ce qu’il allait apprendre, et il pria Caroline de continuer.

– Nous partîmes pour la fête, dit-elle. Oh ! quelle belle et douce journée ! vous savez, mon frère ? une de ces journées d’automne de notre Midi, presque aussi belles que les beaux jours du printemps. Ce n’est pas la nature active et pétulante de la première saison, qui rompt ses enveloppes et éclate en jets verdissants ; c’est la nature alanguie et fatiguée, qui semble se dépouiller pour s’endormir. Ce ne sont pas les bouffées subites des vents tièdes de mai, emportant les émanations fortes et embaumées des lilas et des chèvrefeuilles ; c’est l’air tiède et doux de septembre, tout imprégné du parfum éthéré qui s’échappe des trèfles séchés, des chaumes jaunis, des fruits mûrs, des feuilles qui commencent à joncher la terre. Ce n’est pas en soi le sang qui bout, la poitrine qui se gonfle : le cœur qui voudrait crier et pleurer sans raison ; c’est la lassitude de l’âme, le regret d’un passé qu’on n’a pas eu, le souvenir d’un rêve qui ne s’est pas accompli, des larmes qui passent dans les yeux sans venir d’une douleur. Je ne puis vous dire quel charme suave j’éprouvais à me sentir dans cette vie inconnue ; si j’avais été seule, je me serais assise au pied d’un arbre à regarder et à écouter, car je devenais plus triste à mesure que j’approchais du lieu de la fête. Tous ceux qui passaient près de nous étaient si joyeux ! Ils s’appelaient et se hâtaient d’arriver ; car c’était la dernière fête de l’année, et l’hiver allait venir, et ils ne se reverraient qu’au printemps. C’était ma première fête à moi, et ce devait être la dernière de ma vie ; car mon hiver ne finira qu’avec la tombe, et je n’aurai de printemps que dans le ciel. Des larmes tombèrent des yeux de Caroline, et Luizzi lui dit :

– Vous pleurez, ma sœur ? Allons, chassez ces sombres idées, et espérez !

– Voilà ce que me dit Juliette en me voyant pleurer, car je pleurais alors comme aujourd’hui, et je ne puis vous dire quel soudain vertige s’empara de moi. J’éprouvai un mouvement de colère invincible contre ma destinée. Tous ces gens qui passaient, les uns par bandes nombreuses où s’échangeaient tout haut les noms de frère, de mère, d’enfant ; les autres par couples isolés, où on lisait sur les lèvres des mots qu’on n’entendait pas ; les bruits lointains et continus de l’orchestre, les cris joyeux des danseurs, ce mouvement, cette vie, ce tumulte, tout cela m’étourdit, m’enivra : et, par je ne sais quel entraînement inouï, moi, qui un moment auparavant marchais si pensive et si triste vers cette fête, je pressai Juliette en lui disant : « Viens, viens, allons danser ! Allons, une fois… au moins, une fois ! » Ce fut le vertige du voyageur placé sur le bord d’un torrent, et qui s’y précipite pour courir avec les flots qui passent, qui passent et passent sans cesse. Nous arrivâmes. Il y avait mille jeux que je regardais avec désir, des étalages de bijoux et de parures dont je me revêtais en pensée. Tout me faisait envie : j’aurais voulu être parmi les paysannes qui se disputaient en courant librement un ruban ou une dentelle ; j’aurais voulu m’asseoir au repas étalé sur l’herbe à l’abri d’un sycomore ; j’aurais voulu danser en rond et chanter avec les jeunes filles ces chansons de nos montagnes où l’on parle de la beauté des bergères et de l’amour subit des chasseurs qui les rencontrent. J’étais sous l’empire d’une puissance intérieure qui me poussait vers tout ce qui arrivait à moi. Puis nous entrâmes dans la salle de danse. Nous n’étions pas assises que nous étions invitées. Je revis Henri, celui que j’avais aperçu le matin chez Juliette : il dansa avec elle. Un autre jeune homme me prit la main et me conduisit. Je ne savais pas danser, mais on eût dit que, par une singulière disposition, j’imitais facilement et à mon insu ce que je voyais faire ; et il arriva qu’on me regarda plus qu’une autre ; on murmura autour de moi que j’étais belle, et je me trouvai heureuse. C’était une joie étourdie, qui me rendait légère et ne m’étonnait pas. Déjà je n’avais plus ma raison ; déjà moi, fille de Dieu, vouée à la pauvreté et à la réclusion, je levai mes yeux devant des regards ardents, et mon âme devant des triomphes de vanité. Puis, quand la contredanse fut finie, Henri s’approcha de moi et m’invita à mon tour. Je n’étais pas remise de l’émotion de ce premier essai, quand il vint me prendre ; l’orchestre commença, mais ce n’était plus la même danse. Henri m’entoura la taille de l’un de ses bras, et m’entraîna en me faisant rapidement tourner sur moi-même. Je fus d’abord si surprise, que je me laissai aller en fermant les yeux ; mais peu à peu il me sembla que mes pas s’accordaient mieux aux sons de la musique, on eût dit qu’une harmonie plus sensible que celle de l’orchestre me marquait la mesure. Je rouvris les yeux pour regarder où j’étais. Ce fut une sensation que je ne puis vous dire ; j’étais emportée dans un cercle immense avec une rapidité effrayante ; mille visages passaient en fuyant à mes côtés ; un air brûlant se glissait dans ma poitrine, et je sentais mes vêtements voler autour de moi, comme fouettés par un vent qui courait à fleur de terre ; mes cheveux fuyaient mes tempes comme pour livrer tout mon visage à des yeux dont je n’apercevais les regards que comme des éclairs qui s’allumaient et s’éteignaient presque aussitôt. Ma main s’attachait à l’épaule d’Henri, tandis que je m’appuyais de tout mon corps sur son bras puissant ; mon cœur bondissait, ma poitrine haletait ; je sentais mes lèvres frémir et mes yeux se voiler, jusqu’au moment où je rencontrai ceux d’Henri, son visage près de mon visage, son haleine brûlant mon front, ses regards pénétrant dans les miens. Alors ce fut une fascination inconcevable : on eût dit que son souffle m’enlevait de la terre. J’éprouvai que j’étais liée à lui par une force invincible. Je ne sentais plus son bras qui me soutenait. Il me sembla que je tournais au bout de son regard et qu’il fallait rompre quelque chose en nous pour nous séparer. J’eus peur et froid, le cœur me tourna, la vue me faillit, je tombai dans ses bras. Lorsque je revins à moi, j’étais près de madame Gelis, qui disait : « Ce n’est pas raisonnable de faire valser si longtemps une enfant qui n’en a pas l’habitude. » Valser ! J’avais donc valsé ! Je ne savais de cette danse que son nom proscrit au couvent, c’était un mot sacrilége. Je me serrai près de madame Gelis comme une enfant qui a fait une faute et qui cherche un abri près de sa mère. Mais elle m’avertit froidement de maîtriser mon émotion. Je sentis que je n’étais pas protégée, et je me laissai aller à pleurer. Je devins ainsi l’objet d’une curiosité qui me fit honte ; je me révoltai contre moi-même et j’osai regarder devant moi. Je vis combien ceux qui en avaient l’habitude portaient avec légèreté ce plaisir qui m’avait accablée, et la tristesse me ressaisit. Mais elle se fondit bientôt en une douce mélancolie où j’étais pour ainsi dire absente de moi-même. Je refusai de danser, mais je regardai danser et valser. L’aspect de cette joie faisait vibrer en moi la sensation adoucie des délices que je venais d’éprouver, et j’y baignai mon âme en souriant. Mais lorsque Juliette me remplaça là, dans les bras d’Henri, j’éprouvai une curiosité inquiète et presque jalouse, s’il faut vous le dire ; elle allait avec une légèreté, une aisance, un abandon qui me faisaient douter que j’eusse pu paraître aussi séduisante à tous les yeux, surtout aux regards brillants d’Henri, qui semblaient se perdre dans les regards animés de Juliette ; et, lorsqu’elle revint près de moi, elle répandait autour d’elle un parfum de joie et de triomphe qui m’oppressa. Je redevins tout à fait triste. J’oubliai la fête, la danse, et je pensai à vous, mon frère.

– À moi ? s’écria Luizzi.

– Oui, à vous, Armand ; à vous à qui j’aurais voulu parler comme je vous parle aujourd’hui, à vous à qui j’aurais voulu dire : Arrachez-moi au couvent, à la tombe, au désespoir, pour aller… Je n’aurais pu vous le dire… Mais je comprenais qu’on m’avait exilée d’une vie dont je venais d’éprouver les premiers tressaillements, et, sans la connaître encore, je haïssais presque la prison qui allait m’en séparer pour jamais. Cependant la nuit était venue. Henri offrit de nous accompagner ; il donnait le bras à madame Gelis, et nous marchions derrière eux avec Juliette. Je ne pus m’empêcher d’être froide avec elle. Soit qu’elle ne devinât pas un sentiment que je ne pouvais moi-même comprendre, soit que son amitié si dévouée lui fit me pardonner mes injustes caprices, elle ne fut jamais si affectueuse.

« – Eh bien ! me dit-elle, je te l’avais prédit, ton succès a été complet.

– Je le laisse, lui dis-je, à celles qui l’ont mérité jusqu’à la fin.

– Non, non, me dit-elle en riant, tu as fait comme ces héros des romans de chevalerie qui entrent dans la lice pour remporter d’abord le prix sur le plus vaillant, et qui regardent dédaigneusement la mêlée où les autres combattent.

– Je ne croyais pas avoir à me glorifier d’une victoire si haute.

– Et cependant le vaincu est devant toi.

– Qui cela ?

– Ce pauvre M. Henri Donezau, qui donnerait beaucoup pour que nous pussions marcher devant lui, ne fût-ce que pour voir dans la nuit l’ombre de la belle fée qui l’a enchanté.

– Tais-toi, Juliette, m’écriai-je en sentant mon cœur se gonfler et prêt à éclater, comme si on lui eût versé une espérance trop grande pour lui, tais-toi ; tu te trompes.

– Enfant, me dit-elle, oublies-tu que moi je n’ai pas vécu toute ma vie dans un couvent, que j’ai vu aimer… que j’ai aimé peut-être, et que je ne me trompe pas ? Henri t’aime, c’est une de ces passions subites qui s’enflamment comme la foudre au ciel.

– Et qui s’éteignent comme elle, n’est-ce pas ?

– Non, mais qui s’abattent sur un cœur comme la foudre sur un chaume tranquille, et qui le dévorent jusqu’à la cendre. »

Le ton de Juliette, le choix des mots qu’elle employait, me surprirent et me troublèrent.

« – As-tu donc éprouvé tout cela, lui dis-je, pour en parler comme tu le fais ?

– Il y a plus d’une école pour apprendre ces secrets, me dit Juliette. N’ai-je pas vécu jusqu’à présent chez ma mère, et crois-tu que l’ennui ne m’a pas poussée quelquefois à lire quelques-uns des livres que j’entendais vanter tous les jours ?

– Et ils t’ont enseigné ce que c’est que l’amour ?

– Non, me répondit-elle, jamais aucun n’a tracé fidèlement ce qui se passe dans un cœur qui commence à aimer, tant les émotions de l’amour sont abondantes et diverses ! Mais ils éclairent quelquefois sur ce qu’on éprouve ; ils donnent un nom à la douleur ou à la joie dont on se plaît à vivre, et ce nom c’est le même ; c’est un trait commencé qui vous rappelle un visage connu, une syllabe dont on achève le mot. Car l’amour, vois-tu, ne naît pas, il s’éveille, et Dieu l’a mis au fond de nos cœurs, à côté de son image, éternel et puissant comme lui. »

Oh ! mon frère, comme ce langage résonnait doucement à mon oreille ! J’en avais perdu le sens, qu’il vibrait encore en moi comme ces sons lointains dont la mélodie échappe, mais dont la douceur fait rêver. Je ne répondis pas, je craignis de répondre ; et, quand nous fûmes arrivés, j’eusse voulu rester seule, je regrettai ma cellule où j’aurais pu veiller et rêver sans qu’on me regardât. Le lendemain venu, je parcourais les tablettes de la bibliothèque de madame Gelis, comme si j’eusse voulu deviner lequel de ces livres pourrait me dire ce que j’éprouvais. Je n’osais le demander ni à Juliette qui avait repris son air indifférent ou résigné, ni à madame Gelis pour qui tous ces trésors de l’esprit et du cœur n’avaient de valeur que le prix qu’ils lui apportaient. Je n’osais non plus en dérober un au hasard : c’était plus que le désir que j’éprouvais ne pouvait me donner de force, mais j’en découvris un oublié dans la chambre de Juliette.

Luizzi trembla en pensant quel pouvait être le livre laissé à dessein sous la main de Caroline ; car il croyait deviner que, soit légèreté, soit corruption, cette Juliette avait tout fait pour égarer un cœur ignorant. Mais il se rassura et crut même que ses soupçons pouvaient être injustes lorsque Caroline lui dit en baissant la voix : « C’était un volume appelé Paul et Virginie. »

Luizzi respira, et dit en souriant :

– Et vous l’avez lu ?

– Oui, et je reconnus la vérité de ce que m’avait dit Juliette, que l’amour ne se révèle pas toujours au cœur par les mêmes impressions, mais que seul il nous donne tous ces troubles divers qui n’ont qu’un nom. Je reconnus qu’une fois éveillé, il occupe toute l’âme, soit qu’il y ait grandi avec les années, soit qu’il l’ait soudainement envahie. Je lus ce livre, puis d’autres. Je me levais la nuit tandis que Juliette dormait d’un sommeil profond, et je dévorais ces livres à la lueur terne d’une lampe de nuit, le corps glacé, mais ne pouvant m’arracher à ces émotions inconnues dont j’avais soif. Je lus ainsi une tragédie de Shakespeare, Roméo et Juliette, où ceux qui s’aiment s’étaient aimés au premier regard comme j’avais aimé Henri. Je lus la Nouvelle Héloïse.

 La Nouvelle. Héloïse ? dit Luizzi.

– Oui, répondit Caroline, je la lus depuis la première page où il est dit que celle qui lira ce livre est une fille perdue. Puis, quand Henri venait le soir, car il venait tous les soirs, je le regardais parler bas à Juliette, car je savais qu’il parlait de moi, et elle me racontait comment il n’osait me dire l’amour qui l’égarait, comment ma vue le rendait tremblant et muet, comment il n’eût osé me regarder ni me parler ; et, voyant qu’il éprouvait tout ce que j’éprouvais, je me disais qu’il m’aimait comme je l’aimais. Cependant le jour de notre départ approchait. Je ne puis dire que je le voyais venir avec terreur ; non, il était une espérance pour moi. Ce sentiment qui n’avait ni épanchement ni solitude, qui ne pouvait parler et qui n’avait point de lieu où rêver ; cet amour dont l’aveu me montait aux lèvres et qu’il fallait faire taire ; cette présence d’Henri qui me serrait le cœur sans le faire éclater, tout cela était un tourment insupportable. Le muet à qui la voix manque pour crier au secours lorsqu’il va périr, le nageur à qui la force échappe quand il touche déjà le rivage de la main, doivent éprouver un supplice pareil à celui que je ressentais tous les soirs lorsque Henri s’approchait de moi et me parlait avec une contrainte aussi pénible que la mienne. J’invoquais la solitude du couvent contre cette lutte sans issue, quand le matin même de mon départ je trouvai dans un livre que je lisais une lettre à mon adresse. Je ne la lus pas, car je devinai qu’elle venait de lui, et je voulus la lui rendre. Mais il ne parut pas, et Juliette n’osa la donner à sa mère pour quelle la remît à Henri.

« – Tu peux le dédaigner, me dit-elle, mais tu ne peux le lui montrer à ce point ; il y aurait de la cruauté, ce serait le pousser à quelque acte de violence dont une passion comme la sienne ne s’épouvanterait pas. Il te suffira de ne pas lui répondre. »

– Et vous ne lui avez pas répondu ? dit Luizzi.

– Hélas ! répondit Caroline, pour ne pas lui répondre, il eût fallu ne point lire cette lettre. Mais je ne sais comment cela se fit : le matin en reprenant mes habits de religieuse et ne sachant qu’en faire, je cachai ce papier sous ma guimpe. Je l’emportai. Oh ! le cilice, que nos austères recluses ceignaient quelquefois dans leur enthousiasme de pénitence, ne doit pas plus brûler et déchirer que ce papier qui posait à nu sur mon sein. Vous dire mes combats durant toute la route, combien de fois je portai la main à ma poitrine pour en ôter cette lettre qui me dévorait, et combien de fois ma main retomba sans force comme si j’eusse dû m’arracher le cœur, ce serait vous montrer une folie dont je rougis et qui n’est pas guérie. J’arrivai ainsi à Toulouse, presque résolue à ne pas lire cette lettre ; mais une chose étrange me fit perdre tout mon courage. Lorsque je reparus au couvent, on s’étonna si fort du changement de mon visage, chacune se récria avec tant de pitié sur ma pâleur et mon air de souffrance, que je ne doutai plus de la puissance d’un amour qui avait si rapidement altéré en moi les principes d’une santé calme et d’une vie sereine. Et, vous le dirai-je ? ce fut parce que tout me dit que je portais en moi un mal dévorant, qu’il me devint impossible de résister à l’idée d’irriter ce mal qui faisait et tuait ma vie. Le soir venu, enfermée dans ma cellule, je lus cette lettre.

– Et vous répondîtes ? dit encore Luizzi.

– Vous la lirez, mon frère, celle-là et toutes les autres ; vous lirez aussi mes réponses.

– Vous les avez ? repartit le baron.

– Les voici toutes, dit Caroline en lui remettant un paquet enfermé dans un petit sac de soie ; elles vous diront ce qui me força à répondre à Henri, et comment mes propres lettres me sont revenues dans les mains. Je les ai gardées, non comme une espérance, mais comme un remords ; car elles me disent chaque jour jusqu’à quel point je fus coupable et malheureuse.

Luizzi prit les lettres, et il s’apprêtait à les lire, lorsque Caroline l’arrêta en lui disant :

– Dans un instant, quand je ne serai plus là. Je vais aller auprès du lit du blessé, je vais m’agenouiller pour prier Dieu, afin qu’il me pardonne l’amour qui a brûlé dans mon cœur, et qui, je viens de l’éprouver tout à l’heure, n’y est pas encore éteint.

Voici ce que lut Armand :

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