LV

Si l’on veut bien se rappeler les circonstances apparentes de la rencontre de Luizzi avec le Diable sous la figure de M. de Cerny, on comprendra aisément l’épouvante qui dut s’emparer du malheureux Armand lorsqu’il se trouva seul enfermé dans le cachot où l’avait fait mettre la bonne recommandation de son cousin, le marquis du Val. Aux yeux de tous, il s’était éloigné de la diligence avec un voyageur qui n’avait pas reparu. Ce voyageur était pour tous le comte de Cerny ; il l’était surtout pour le poëte qui lui avait demandé son nom, et à qui Satan avait répondu celui-là. Le baron était au secret depuis huit jours, depuis huit jours il avait été séparé de la vie des autres hommes, et, pendant tout ce temps, chaque heure, chaque minute, chaque seconde avait eu toute sa durée. Pendant les trente-cinq ans qu’il avait vécu, jamais Luizzi n’avait eu un aussi long espace de temps pour la réflexion. Pour la première fois, depuis dix ans qu’il avait accepté l’héritage infernal de son père, il avait pu se demander longuement pourquoi sa vie avait été si extraordinaire, et, pour ainsi dire, emportée dans un tourbillon d’événements qui l’avait toujours maîtrisé ; comment le pouvoir surnaturel dont il était doué n’avait fait que le précipiter dans une suite de malheurs dont ce pouvoir semblait devoir le garantir. Ilse demanda alors si cette histoire de la Genèse, qui condamne l’homme au malheur du moment qu’il a touché à l’arbre de la science du bien et du mal, n’était pas la plus sublime des vérités, et s’il n’en était pas une preuve vivante, lui qui avait voulu pénétrer plus avant qu’aucun autre dans cette redoutable science.

Au milieu de ces réflexions, il lui prenait de soudaines envies de savoir ce qui se passait au dehors de ce cachot où il était enfermé. En effet, il pouvait voir et entendre dans les lieux où l’on décidait de sa vie et de celle de tous les êtres qu’il aimait encore. Pourtant il hésitait à le faire, tant il reconnaissait enfin que les révélations de Satan n’avaient été pour lui qu’une clarté funeste qui l’avait incessamment égaré dans sa route ; et, malgré la terreur où il était de son honneur perdu et de sa vie compromise, malgré les craintes qu’il éprouvait pour sa sœur, pour Eugénie et pour madame de Cerny, abandonnées à de pressants dangers, il résista à la tentation, et le talisman infernal ne fut plus agité par lui. Il ne le fut ni durant ces huit jours ni pendant ceux où il dut reparaître plusieurs fois devant les juges instructeurs. Probablement cette bonne résolution eût tenu contre le désespoir même dont il était obsédé, si deux lettres n’étaient venues de l’extérieur lui révéler de nouveaux malheurs et de nouveaux crimes. La première qui lui fut remise était celle qui avait amené son arrestation et que le marquis du Val consentit à lui communiquer comme pièce du procès, une fois que l’instruction fut achevée. La seconde était l’histoire qui lui avait été promise par l’homme de lettres de la diligence et qui avait été retenue aussi comme preuve, parce qu’elle commençait par cette phrase accablante contre Luizzi : « Au moment où je vous ai laissé sur la route de Bois-Mandé, seul et avec M. de Cerny, etc. » Une fois dans sa prison, Luizzi mit de côté cette lettre qu’il jugea devoir être fort peu intéressante, et il lut celle de madame de Cerny.

Share on Twitter Share on Facebook