XXHISTOIRE DE MADAME DE CERNY.

Et le Diable reprit en s’accotant au coin de la voiture :

– Imagine-toi que je vais chez une petite femme qui est assurément une exception par le temps qui court. Elle est jolie, gracieuse, bien faite, de peau blanche et fine, tout à fait de bonne race, une femme d’avoué enfin, ni plus ni moins, par conséquent une femme très-propre à une passion compromettante ou une galante aventure. Elle avait, en outre, une certaine pointe d’exaltation dans le cœur et une forte dose de caprice volontaire dans l’esprit, qui devaient en faire, si elle était tombée en de bonnes mains, une de ces médiocres existences qui vivotent dans une foule de petits péchés secrets et de scandales à huis clos, existences, du reste, qui constituent le bonheur des femmes et presque toujours celui des maris.

– Est-ce l’histoire de madame de Cerny que tu me racontes ?

– Elle viendra en son lieu, repartit le Diable… Puis il continua : Je ne supposai pas un moment que cette petite créature valût la peine que je m’en occupasse, et j’avais laissé aux hommes et aux femmes le soin de la perdre ; mais sa mère ne s’avisa-t-elle pas de la confier aux soins d’un vieux curé, qui tourna vers la religion cette exaltation dont je comptais faire mon profit, vers l’accomplissement de ses devoirs cette obstination qui devait la faire persévérer dans le mal dès qu’elle y aurait mis le pied ? Ma petite demoiselle devint pieuse ; elle épousa avec amour un mari plein d’honneur, et la voilà bientôt calme et honnête femme, puis mère attentive et vigilante de deux jolis enfants. Ceci me parut aller trop loin, et je songeai à rectifier toutes ces bonnes qualités dans mon sens. Parbleu ! Madame, me dis-je, vous êtes pieuse, je vous ferai dévote ; vous êtes persévérante, je vous ferai entêtée ; vous êtes vigilante, je vous rendrai soupçonneuse ; votre ménage est un paradis, j’en ferai un enfer.

– Mais tu es sans pitié !

– Allons donc ! fit le Diable. Je suis meilleur chrétien que vous tous, je traite mon prochain comme moi-même.

– Et par quel charmant moyen es-tu arrivé à un si beau résultat ?

– Je lui ai donné tous ces jolis défauts par le même moyen qui lui avait valu toutes ces belles qualités.

– Comment cela ? dit le baron.

– Cette personne était devenue une charmante femme par les soins d’un saint directeur ; je lui en donnai un mauvais.

– Pour qu’il sapât les bons principes de cette femme et renversât l’œuvre de l’honnête curé ?

– Que nenni ! fit le Diable en se dorlotant sur les coussins soyeux du coupé. Je ne sapai point l’édifice de cette vertu, mais je l’élevai outre mesure : surcharger le sommet ou miner la base sont deux moyens excellents pour renverser un monument. Je m’avisai d’un cas de conscience des plus originaux qui aient été inventés.

– Et quel est ce cas de conscience ?

– Il faut d’abord te dire qu’il y a une certaine morale religieuse qui consiste à considérer comme péché tout ce qui est plaisir. Les fakirs et les trappistes sont les sectaires de cette morale. Non-seulement, pour ceux-là, manger plus que le nécessaire est un crime, mais manger le nécessaire avec plaisir est un péché. Or, ayant fait nommer mon curé à un vicariat général, d’abord pour le faire croire à son mérite, petit croc-en-jambe donné en passant à sa vertu, je le fis remplacer par un jeune prêtre de l’espèce des fakirs, chaud encore du séminaire et de la discussion théologique, et je lui adressai ma petite personne.

– Et il en devint amoureux ?

– Bon Dieu ! mon cher, que vous êtes bête quelquefois ! dit le Diable d’un ton désolé ; vous me désespérez vraiment. Je vous ai dit que je m’étais avisé d’un certain cas de conscience original. Cela n’a pas grand rapport, il me semble, avec l’histoire très-vulgaire et très-commune d’un confesseur amoureux.

– Voyons, finissons-nous ? dit le baron mortifié de l’exclamation du Diable ; quel est ce cas de conscience ?

– C’est celui dont je t’ai parlé, dit le Diable, celui qui consiste à considérer tout plaisir comme un péché, c’est ce scrupule dans toute son extravagance. Or, un jour que ma charmante dévote se confessait…

– Elle en était donc à la dévotion ? dit Luizzi.

– Elle en était au cilice.

– Comment, au cilice ?

– Oui, au cilice.

– Où diable y en a-t-il de nos jours ? s’écria Luizzi.

– Où les gens de ta sorte ne peuvent les voir, attendu que les femmes qui en mettent n’ont pas coutume d’y laisser regarder.

– Ça doit être pourtant bien amusant, une dévote !

– Ah ! ah ! fit le Diable en se passant amoureusement la langue sur les lèvres… Voilà qui est d’une saveur adorable, d’un piquant superlatif, d’un sucré délicieux ! Une dévote amoureuse, c’est un ragoût de miel et de poivre, de confitures et de piment qui écorche et caresse le palais ; mais il faut des estomacs plus forts que le tien pour un tel régal. Il en faut pour cet amour qui soient de la trempe de celui de mon archevêque pour la gloutonnerie, et l’un et l’autre se trouvent volontiers sous la même robe. Mais je reviens à ma dévote, le jour où elle était au confessionnal. Voici mon dialogue avec elle…

– C’était donc toi ?

– Tout ce qui est mal c’est moi. L’abbé Molinet parlait, mais c’est moi qui le soufflais. Je dis donc doucement à ma poulette, et d’une voix onctueuse :

« – Depuis que je dirige votre conscience, ma fille, j’ai reconnu que pour la plupart des choses de ce monde vous êtes dans la véritable voie du salut. Mais il y a un doute qui me tourmente, car, lorsqu’on rencontre une vertu si pure que la vôtre, on la voudrait parfaite… s’il peut y avoir autre chose que Dieu qui soit parfait. »

– Tu as dit cela, toi, Satan ?

– Et pourquoi non ? reprit le Diable. Dieu est parfait puisqu’il m’a fait, il n’est même parfait qu’à cette condition ; car, si le mal ne venait pas de moi, il faudrait qu’il vînt de lui, et au diable alors sa perfection ! Mais tu m’interromps sans cesse. Je dis donc cela à ma dévote, et elle me répondit :

« – J’ai bien fouillé, dans ma conscience, et je n’y découvre d’autres péchés que ceux que je viens de vous dire.

– C’est qu’il est des péchés qu’on commet quelquefois par ignorance.

– Dites-les moi, mon père.

– D’énormes péchés.

– Oh ! je les fuirai ; parlez, je vous écoute.

– Répondez-moi alors sincèrement : depuis combien de temps êtes-vous accouchée ?

– Depuis dix-huit mois.

– Depuis dix-huit mois vous avez vécu dans la chasteté et l’abstinence ?

– Je suis mariée, mon père, et je ne crois pas manquer à mes devoirs religieux en obéissant aux désirs de mon mari.

– Et que résulte-t-il de ces désirs ?

– Mon père, je ne sais que répondre et…

– Vous n’avez pas eu d’enfant depuis dix-huit mois ?

– Non, mon père ; ma dernière couche a été très-pénible, et mon médecin m’a fait craindre de graves accidents si j’avais un autre enfant.

– L’infâme ! m’écriai-je.

– Ma santé est si faible…

– Ah ! misérable créature ! repris-je en tonnant à voix basse, ta santé est faible pour procréer l’enfant qui veut naître, et elle est forte pour obéir aux désirs de ton mari, comme tu dis dans ton affreux langage ! Mais votre union n’est plus un lien sacré, c’est un libertinage immonde qui échappe à la volonté du Seigneur qui a dit : Croissez et multipliez.

– Mais je pensais… reprit-elle en tremblant.

– Tu pensais, malheureuse ! m’écriai-je en fureur… tu pensais… et voilà ce qui t’a perdue ; c’est la présomption, c’est la vanité… Tu pensais !… »

Je poussai quelques exclamations et marmottai plusieurs bribes de mots latins, car avec quelques UM, quelques US et quelques O bien lancés ; au bout d’un petit murmure des lèvres, on fait de très-bon latin de sacristie. Je parus m’être calmé et j’expliquai alors à ma pénitente comme quoi nos pères les plus instruits en théologie ont considéré comme un péché capital tout plaisir qui n’a d’autre but que le plaisir, et je l’épouvantai sur cette longue suite d’infanticides dont elle s’était rendue complice.

– Mais c’est une idiote ! dit Luizzi, et il a fallu qu’elle tombât sur un imbécile !

– Mon maître, reprit le Diable, je connais telle femme qui a changé neuf fois de confesseur pour obtenir l’absolution de ce crime, et même pour trouver un prêtre qui ne l’interrogeât pas sur ce chapitre, sans pouvoir y parvenir. Alors elle y a renoncé.

– À quoi ? dit Luizzi, au péché ?

– Eh, non ! à l’absolution. Mais il n’en a pas été de même pour celle-ci.

– Et qu’en est-il résulté pour elle ?

– Il en est résulté qu’elle a signifié à son mari qu’il eût à faire lit à part, à moins qu’il ne voulût avoir un troisième enfant. Le mari a crié d’abord, mais elle a tenu bon ; il a exigé, elle a répondu en dévote exaltée ; il l’a traitée de folle, elle l’a traité d’infâme libertin. Ils se sont aigris, injuriés, fâchés ; ils se détestent, et, grâce à la façon dont j’ai poussé l’affaire, la femme va se confesser tous les matins, et le mari va coucher en ville tous les soirs.

– Ah çà, dit Luizzi, tu mens !

– Si tu en doutes, dit le Diable, je te ferai monter chez elle ; car nous voilà à la porte de cette madame d’Arnetai.

– Merci. Faut-il faire arrêter ?

– Inutile, dit le Diable.

– Ouvre donc la portière.

– Inutile, dit encore le Diable.

– Baisse les glaces.

– Inutile, répéta Satan.

En effet, il passa le petit bout de l’ongle de son petit doigt sur les quatre bords du verre, et la glace se détacha comme si elle eût été coupée par le meilleur diamant de vitrier, et tout aussitôt Satan s’échappa par cette ouverture improvisée. Au même instant, Luizzi se rappela que ce n’était point pour écouter l’histoire de madame d’Arnetai qu’il avait emmené le Diable en voiture, il le rattrapa par la jambe ; mais celui-ci ne lui laissa que son soulier dans la main. Luizzi allait se désoler quand le Diable qui s’était accroché à la portière, passa la tête par la glace brisée.

– Rends-moi mon soulier, dit-il au baron.

– Dis-moi l’histoire de madame de Cerny.

– M. de Cerny a été un des plus beaux hommes de son temps, et l’un des plus libertins. Rends-moi mon soulier.

– L’histoire de madame de Cerny !

– M. de Cerny, ayant fait un voyage à Aix, mena une si joyeuse vie qu’il faillit en mourir, grâce à une jolie fille, fraîche de visage comme une rose. Rends-moi mon soulier !

– L’histoire de madame de Cerny, ou point de soulier !

– M. de Cerny, de retour après la longue maladie que lui avait inspirée la jeune fille, et corrigé de sa vie de débauche, rentra dans le monde et devint amoureux de mademoiselle Léonie d’Assimbret.

– Enfin nous y voilà ! Et mademoiselle d’Assimbret… ?

– M. de Cerny l’entoura de soins si particuliers, qu’il finit par la compromettre.

– Et Léonie… ?

– M. de Cerny fut sommé, par sa famille et celle de mademoiselle d’Assimbret, d’épouser mademoiselle Léonie.

– Mais elle… elle ? s’écria Luizzi avec impatience.

– M. de Cerny s’y refusa de toutes ses forces.

– Tu te moques de moi !

– M. de Cerny, touché cependant de l’immense fortune de mademoiselle d’Assimbret, finit par l’épouser.

– Très-bien ! Et depuis ce temps ?

– La première nuit de leurs noces…

– Satan, prends garde ! j’ai ma sonnette ! s’écria le baron.

– La première nuit de leurs noces, M. de Cerny s’approcha du lit de sa femme d’un air solennel…

– Elle l’avait trompé, peut-être ?

M. de Cerny lui tint un long discours, un discours d’une longueur démesurée, et, après mille circonlocutions, il lui dit toute la vérité.

– Quelle vérité ?

– Il lui apprit comment l’amoureuse maladie qu’il avait gagnée en un instant et qu’il avait faite durant six mois, l’avait rendu…

– Impuissant, peut-être ?

– C’est toi qui l’as dit ! repartit le Diable. M. de Cerny est impuissant, voilà toute l’histoire de madame de Cerny !

– Impuissant ! répéta Luizzi en se tordant de rire.

– Mon soulier, je t’en prie !

– Impuissant !

– Mon soulier, vite mon soulier ! car te voilà à la porte de madame de Cerny.

– Impuissant ! dit encore le baron en se rappelant sa réponse à madame de Cerny : Je puis vous rassurer sur les résultats des soins de M. de Cerny pour madame de Carin ! et en riant de la traduction bien naturelle qu’elle avait dû donner à cette affirmation.

– Mon soulier ! mon soulier ! répétait le Diable.

– Impuissant ! impuissant ! répétait le baron.

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