XIXUN ABBÉ.

Il était en bas de soie d’un noir mat, qui dessinaient une jambe mince de la cheville et vigoureusement rebondie à l’endroit du mollet, une de ces jolies jambes à culotte courte qu’estimaient tant nos grand’mères et qui sont d’une affreuse difformité en belle nature. Il avait une culotte de casimir noir très-serrée au genou, genou très-mince, surmonté de cuisses fortes et courtes ; un peu de ventre et beaucoup de hanches ; un gilet de soie noire, une petite cravate en corde sur laquelle se posait un double menton potelé ; un visage rose, frais et souriant ; une petite bouche avec des dents charmantes, des yeux papelards, les cheveux légèrement frisés, des mains blanches et parfumées ; du linge d’une finesse extrême et d’un éclat éblouissant, mais sans empois, sans cette horrible préparation qui donne à la toile l’air d’un morceau de carton ; du linge flottant et gracieusement chiffonné ; et enfin une petite redingote noire à un seul rang de boutons. C’était, à tout prendre, un adorable petit abbé, si ce n’eût été le Diable : chose fort difficile à deviner, car il avait caché son pied fourchu dans le plus joli petit soulier du monde, luisant, effilé, charmant.

Malgré son désir de l’interroger, Luizzi ne put s’empêcher de s’étonner de la forme que Satan avait prise pour lui apparaître.

– D’où viens-tu, dis-moi, en pareil équipage ?

Le Diable lui répondit avec un fausset très-flûté :

– Je viens de griser un archevêque allemand et un chanoine.

– Bel exploit pour un être comme toi !

– C’est une des choses les plus difficiles que j’aie tentées. J’ai cru que jamais je ne les pousserais au doux péché mortel que vous appelez gourmandise et dont l’ivrognerie fait partie.

– Des gens qui n’avaient bu que de l’eau durant toute leur vie, sans doute ?

– Bien au contraire, mon maître, des gaillards qui avaient une telle habitude des vins les plus dangereux que j’ai vu le moment où je tomberais sous la table.

– Quel intérêt avais-tu à les griser aujourd’hui, si c’est leur habitude de tous les jours ?

– C’est qu’ils ne se grisent pas, et voilà où était le cas de conscience pour ces enragés jésuites. En effet, Dieu a donné à l’homme les aliments pour se restaurer, le vin pour se désaltérer, mais il n’a pas dit aux hommes : Vous mangerez tous les jours une livre ou deux d’aliments et vous boirez une bouteille de vin ; il leur a dit qu’ils en prendraient chacun selon ses besoins. Or, il faut que tu saches que ledit archevêque et son chanoine avaient graduellement habitué leurs estomacs à de si vastes besoins, que tu en frémirais. À deux, ils étaient capables de faire un désert d’une table de douze couverts avec ses trois services, et un panier de cinquante bouteilles de vin de Bordeaux ne les embarrasserait nullement.

– Mais c’est une horrible gloutonnerie.

– Gloutonnerie, soit ; mais gourmandise, non, car il n’en est jamais résulté ni ivresse ni indigestion. Or, en toutes choses, qu’est-ce qui fait la faute ? l’abus. Qu’est-ce qui constitue le péché ? l’excès. Donc, le jour où il aurait fallu disputer à quelques anges bouffis l’âme de ces prélats, j’aurais eu trop à faire, car je n’aurais pas pu dire qu’ils avaient jamais mangé ou bu au delà de leurs besoins naturels. J’ai prévu l’argument jésuitique qu’un adversaire habile pouvait tirer de cette circonstance, et je l’ai détruit par avance. C’en est fait, je viens de laisser les deux sacerdotaux ivres-morts sous la table où je les ai couchés en croix l’un sur l’autre, à la plus grande gloire du Seigneur.

Luizzi écoutait Satan pendant qu’il parlait ainsi d’un ton légèrement aviné et quelque peu bredouillant. Ce n’était plus le Diable si sombre et si grave qui lui avait raconté l’histoire d’Eugénie, ni le Diable sceptique et railleur qui le poursuivait de ses cruels sarcasmes ; c’était un joli Diable, gentil, musqué, pomponné.

– En vérité, lui dit-il, je te croyais occupé à des choses plus sérieuses que celles-là.

– Et qu’y a-t-il de plus sérieux pour moi que de corrompre les hommes ? Penses-tu que j’aie, moi, une classification de vices qui me fasse estimer les uns et mépriser les autres, comme vous faites entre vous ? Crois-tu que le puissant, ivre de lui-même, qui sacrifie le repos d’un État à son ambition, soit pour moi moins méprisable que le manant qui joue le repos de son ménage contre quelques litres de mauvais vin ? T’imagines-tu que je fais une grande différence entre la grande dame qui introduit par l’adultère les enfants de son amant dans la famille de son mari, et la fille publique qui met ceux du public aux Enfants-Trouvés ? Gardez ces misérables distinctions, elles vous appartiennent.

– Penses-tu que notre morale ne les condamne pas également ?

– Est-ce que vous vivez en vertu de votre morale, pauvres méchants que vous êtes ? Eh ! vous ne vivez pas même en vertu de vos passions, car la plus naturelle chez tout animal, c’est l’amour, et vous mentez incessamment à celui quel votre organisation vous inspire.

– Je ne comprends pas.

– Va donc dans la rue, mon maître, rencontre une belle fille admirable de beauté et de jeunesse : il est possible que tu la remarques, cachée sous ses haillons. Mais qu’il passe à côté d’elle une de ces mièvres créatures extraites d’un journal de modes, encapuchonnée de soie, coiffée de cheveux tellement lisses qu’une calotte de satin les remplacerait avec avantage, sanglée dans un corset qui lui fait une taille comme un goulot de bouteille, empaquetée de chiffons de mousseline empesée qui lui forment des hanches impossibles et immorales, tendant et balançant des formes qu’elle n’a pas et qu’elle exagère impudemment au delà des riches proportions de la Vénus Callipyge, et tout aussitôt tu laisseras la belle fille aux beautés naturelles et vraies pour suivre ce paquet de linge blanc et de soie éclatante.

– Ceci, dit Luizzi, est une affaire d’illusion ; on se trompe à l’apparence.

– Tu mens ! dit Satan ; vous êtes sûr de ce qui en est. Il y a telle femme à qui vous savez que la nuit tout manque de la femme, excepté son sexe, et qui vous ravit le jour parce qu’elle supplée habilement à toutes les absences de beauté. Vous l’adorez pour le corset qui lui fait un sein admirable, pour le polisson (c’est un mot de vous) qui lui prête une croupe andalouse ; vous vous passionnez pour sa taille roulée sous un lacet comme un saucisson ficelé. Vous n’aimez plus les femmes, mon maître ; vous aimez le caoutchouc, l’empois et le coton.

– Eh bien ! en fait de femmes, dit Luizzi, que penses-tu de la comtesse de Cerny ?

– Une grande femme blonde, forte, bien femme de partout, excepté du cœur, car elle est, dit-on, décidée, hardie, ambitieuse ; c’est un beau morceau de sculpture en chair. Si jamais elle prend un amant, elle en fera le valet, non de ses désirs d’amour, mais de ses désirs de pouvoir. Voilà du moins comme le monde la juge.

– Si jamais elle prend un amant, dis-tu ? elle n’en a donc jamais eu ?

– Jamais.

– D’où vient alors l’effroi qu’elle a éprouvé lorsque je l’ai menacée de lui dire ses secrets ?

– Eh ! mon maître, crois-tu que les femmes n’aient pas d’autres vices ou d’autres malheurs à cacher que ceux de l’amour ? Ne penses-tu pas que souvent le ridicule peut leur faire plus de peur que la honte ?

– Quoi ! s’écria Luizzi en se penchant vers le Diable, qui, étendu sur un fauteuil, déboutonnait son gilet en soufflant comme un homme gorgé, la comtesse serait-elle dans l’impuissance d’avoir un amant ?

– Je te dis que c’est un admirable corps, une de ces femmes qui ont gardé le type primitif de leur race originelle, une de ces magnifiques natures normandes venues des pays slaves à la conquête de la France ; natures princières, fécondes, riches, vigoureusement constituées ; une femme, toute une femme enfin.

– C’est donc que son ambition occupe tout ce qu’elle a de facultés sensibles ?

– Je ne puis te dire qu’elle les occupe, mais elle les distrait.

– Qu’entends-tu par là ?

– Qu’elle est devenue ambitieuse, pour ne pas être coquine.

– Bon ! c’est pourtant assez impuni et assez facile pour qu’elle y ait renoncé si jeune.

– Cela pour elle n’est point facile, parce que cela ne resterait pas impuni.

– Le comte est donc bien jaloux ?

– De sa femme ? non. De ce que vous appelez son honneur ? oui.

– Sans doute il la surveille avec une rigueur de tuteur espagnol ?

– Tu entreras chez elle à dix heures, tu la trouveras seule, tu en sortiras quand tu le voudras, sans qu’il en prenne souci, à moins d’événements extraordinaires.

– Ainsi cette visite n’aura pas le résultat que j’en espérais ?

– Peut-être obtiendras-tu en une nuit ce que beaucoup d’autres se sont vu refuser après des années d’amour sincère et de passion dévouée.

– Tu crois ?

– Je suis même assuré que si tu ne réussis pas, ce sera par ta faute.

– Mais ne peux-tu me donner quelques conseils ?

– Moi ? dit Satan en soupirant, hélas ! non. Je n’ai jamais aimé qu’une femme mortelle depuis l’éternité, et je n’ai pu en triompher.

– Et c’est ?…

– La Vierge Marie ! fit le Diable avec son plus cruel sourire. Aussi en a-t-on fait la mère de Dieu.

– Et toutes les autres ?

– Toutes les autres ? J’ai laissé faire aux hommes, excepté, comme je te l’ai dit, pour Ève. Comme ils n’étaient que deux sur la terre, il a bien fallu que je m’en mêlasse pour qu’elle trompât son mari. S’il y avait eu seulement un horrible petit bègue, borgne, bossu et idiot à côté d’elle, je me serais épargné ce soin. Depuis ce temps, je ne m’en suis plus occupé ; mes conseils ne seraient donc pas d’un maître très-inhabile.

– Mais, dis-moi, est-ce une de ces femmes dont on puisse égarer la prudence par une surprise audacieuse ?

– Je ne crois point à de telles surprises, à moins que les femmes à qui elles s’adressent ignorent complètement ce qu’on veut d’elles ; et il n’y en a guère aujourd’hui.

– Surtout, reprit Luizzi, quand elles sont mariées. Mais serait-elle de celles dont on peut exalter l’imagination par des regards, des paroles, des tableaux lascifs ?

– Je ne crois pas à une puissance d’exaltation si rapide, quand ce n’est pas une habitude de l’esprit et des sens. On ne grise pas facilement un homme sobre ; mais celui qui, tous les soirs, se laisse aller à perdre la raison, est d’une ivresse très-facile.

– Ce n’est pas ce que tu viens de me dire par rapport à ton archevêque.

– Au contraire, dit le Diable ; car si l’archevêque buvait, il ne se grisait jamais. Il y a des femmes qui se donnent trois amants dans une nuit et qui ne vont pas jusqu’à l’ivresse de l’amour pour cela. C’est ce que Diderot appelle si justement la bête féroce, c’est ce que Juvénal explique si bien par son Lassata viris et non satiata recessit .

– Mais, à ce compte, quelle est donc cette Juliette, dont la présence exerce sur moi une puissance si instantanée et si vive ?

Le Diable parut embarrassé, puis il repartit :

– Tout ce qui excite ne satisfait pas quand on le possède. Il y a des mets dont l’aspect seul est appétissant.

– Cependant, il me semble que cette Juliette…

– Ne profitera pas probablement des désirs qu’elle fait naître, dit le Diable en interrompant le baron. Il y a un mot atroce qui a été dit à M. de Mère, dernier amant d’Olivia, un jour qu’il racontait comment une femme qu’il avait adorée s’était donnée tout à coup à un autre.

– Et quel est ce mot ?

– Il voulait dire, repartit le Diable, qu’il ne faut point ébranler les bons principes d’une femme, agiter son cœur, tourner sa tête, troubler ses sens, et ne pas être là au moment précis pour profiter de l’instant où elle est décidée à succomber si elle est forte, incapable de résister si elle est faible.

– Mais quel est ce mot ?

– Il est d’une femme.

– Le mot ?

– Il est d’une femme de génie.

– Le mot ? le mot ?

– Il est de madame de Staël.

– Satan, tu te moques de moi !

– Ma foi, mon cher, je ne suis que le Diable ; je n’ai pas le droit d’être aussi explicite qu’une femme, et une femme de génie, surtout.

– C’est ton costume d’abbé qui te rend si prude ? dit Luizzi en riant.

– Au contraire, mon maître, je l’ai gardé parce que j’ai à te raconter un trait où il se mêle un peu de paillardise, et que mon récit jurerait avec toute autre forme.

– Eh bien ! le mot ? le mot ?

– Eh bien ! le mot… c’est que… ce n’est pas toujours celui qui chauffe le four qui enfourne. Retourne le mot, et tu sauras ton histoire avec Juliette et madame de Cerny.

– Ainsi tu crois, dit Luizzi ravi, que la comtesse sera à moi ?

– Cela dépendra de toi.

– Mais comment m’y prendrai-je ?

– Voilà une question de lycéen, mon bon ami.

– L’heure se passe, dit Luizzi, et tu ne me réponds rien.

– Nous avons le temps, reprit Satan en riant : l’histoire de madame de Cerny n’est pas longue pour ce que tu as à en faire, celle de son mari non plus. Je te la dirai dans ta voiture, pendant que tu me conduiras au faubourg Saint-Germain, où j’ai une jeune dévote à visiter.

– Je croyais, dit Luizzi, que tu voyageais dans les airs.

– Quelquefois, mais ces enragés m’ont fait tellement boire que je m’égarerais à travers les cheminées.

– Eh ! parbleu, dit le baron, tu m’y fais penser, je ne sais où demeure la comtesse.

– Rue de Grenelle-Saint-Germain, n… ; je vais d’abord à côté de sa maison, puis au ministère de l’intérieur.

– Tu vas faire de la politique ?

– Oui, j’ai à m’occuper de l’élection de N…

– Où je me porte candidat.

– Je ne te croyais pas décidé.

– Je le suis, si tu veux répondre à une question.

– Laquelle ?

– Le récit de madame de Carin est-il vrai ?

– Exactement, vrai.

– Monsieur de Cerny n’a pas été son amant ?

– Non, certes.

– Je puis l’affirmer à sa femme ?

– Elle en est aussi sûre que toi.

– Aussi sûre que moi ? Que peut-elle alors me vouloir ?

– Je puis te dire ce qu’elle peut te vouloir, pour parler ton français ; elle veut savoir de toi comment tu sais que M. de Cerny n’a pas été l’amant de madame de Carin.

– Il suffira de mon affirmation pour la convaincre ?

– C’est probable, puisqu’elle en est déjà convaincue, fit le Diable en riant ; mais cela ne lui expliquera pas comment tu en es toi-même si certain.

– Faut-il lui raconter que j’ai lu le manuscrit de Louise ?

– Ce serait le moyen le plus simple et le plus raisonnable ; mais ce serait aussi celui de n’avoir auprès d’elle aucune chance de succès.

– Il y en a donc un autre ?

– Il est neuf heures et demie, montons en voiture.

– Tu veux encore me tromper ? dit Luizzi, en sonnant pour qu’on fît avancer son coupé qu’il avait commandé depuis longtemps.

– Non, je te jure sincèrement que tu sauras sur le compte de madame de Cerny tout ce qu’on peut et tout ce que tu dois en savoir.

Un moment après, ils étaient en voiture et roulaient vers le faubourg Saint-Germain.

– Maintenant, dit Luizzi, tu vas me raconter, s’il te plaît, l’histoire de madame de Cerny.

– La voici, reprit le Diable.

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