XXI LE SOULIER DU DIABLE. LA FEMME.

La voiture s’était arrêtée, et Luizzi riait si fort qu’il n’avait point obtempéré à la réclamation du Diable. Il avait gardé le soulier dans sa main ; il descendit en le tenant encore et en murmurant toujours, au milieu d’un rire étouffé, le mot fatal : Impuissant ! impuissant ! Il monta ainsi jusqu’à l’appartement de madame de Cerny et donna l’ordre à un domestique de l’annoncer. L’air réjoui de Luizzi parut sans doute fort singulier à ce domestique, car il examina le baron d’un air surpris et regarda à deux ou trois reprises ce qu’il tenait à la main. Armand, averti enfin, par cet air d’examen étonné, qu’il devait avoir quelque chose d’extraordinaire en lui, suivit le regard du domestique et s’aperçut seulement alors qu’il tenait à la main le soulier du Diable. Cela ne fit qu’accroître la disposition joyeuse où il se trouvait, et ce fut en riant plus fort qu’il dit au domestique d’annoncer le baron de Luizzi. Pendant que le valet entrait dans l’appartement, Armand, resté seul dans l’antichambre, regarda s’il ne verrait pas le Diable pour lui rendre son soulier. Ne l’apercevant pas, il se mit à examiner le soulier lui-même : ce soulier était charmant, étroit, gracieux, cambré, d’un cuir moelleux et luisant, doublé d’un satin rose brillant comme de l’émail, un de ces souliers destinés à être laissés au pied d’un lit de femme et à montrer l’élégance prétentieuse de celui qui les porte.

Luizzi était encore dans l’admiration de ce joli soulier, riant toujours et pensant que peut-être le Diable comptait l’oublier chez la jolie dévote à laquelle il allait rendre visite, lorsqu’il entendit le domestique revenir. Alors, ne sachant que faire de la chaussure de son ami Satan, il la mit dans la poche de côté de son habit et entra chez madame de Cerny. On lui fit traverser trois immenses pièces de divers styles ; une salle à manger romaine, un salon go thique et une bibliothèque renaissance ; il passa encore la chambre à coucher qui était pur Louis  XIV, et entra enfin à l’extrémité la plus reculée de l’hôtel, dans un boudoir chinois, à huit pans, et du luxe le plus excentrique. Tous les panneaux étaient en laque noire ; les tentures et les meubles d’un satin noir brodé de soie de couleurs très-tranchées. Les divans, très-bas, étaient d’étoffe pareille ; le plafond en était couvert, de façon qu’au premier aspect ce boudoir pouvait ressembler à une chapelle ardente. Mais, lorsqu’à la lueur de la pâle bougie rose qui l’éclairait, enfermée dans une lampe de cristal de Bohême qui était suspendue au plafond par des chaînettes de bronze, on découvrait tous ces dessins bizarres, tous ces oiseaux fantastiques aux plumages si ardents, toutes ces figures grotesques faisant luire leur face jaune sur l’émail noir et brillant de la laque ; lorsqu’on voyait toutes ces porcelaines transparentes et capricieuses, ces broderies aux larges soies lustrées, ces petits meubles surchargés de mille inutilités d’or tordu et d’argent ciselé, des fleurs admirables dans des vases difformes, des parfums pénétrants s’échappant de cassolettes inouïes, on comprenait qu’on était dans un sanctuaire de la mode dans tout ce que la mode a de plus bizarre et de plus impertinent. Puis, un instant après, quand on avait subi un moment l’influence de cet endroit prestigieux, on devinait que l’éclat sombre de ce réduit et la laideur recherchée de tous les ornements n’étaient peut-être pas aussi déraisonnables qu’ils le paraissaient d’abord. En effet, la grande et blonde madame de Cerny était à moitié couchée sur le satin noir de ces divans ; elle était vêtue d’une robe de mousseline blanche qui la montrait sur le fond sombre de l’étoffe comme une ombre blanche de fée dans la nuit ; sa tête était appuyée sur un coussin dont l’édredon, se gonflant sous son fourreau noir, se relevait autour de son visage éblouissant et l’encadrait admirablement, tandis que les larges et longues boucles de ses beaux cheveux blonds s’épandaient en riches torsades dorées sur ce cadre sombre et sévère. Madame de Cerny était belle ; mais Luizzi reconnut, en la voyant, combien le Diable avait raison quand il lui parlait de cette séduction qui résulte des grâces empruntées dont une femme se pare. En effet, la beauté de madame de Cerny disparaissait en ce moment sous l’attrait magique de ce contraste hardi, et la blancheur éclatante de sa robe et le blond suave de ses cheveux firent tous les frais du premier sentiment d’admiration qui prit le cœur de Luizzi. Ce mouvement de surprise fit distraction à la gaieté qui s’était emparée du baron ; il put saluer la comtesse sans lui rire au nez, et prendre gravement le siége qu’elle lui désigna de la main, car elle paraissait trop émue pour pouvoir parler.

– Je me suis rendu à vos ordres, lui dit le baron, et j’attends de vous l’explication du motif qui m’a valu la faveur que je reçois.

– Je ne sais jusqu’à quel point on peut appeler faveur une explication qui peut devenir très-sérieuse, répondit madame de Cerny.

– Vous avez raison, Madame, et rien ne peut vous regarder qui ne soit ou ne doive être très-sérieux.

– Je voudrais vous mieux comprendre, Monsieur.

– Je ne saurais mieux m’expliquer.

– C’est pourtant à vous expliquer très-clairement que je veux vous réduire, reprit Léonie avec effort. Qu’entendez-vous en disant que rien ne peut me regarder qui ne soit très-sérieux ?

– Vous exigez une explication, j’obéis, dit Luizzi, à qui tout ce bon air qui l’entourait rendait l’aisance de sa bonne éducation. Oui, Madame, tout ce qui a rapport à vous doit être sérieux. Une liaison d’esprit sera sérieuse avec une femme dont la supériorité intellectuelle a étudié et résolu les plus hautes questions sociales et politiques. L’amitié sera sérieuse pour une femme qui porte dans ses préférences tout le dévouement, toute la fermeté qui rendent cette affection si sainte ; et enfin, si l’on osait aimer d’amour madame de Cerny, cette passion serait sérieuse, car elle reposerait à la fois sur la plus haute estime pour le plus noble caractère et sur l’adoration la plus vive pour la plus parfaite beauté.

La franchise directe de cet éloge, le ton sincère et respectueux dont il fut fait, embarrassèrent d’abord madame de Cerny, mais ne parurent pas l’irriter. Cependant, après un moment de silence, elle répondit en souriant :

– En vérité, j’admire combien vous nous méprisez, Messieurs !

– Madame, s’écria Luizzi, que parlez-vous de mépris ? Croyez que mon respect pour vous est aussi vrai…

– Oh ! ne vous excusez pas, vous ne m’avez pas comprise, dit la comtesse en interrompant le baron. J’admire combien vous nous prisez peu, si le mot mépriser vous fait peur, car vous ne pouvez rester un moment à côté d’une femme sans torturer la conversation de manière à lui dire qu’elle est belle et faite pour être aimée.

– C’est qu’il est difficile, répondit Luizzi en souriant, d’admirer et d’embrasser beaucoup de choses du même regard. Les yeux de l’esprit, comme ceux du corps, s’arrêtent, sans choisir, sur ce qui les frappe le plus ; et, pour ceux qui n’ont pas l’honneur d’avoir pu apprécier dans l’intimité tout l’éclat de vos hautes facultés, il est assez naturel de se laisser aller à contempler ce que vous ne pouvez leur cacher, l’esprit le plus délicat, la grâce la plus exquise et la beauté la plus pure.

Madame de Cerny se tourna vers le baron sans quitter sa place, le regarda attentivement et lui dit avec un sourire franc :

– Vous êtes habile à revenir à votre thèse, mais je la crois fausse. Il me semble que l’admiration d’un homme pour une femme, si tant est qu’elle mérite cette admiration, doit embrasser tout ce qui fait qu’elle la mérite, qu’on n’oublie si aisément les hautes qualités dont vous parlez que dans le cas où on ne les lui reconnaît qu’à un degré bien bas.

– Ah ! combien vous vous trompez, Madame ! reprit Luizzi avec vivacité ; daignez m’écouter sans vous méprendre sur l’intention de mes paroles, et peut-être vous reconnaîtrez combien j’ai raison.

– Je vous écoute, reprit madame de Cerny en joignant les mains au-dessus du noir coussin qui la soutenait, et en couchant gracieusement sa tête sur ses deux mains unies.

– Il est une chose, reprit Luizzi, dont vous devez être bien persuadée, Madame, c’est le respect sincère et vrai que vous inspirez, l’estime profonde et pure qui vous est due. Ce dont vous devez être persuadée aussi, c’est qu’il est facile, sinon d’oublier ces deux graves sentiments, du moins de les laisser dominer par une adoration plus vive, plus ardente, quoique sans espoir.

– Je vous accorde cela, Monsieur, dit madame de Cerny en souriant ; je ne suis pas d’assez mauvaise foi pour le nier.

– Eh bien ? Madame, reprit Luizzi, de même que l’amour le plus pur peut dominer un moment le respect que l’on vous doit, ainsi un désir insensé peut dominer un moment cet amour si pur. L’homme qui vous regarde du côté de votre beauté, de votre grâce, de votre esprit, vous aime malgré lui ; celui qui vous verrait ici, celui qui verrait ce beau visage si coquettement posé sur ces belles mains, ce corps si beau aussi, se dessinant dans toute la grâce et toute la plénitude de sa perfection, ces cheveux égarés, loin de la correction d’une coiffure apprêtée, et se déroulant sur ces épaules divines ; celui qui sentirait ce parfum enivrant qui est l’air de cet asile, celui qui verrait cette lumière si voilée qu’elle semble un mystère, celui-là, Madame, pourrait oublier un moment, un seul moment peut-être, le respect qu’on doit à votre vertu et le respect plus tendre d’un saint amour, pour sentir qu’il n’est aucune femme au monde qui répande autour d’elle un si puissant enivrement, pour rêver que ce serait le plus ineffable des bonheurs que celui qui lui livrerait tant de beautés.

Pendant que Luizzi parlait ainsi d’une voix timide et émue, madame de Cerny avait baissé les yeux ; elle avait lentement relevé la tête, et s’était assise sur le divan où jusque-là elle était restée couchée. Une vive rougeur éclatait sur son visage, et ses aspirations oppressées attestaient que les paroles de Luizzi lui avaient donné une émotion que le baron dut prendre pour l’embarras et la honte que lui causait une pareille déclaration. Aussi s’écria-t-il rapidement :

– Je ne vous ai point offensée, Madame, j’ai répondu à une question générale par une vérité que j’ai peut-être eu le tort de particulariser, mais qui ne doit pas vous blesser. J’ai parlé de l’éclair involontaire d’une flamme que toute femme belle comme vous peut faire éclater, mais que vous seule pouvez rendre pure sans l’éteindre.

Madame de Cerny ne répondit point encore, mais elle avait l’air moins embarrassée et moins préoccupée. Luizzi ne voulut pas lui laisser de fâcheuses impressions, il reprit :

– Faudra-t-il que je vous accuse pour me défendre ? faudra-t-il que je vous fâche pour vous calmer ? faudra-t-il que je vous dise que c’est votre faute d’être à la fois si sainte et si charmante ?

– Non, non, reprit madame de Cerny en souriant, il est fort inutile de recommencer ; mais vous venez de m’apprendre une chose que je suis ravie de savoir, c’est qu’on peut dire poliment à une femme les choses les plus impertinentes.

– Oh ! Madame…

– Je ne vous en veux pas ; au contraire. C’est une science que je suis charmée de rencontrer en vous ; car enfin, Monsieur, nous n’avons pas encore abordé le sujet pour lequel vous êtes ici, nous sommes bien loin de l’explication que je vous ai demandée.

– Et quelle est cette explication ? dit Luizzi en jouant l’étonnement.

– « Je puis vous rassurer, m’avez-vous dit, sur les résultats des soins de M. de Cerny pour madame de Carin. » Veuillez m’apprendre comment vous pouvez me donner cette sécurité que vous-même m’avez offerte ?

– Pardonnez-moi de faire l’éloge de madame de Carin à côté de vous, Madame, reprit le baron, à qui il ne vint pas dans l’idée de répondre franchement ou impertinemment à cette femme ; mais j’engagerais mon honneur en garantie de l’innocence de l’infortunée Louise.

– Vous avez donc des preuves de cette innocence ?

– J’en ai la conviction.

– Rien de plus ?

– Rien de plus.

– Ce n’est pas là ce que vos paroles semblaient vouloir dire, Monsieur.

– Je vous prie, dit vivement le baron, de ne pas leur prêter un sens qu’elles n’ont pas.

– Et quel sens aurais-je pu leur prêter, Monsieur, repartit la comtesse, si ce n’est que vous savez d’une façon certaine et particulière que cette liaison, dont tout le monde a parlé, n’a pas eu les conséquences coupables qu’on lui prête ?

– Croyez-vous beaucoup à ces conséquences coupables ? dit le baron en souriant.

La rougeur pourprée qui monta au visage de madame de Cerny, le regard interrogateur qu’elle attacha sur le baron, lui prouvèrent qu’il avait été trop loin. Léonie reprit :

– Et pourquoi voulez-vous que je ne croie pas à ces conséquences, Monsieur ?

Luizzi chercha à reculer et balbutia d’un ton embarrassé :

– Les sentiments de M. de Cerny, ses principes…

– Vous savez qu’en fait de principes de fidélité, M. de Cerny ne passe pas pour un modèle ?

– Sa position…

– Sa position admettait très-bien une liaison avec la fille du marquis de Vaucloix.

– Son amour pour vous…

– Nous n’avons jamais passé pour des époux bien passionnés.

– La vertu de madame de Carin, dont j’atteste la pureté…

– Tout cela n’est pas me répondre, Monsieur. Pourquoi pensez-vous que je n’aie pas dû croire à l’infidélité complète de M. de Cerny ?

Ce mot d’infidélité complète fit rire tout de bon le baron. Alors, se voyant pressé par des questions persévérantes et trouvant un mot qui pouvait servir de texte à une réponse équivoque, il dit en laissant échapper ses paroles le plus lentement possible :

– Une infidélité complète, dites-vous, c’est un crime d’amour, dont vous… vous ne pouvez croire M. de Cerny… capable.

Léonie semblait être au supplice, mais très-décidée aussi à arracher au baron une réponse catégorique, car elle reprit avec impatience :

– Eh ! pourquoi n’en puis-je croire M. de Cerny capable ? Voyons, Monsieur, vous qui avez l’art de tout dire, ne pouvez-vous trouver une périphrase convenable pour m’expliquer ce que vous avez à m’apprendre ?

– Ai-je donc quelque chose à vous apprendre ? et pourquoi me forcer à m’expliquer, repartit Luizzi d’un air suppliant, puisque vous m’avez si bien compris ?

– Moi ? fit madame de Cerny d’un air d’étonnement merveilleux ; je ne comprends rien, si ce n’est que vous avez des raisons que j’ignore de me cacher les motifs de votre conviction.

Le baron trouva la persistance de madame de Cerny si extraordinaire, qu’il voulut mettre fin à cette longue équivoque. Cependant, comme il aurait eu honte de blesser en quoi que ce fût une femme qui véritablement ne méritait que beaucoup de pitié pour son malheur et beaucoup d’estime pour sa résignation, Luizzi reprit doucement :

– Si j’avais eu le tort de vous alarmer sur la fidélité de M. de Cerny, peut-être, comme tant d’autres, me pardonneriez-vous ? Je vous dirais d’oublier un propos inconsidéré et échappé à l’entraînement d’une conversation. Serez-vous moins indulgente, lorsque j’ai essayé de vous faire croire que votre mari n’avait pu vous être infidèle ?

Luizzi avait dit cela du ton le plus suppliant, le plus soumis, le plus convenable : mais il marchait sur un terrain tellement glissant qu’à son insu la dernière partie de sa phrase eut encore l’air d’une méchante plaisanterie. Madame de Cerny lui répondit d’un ton haut et ferme :

– Ceci, Monsieur, n’est pas d’un homme d’honneur. Je vous demande décidément et franchement d’où vous vient cette conviction de l’innocence de M. de Cerny ? Répondez-moi comme je vous interroge, sans ménagement. Je puis et je saurai entendre votre réponse, quelle qu’elle soit, sans que vous ayez besoin de l’habiller de mots convenables. Je vous écoute, Monsieur.

– Eh bien ! Madame, repartit Luizzi, à qui le ton de la question dicta celui de sa réponse, je sais tout ce que vous savez…

Puis il s’arrêta, ne pouvant se décider à faire un aveu plus formel à une femme dont la distinction le gênait encore plus que la vertu.

– Eh ! que savez-vous, Monsieur, que je sache et que vous n’osiez dire ? repartit madame de Cerny avec hauteur ; n’ai-je donc pas dû l’entendre, que vous ne puissiez le répéter ?

– Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, je sais tout ce que M. de Cerny lui-même vous a appris, avec un embarras qui devait être encore plus grand que le mien, et cela la première nuit de vos noces.

Léonie cacha sa tête dans ses mains en poussant un cri. Au même instant la porte du délicieux boudoir s’ouvrit, et M. de Cerny parut.

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