LI

Or M. de Lozeraie, demeuré seul avec Mathieu Durand, semblait très-embarrassé de ce qu’il avait à lui dire. À cet embarras se mêlait le ressentiment de la longue attente qu’il avait eue à subir, et qu’il ne se dissimulait pas avoir été prolongée d’une manière aussi impertinente que possible de la part du banquier Mathieu Durand.

Cependant ce ressentiment ne se montrait sur le visage du comte que par la contraction pincée de ses lèvres, et il cachait sa colère sous un air d’aisance polie. Mais Mathieu Durand se connaissait trop bien en hommes pour ne pas savoir qu’il avait dû blesser à vif le vaniteux qui était devant lui, et il dut croire qu’il avait fallu une bien impérieuse nécessité pour que cet homme acceptât l’espèce d’insulte qui venait de lui être faite. Par suite de cette réflexion, le banquier se promit d’en user avec M. de Lozeraie de manière à lui faire sentir qu’il s’était joué à plus fort que lui le jour où, chez M. de Favieri, il l’avait traité avec un dédain si leste. Et d’abord Mathieu Durand se garda bien de tirer le comte de son embarras en commençant la conversation par de simples échanges de politesse qui eussent pu donner à M. de Lozeraie le temps de se remettre. Il lui offrit un siége, en prit un après lui, et s’inclina légèrement de cet air qui veut dire : « Je vous écoute ; » mais tout cela sans prononcer une parole. M. de Lozeraie se décida alors à parler, et, voulant surmonter le trouble humiliant qui le dominait, il ! fit un si violent effort pour paraître calme qu’il rentra de plein saut dans sa fâcheuse impertinence, sans pouvoir s’arrêter au juste milieu d’une politesse calme et ferme.

« – J’ai été persévérant, Monsieur, dit-il d’un ton de raillerie qu’il voulait rendre gracieux, mais qui gardait une certaine roideur ; j’ai attendu votre bon plaisir ; je viens de reconnaître la souveraineté de la richesse, j’espère que je ne la trouverai pas trop tyrannique. Les tout-puissants se montrent d’ordinaire bons princes pour ceux qui font acte formel de soumission. »

Mathieu Durand ne voulut pas accepter la conversation sur ce ton léger, et il repartit avec une froide gravité :

« – J’ai très-peu de temps pour beaucoup d’affaires, monsieur le comte : ce doit être une excuse suffisante pour une attente qui vous a paru si longue.

– Heureusement que j’ai beaucoup de temps pour très-peu d’affaires, répliqua le comte ; ceci doit vous expliquer pourquoi j’en ai perdu beaucoup dans vos salons d’attente.

– Eh bien ! monsieur le comte, si vous voulez que nous n’en perdions pas tous les deux maintenant, veuillez m’expliquer l’affaire qui vous amène chez moi. »

Cet appel au but réel de sa visite sembla arrêter soudainement le courant de sotte vanité auquel M. de Lozeraie se laissait aller. Son embarras le reprit, et Mathieu Durand put comprendre, mieux qu’il ne l’avait fait encore, qu’il tenait dans ses mains les intérêts les plus graves de son ennemi. Le comte, cependant, reprit après un moment de silence :

« – Vous devez vous rappeler, Monsieur, l’arrangement qui nous fut proposé à tous deux par le marquis de Berizy, et par lequel je consentis à payer entre vos mains le prix d’une forêt que je venais de lui acheter ?

– Je me rappelle parfaitement, dit le banquier, que je consentis à recevoir ce prix au compte de M. de Berizy. »

M. de Lozeraie se mordit les lèvres de dépit à cette répétition sèche et froide du mot « consentir. » En effet, il lui était échappé sans intention d’impertinence ; mais l’habitude l’avait emporté sur la résolution d’être simple et poli, et il s’aperçut qu’il avait affaire à un homme qui était disposé à ne rien laisser passer qui eût la moindre mine de supériorité. Ce mouvement fut cruel, mais assez rapide pour que M. de Lozeraie reprit aussitôt :

« – Sur les deux millions que vous avez bien voulu vous engager à recevoir, douze cent mille francs ont été versés à votre caisse.

– Oui, Monsieur, et vous devez compléter le payement durant le mois où nous sommes.

– C’est pour ce dernier payement, Monsieur, que je désirerais obtenir de vous un délai de quelques mois.

– De moi, Monsieur ? reprit le banquier d’un air véritablement surpris ; je vous ferai observer que, dans cette affaire, je ne suis, à vrai dire, que le caissier de M. de Berizy et que lui seul peut vous accorder ce délai.

– Je m’attendais à cette observation, monsieur Durand, et c’est pour y répondre que je crois devoir vous faire le récit de l’événement qui m’empêche de remplir mes engagements. »

Ici le banquier s’inclina, et M. de Lozeraie reprit :

« – Lorsque je fis cette acquisition, Monsieur, j’avais l’espérance de voir arriver entre mes mains l’entreprise des diverses fournitures nécessaires à l’expédition d’Alger.

– Je comprends Monsieur, repartit dédaigneusement le banquier, et vous comptiez sur les bénéfices énormes résultant d’une spéculation si honorable pour compléter les sommes nécessaires au payement de votre acquisition.

– Non, Monsieur, repartit M. de Lozeraie, le prix de mon acquisition était complet à cette époque ; mais je fus entraîné à courir la chance de ce que vous appelez une spéculation par un misérable intrigant, qui, sous le prétexte d’acheter les personnes qui devaient me livrer ces fournitures, m’a escroqué une somme énorme. »

À cette révélation, Mathieu Durand ne put contenir un vif mouvement de joie ; il répondit à M. de Lozeraie :

« – Voilà, Monsieur, des raisons que vous pouvez dire à M. de Berizy, qui les comprendra parfaitement.

– Moins bien que vous, sans doute, reprit aussitôt M. de Lozeraie ; le marquis est un vieux gentilhomme de province, demeuré tout à fait étranger au mouvement des affaires, tandis que vous, monsieur Mathieu, qui savez comment elles se font…

– J’ignore complètement, repartit le banquier avec dédain, les affaires du genre de celles dont vous venez de parler. Nous autres gens de rien, nous ne connaissons que celles qui sont… légales. »

Je ne puis dire si l’hésitation que mit Mathieu Durand à prononcer ce mot légales, à la place du mot loyales qui lui était d’abord venu aux lèvres, partait d’un reste de politesse qui lui interdisait d’adresser en face une pareille insulte à M. de Lozeraie, ou bien du souvenir de la scène qui s’était passée entre lui et M. Daneau, et dans laquelle il avait fait à son profit un usage si peu loyal de la légalité ; toujours est-il que M. de Lozeraie s’aperçut de cette hésitation et qu’il devina le mot qui n’avait pas été dit sous celui qui avait été prononcé. Cependant il se garda bien dele montrer, et, reprenant ses grands airs, il ajouta avec une rare inconséquence :

« – Il est certain que tout cela n’était pas d’une exacte légalité, et que par conséquent ce serait une singulière confidence à faire à l’un de ceux qui font les lois, à un membre de la haute Chambre, à un pair de France.

– Trouvez-vous plus convenable de la faire à un député ? repartit gravement Mathieu Durand… à un membre de la Chambre basse ? » ajouta-t-il amèrement.

Le comte s’aperçut alors de la gaucherie qu’il venait de faire ; croyant la faire oublier par un ton de bonhomie affectée, il s’écria :

« – Allons, monsieur Durand, ne jouons pas entre nous une comédie inutile ; vous savez aussi bien que moi comment tout cela se passe, vous êtes du monde.

– Je suis du peuple, monsieur le comte, repartit le banquier avec son insolente humilité.

– Eh ! fit le comte, à qui ces propres paroles semblaient écorcher le palais, ne sommes-nous point tous du peuple, d’un peu plus loin ou d’un peu plus près, un peu plus haut ou un peu plus bas ? Soyons surtout de notre époque, et ne prêtons pas aux choses communes de la vie une solennité inutile. Somme toute, monsieur Durand, vous convient-il de me rendre, oui ou non, le service que je suis venu vous demander ?

– Et en quoi consisterait-il, à vrai dire ?

– À me faire exécuter le contrat que j’ai passé avec M. de Berizy, en prenant à votre compte les huit cent mille francs qui me restent à payer. Vous comprenez, du reste, que toutes garanties vous seraient fournies par moi et que je vous donnerais hypothèque sur la forêt que j’ai acquise. Ce n’est donc, à vrai dire, qu’un prêt hypothécaire de quelques mois que je vous demande.

– De quelques mois seulement ? dit le banquier, qui, tout en gardant à par soi l’intention de refuser, était charmé d’apprendre les affaires de M. de Lozeraie. Vous êtes donc assuré de pouvoir rembourse d’ici à ce terme ?

– Parfaitement sûr. Je marie mon fils. »

Cette nouvelle ralluma comme un coup de foudre dans l’esprit de Mathieu Durand le souvenir des premières impertinences de M. de Lozeraie, et il lui répondit en souriant :

« – Ah ! vous mariez votre fils ? Et sans doute vous vous alliez à quelque famille d’une grande noblesse ?

– Non, Arthur épouse la fille d’un marchand.

– Ah ! la fille d’un marchand ?

– Mais d’un marchand anglais, d’un homme considérable de la Cité. Vous savez ? en Angleterre, ces alliances sont très-communes, et puis la bourgeoisie anglaise n’est pas, comme la nôtre, sans famille, sans antécédents : il y a dans ce pays ce que je pourrais appeler une espèce de noblesse bourgeoise.

– Vous voulez dire de bourgeoise noble ?

– C’est cela, monsieur Durand ; je dois hypothéquer la dot de ma bru sur une de mes propriétés, et, en employant cette dot à l’entier payement de la forêt de M. de Berizy, je remplirai les clauses du contrat et je me libérerai envers vous. »

Mathieu Durand ne répondait pas. Le comte de Lozeraie attendit un moment, puis il lui dit :

« – Eh bien ! que pensez-vous de ma proposition ? »

Mathieu Durand se leva tout à coup, et répondit en donnant à l’accent de sa voix et à sa tenue toute la hauteur possible :

« – Je pense, Monsieur, que cette proposition eût été d’abord plus convenablement adressée à M. le marquis de Berizy ; car il est facile de s’entendre entre gentilshommes d’un rang que je dois supposer égal. Et s’il arrive que le gentilhomme de cour craigne de confier certaines choses au gentilhomme campagnard, attendu la différence énorme… d’idées qui existe entre eux, je pense, Monsieur, que la proposition eût été encore plus convenablement adressée au marchand anglais qu’au banquier français, au bourgeois noble qu’au bourgeois du peuple. Voilà ce que je pense Monsieur. »

M. de Lozeraie pâlit à ces paroles ; un éclair de haine jaillit de ses yeux, mais il se contint et repartit avec une insolence dédaigneuse :

« – Vous êtes monsieur Mathieu Durand, et je suis le comte de Lozeraie ; la distance qui nous sépare m’empêche de voir une insulte dans ce que vous venez de me dire.

– Je suis homme à vous offrir une longue-vue pour que vous y puissiez regarder, reprit le banquier.

– Pourvu qu’elle soit aussi longue qu’une épée, dit le comte, cela me suffira.

– Elle aura cette mesure, si cela vous convient, dit Mathieu Durand.

– Il suffit, repartit M. de Lozeraie.

Et il se retira.

Le lendemain, M. de Favieri et M. de Berizy se rendirent chez le banquier de la part du comte de Lozeraie et cherchèrent à s’interposer entre deux hommes à qui leur âge et leur position défendaient de compromettre légèrement leur vie ; mais, pendant deux ou trois jours que durèrent les négociations, ils les trouvèrent tous deux également inébranlables. Alors, étonnés de cette persistance, ils déclarèrent ne pouvoir servir de témoins dans un duel dont ils ne savaient pas au fond la véritable cause. Le banquier fut le premier à qui cette objection fut faite ; mais il déclara ne pouvoir révéler cette cause dont le secret appartenait à M. de Lozeraie.

Celui-ci, à qui l’on répéta l’objection et la réponse, se décida à avouer à M. de Berizy et à M. de Favieri le motif de sa visite à Mathieu Durand et la tournure qu’elle avait prise ; il s’empressa toutefois d’ajouter que Mathieu Durand s’était conduit en homme d’honneur, en gardant si fidèlement son secret. De son côté, le banquier ne put qu’approuver la conduite de M. de Lozeraie, qui avait sacrifié sa vanité au désir d’aplanir les obstacles qui s’opposaient à une rencontre les armes à la main.

– Et ils se battirent ? dit le poëte ; la banque se bat ?

– Ce ne fut pas du moins dans cette circonstance, dit le Diable.

Une fois les deux adversaires dans cette position vis-à-vis l’un de l’autre, il fut facile de leur faire avouer qu’il n’y avait point pour eux de raison sérieuse de se battre. Tous deux, en effet, obéissaient bien plus à un sentiment personnel de haine instinctive qu’à une commune susceptibilité du point d’honneur, et, une fois les circonstances de leur querelle connues, ils craignirent sans doute de montrer le secret de leur animosité et se déclarèrent mutuellement satisfaits. Du reste, cette affaire fut très-heureuse pour M. de Lozeraie, en ce sens que M. de Berizy lui proposa la résiliation de son contrat ; car il avait trouvé un nouvel acquéreur de sa forêt, et ce nouvel acquéreur était le vieux M. Félix de Marseille, qui s’était entremis avec un rare empressement auprès de M. de Berizy pour empêcher la querelle de Durand et de M. de Lozeraie d’avoir des suites fâcheuses.

– Encore M. Félix qui arrive à point nommé ! reprit le poëte. Allons ! décidément c’est quelque héros de M. Scribe, un de ces braves gens qui ont toujours un million ou deux dans le gousset de leur pantalon.

– Eh ! fit le Diable, ceci ne manque pas d’un certain esprit supérieur. Les anciens avaient le dieu pour dénoncer leurs drames : et Deus intersit ! comme dit Horace. M. Scribe a inventé le million pour arriver au même but, et, si j’avais une foi quelconque, je préférerais en littérature comme partout le DIEU MILLION au dieu Jupiter ou Apollo.

Après cette réponse au poëte, le Diable continua :

– Cependant M. de Lozeraie, ayant accepté la proposition de M. de Berizy, se trouva par le fait avoir versé pour son compte douze cent mille francs chez Mathieu Durand, qui s’empressa de lui en offrir le remboursement immédiat dès qu’il sut les nouveaux arrangements pris par le marquis, lequel lui confia ses nouveaux fonds. M. de Lozeraie crut de sa dignité de prier le banquier de les garder, ne voulant pas donner à son adversaire un témoignage de défiance qui ne pouvait l’atteindre dans sa brillante position de fortune. D’un autre côté, Daneau consentit à la vente que lui avait proposée Mathieu Durand. Celui-ci prit le lieu et place de l’entrepreneur vis-à-vis des créanciers hypothécaires, et se trouva par conséquent débiteur vis-à-vis d’eux de douze cent mille francs, et vis-à-vis de Daneau de six cent mille francs : ce qui, avec les quatre cent mille francs qu’il avait avancés, formait les deux millions deux cent mille francs, prix des propriétés de Daneau. Sur ces entrefaites la révolution de Juillet arriva.

– Grande révolution ! s’écria le poëte.

– Je m’en vante ! fit le Diable.

– Qui a lancé la France dans la voie du progrès social.

– Et qui a rejeté la loi du divorce.

– Qui a renversé l’aristocratie.

– Et qui a fait les officiers de la garde nationale.

– Qui a moralisé les populations.

– Et institué le bal Musard.

– Vous lui tenez rancune, monsieur de Cerny, fit le poëte.

– De quoi ? de n’avoir rien fait de bon ? je n’en attendais rien de bon ; je n’étais pas comme Mathieu Durand, qui en avait espéré de superbes choses et qui n’y trouva que ruine.

– Comment, ruine ?

– Oui. Écoutez.

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