VIIILA FEMME D’UN SOT.

« Oui, Édouard, il est des défauts qui entraînent à leur suite plus de chagrin que les vices les plus coupables. Je vous l’ai dit : Guillaume était beau, il avait reçu une instruction peu profonde, mais très-variée ; il avait une immense fortune ; aucun genre de succès ne lui avait manqué. Je ne vous parle pas de ses maîtresses, quoiqu’il ne m’ait épargné le récit d’aucune de ses bonnes fortunes. Je suis trop peu savante dans l’histoire du cœur humain pour savoir s’il a jamais été aimé ; mais je crois connaître assez le monde pour être certaine qu’il a possédé beaucoup de femmes. Guillaume avait la manie de faire des vers et la manie plus fatale encore de les lire. Nous avons eu dans notre salon quelques hommes distingués qui voulaient bien quelquefois nous confier leurs productions, mais je n’en ai jamais vu obtenir un succès qui approchât de celui de mon mari. Il était très-médiocrement musicien, et se piquait de composer et de chanter ses compositions ; c’étaient alors des cris d’enthousiasme à travers lesquels moi seule je devinais les louanges railleuses des hommes d’esprit. Quant à Guillaume, il s’en pâmait d’aise, ne doutant pas qu’il eût été, s’il l’eût voulu, le rival des premiers poètes et des plus grands compositeurs. J’essayais quelquefois de timides observations sur ces enthousiasmes furieux ; alors on m’accusait d’envie. Dans le commencement de notre mariage, comme j’étais la première confidente des productions de Guillaume, je voulus lui signaler quelques défauts et même relever de grossières fautes de musique ; il n’y eut pas assez de mépris pour mes prétentions. Car, il faut bien le dire, j’étais pour mon mari une jolie poupée bien bête à laquelle il imposait silence à la première phrase pour la garantir de quelques grossières balourdises. Jamais, je vous le jure, je n’ai vu une confiance en soi plus complète que celle de Guillaume. Il tranchait sur toutes les questions avec une conviction qui embarrassait souvent les hommes les plus éclairés. Son père lui-même avait soumis la rude indépendance de ses opinions à l’empire de son fils. C’est qu’il était un point où il égalait la supériorité de son père : c’était dans le maniement des affaires d’argent, c’était dans l’adresse à conduire des spéculations usuraires. M. de Carin, le voyant si habile dans une chose où il était lui-même un maître passé, lui croyait la même science dans tout ce qui lui était étranger. De temps en temps j’essayais bien de faire sentir par quelque légère épigramme que je n’étais pas dénuée de tout esprit et de tout jugement ; mais le traité léger glissait sur la triple cuirasse de vanité dont mon mari était protégé. Plusieurs fois enfin, outrée du dédain dont on m’accablait, je lui lançai des sarcasmes violents ; mais je n’obtenais pas même l’avantage de l’irriter, il en riait comme d’une grosse injure d’enfant. Nous avions une loge à l’Opéra et aux Italiens, et j’essayai de me réfugier dans ce plaisir des oreilles et des yeux : ce fut en vain. La présence et les observations de Guillaume me le gâtaient à tout propos. Se piquant d’indépendance dans ses opinions, il approuvait tout ce qui se passait pour mauvais, et vantait tout ce qu’on trouvait médiocre. Je tentai de lutter, mais il avait autour de lui une cour de complaisants qui abandonnaient lâchement ce que je savais de leur opinion, pour se ranger à la sienne, et j’étais toujours battue. Vous ne pouvez pas imaginer, Édouard, ce que le monde a de misérables servilités ; et, pour que vous compreniez combien j’ai eu à en souffrir, il faut vous dire quel monde je voyais.

« Nous nous étions mariés quinze jours après la scène que je viens de vous rapporter. Cette cérémonie fut faite avec un luxe qui m’éblouit ; l’hôtel où je fus conduite, et dont on m’avait gardé la surprise, était d’une magnificence rare. Nous ne donnâmes point de fêtes, mais quelque temps après notre mariage nous eûmes une réunion splendide. J’étais allée quelques jours auparavant faire mes visites de noces et porter pour ainsi dire moi-même toutes nos invitations. Si j’avais eu quelque connaissance du monde, ces visites auraient été pour moi un premier enseignement. Nous allâmes indifféremment dans les maisons de haute noblesse où le nom de mon père me forçait à me présenter, et dans les riches maisons de finance qui constituaient les liaisons de mon mari. Dans les premières je reçus personnellement un accueil bienveillant ; dans les secondes toute la bonne grâce fut pour mon mari. J’y fis peu d’attention, et ce ne fut que quinze jours après que j’appris qu’une femme peut obtenir hors de sa maison des égards qu’on lui refuse dans la sienne, parce qu’on les refuse au maître de cette maison. Aussi aucune des personnes du monde auquel j’appartenais ne vint à notre réunion, et nos salons ne furent peuplés que des connaissances personnelles de mon mari. Sa vanité en fut choquée, mais cette vanité ne voulait pas croire qu’une naissance commune et une femme acquise en spéculations mal famées eussent éloigné cette société si orgueilleuse, et ce fut à moi qu’il en attribua l’abandon. Ce fut un jour cruel, je vous le jure, Édouard, que celui où cent lettres arrivées minute à minute vinrent nous apporter les refus mal déguisés de nos conviés. J’aurais voulu les soustraire à mon mari ; mais par une précaution qui, je crois, fut une insulte bien combinée, elles lui furent toutes adressées personnellement. Elles le poursuivirent jusqu’à l’heure de la réunion, et de proche en proche elles amenèrent entre nous une explication assez vive et assez prolongée pour qu’on vînt nous avertir que déjà on arrivait dans nos salons. Nous n’avions songé ni l’un ni l’autre à notre toilette. N’oubliez pas, Édouard, que c’est une femme qui vous écrit ; soyez indulgent pour ce que vous appelez des frivolités et pour ce qui quelquefois a de bien pénibles résultats ; un rien y suffit, une vie mal commencée s’égare loin du bonheur pour la plus légère cause ; c’est comme le trait qui au départ dévie de la ligne droite de l’épaisseur d’un cheveu, et qui à la hauteur du but en est bien loin.

« Après cette insulte, que Guillaume pouvait me reprocher, sinon personnellement, du moins comme faisant partie de cette caste insolente qui le repoussait, vint une de ces misères de la vie qui ne semblent rien, mais qui sont quelquefois beaucoup. J’avais attendu trop tard ; il me manquait un coiffeur ; pour ne pas tarder à paraître dans les salons, je me confiai à une femme de chambre qui ne fut pas assez habile pour me parer des magnifiques diamants que m’avait donnés mon mari. J’oubliai aussi un éventail peint par R…, et dont il avait parlé ; j’eus toutes les maladresses possibles. Je me hâtai de gagner le salon ; j’entrai. Épouvantée du regard irrité que me jeta Guillaume quand je parus avec des fleurs, j’entrai mal, je ne sus pas réparer le tort d’arriver tard chez moi, je fus gauche, interdite, et on vint à mon aide avec une si pressante pitié que je sentis les larmes me gagner ; je fus ridicule. Comprenez-vous, Édouard, toute la portée de ce mot vis-à-vis d’un homme comme mon mari ? À partir de ce moment, ma cause fut perdue. Je ne puis vous dire la sotte scène, qui suivit cette réunion ; elle fut assez vive pour me faire douter de moi, et douter à ce point que, dans les réunions plus intimes, je n’osai pas me mettre au piano et chanter, quoique des succès passés m’eussent appris que je pouvais le faire sans trop d’audace.

« Figurez-vous maintenant la vie d’une femme sans énergie et à qui l’on met incessamment le pied sur la tête ! je devais succomber dans la lutte. Car, malgré cette faiblesse, je luttai. J’appris alors une chose bien triste pour l’humanité, c’est qu’on a plus de force pour sa vanité que pour son bonheur. Mon bonheur, je l’avais abandonné au premier choc ; ma vanité, je lui portai longtemps secours. Mais enfin j’y épuisai le peu de forces que j’avais ; car on me prenait par des endroits si vulgaires, que je me trouvais le plus souvent sans défense. Ce que je recommandais à mes domestiques était toujours de travers ; mes observations étaient toujours mal placées ; j’avais tort de recevoir à telle heure et tort de ne pas recevoir à la même heure. C’était une conviction si bien entrée dans la tête de mon mari, que j’étais une sotte, qu’il blâmait tout ce que je faisais, tout ce que je disais, sans se donner la peine de l’examiner. Et il me blâmait avec cette forme abrutissante contre laquelle rien n’est fort que le silence, avec la dérision et le ricanement. C’est ici qu’il faut vous expliquer comment je me trouvai seule dans ma cause. Vous avez vu que ceux de ma caste, comme disait mon mari, m’avaient abandonnée ; je me trouvais donc reléguée dans une société qui ne m’accueillait que par rapport à lui. Je vous ai parlé de la servilité des hommes : je me l’explique maintenant. La plupart avaient besoin de Guillaume et des immenses capitaux dont il disposait, et ils le flattaient en l’aidant à me railler. Ma naissance, ce qu’on nommait ma gentillâtrie, me fit des ennemies de toutes les femmes de ce monde financier ; et, bien que quelques-unes ne craignissent pas de donner de rudes leçons à la présomption de Guillaume, ce ne fut jamais à mon profit, car je leur avais enlevé le plus riche et le plus beau parti de leur espèce. Vous devez vous étonner, Édouard, que dans cette cruelle position je n’aie pas trouvé un appui ? Un seul homme, le comte de Cerny, brava l’anathème lancé contre notre maison. Il vint plusieurs fois et se fit mon champion. Je lui fus reconnaissante de ce courage, et je le lui témoignai par un accueil plus empressé. Un mois après, toute la Chaussée-d’Antin s’indignait du scandale de ma conduite. Les élégants de la Bourse, qui n’avaient pas songé à moi, se trouvèrent très-humiliés de ce qu’ils appelaient le succès de l’ambassadeur du faubourg Germain. Je dus prier M. de Cerny de m’épargner sa bienveillance.

« Édouard, il me semble que je vous vois lire ma lettre et que vous êtes prêt à en tourner les feuillets pour chercher si, au milieu de tout cet abandon, je ne nommerai pas enfin celui à qui je devais avoir recours. Hélas ! n’ai-je pas déjà trop cruellement parlé de mon père, et faut-il que je sois réduite à l’accuser encore ? Mon père ne demeurait point avec nous, et ne venait que rarement nous rendre visite ; et cette visite, savez-vous quel en était toujours le motif ? un besoin d’argent, un emprunt à faire à mon mari. Si vous saviez, Édouard, par quelles humiliations Guillaume faisait acheter à mon pauvre père les secours qu’il lui donnait, vous comprendriez que je ne voulusse pas ajouter la confidence de mes chagrins à cet horrible supplice. Je suis bien misérable maintenant, Édouard, et vous vous étonnez quelquefois de mon courage à supporter certaines privations : c’est que, mieux que personne, j’ai appris ce qu’il en coûte d’avoir des désirs au-dessus de sa fortune. Puis une passion terrible égarait mon père : il était joueur, et moi, vous savez, je ne suis pas assez forte pour avoir aucune passion. J’ai vécu de luxe sans en jouir ; je vis de misère sans en souffrir.

« Vous le voyez, Édouard, j’étais abandonnée de tous côtés, dominée par l’aveugle sottise de Guillaume, bafouée par la servilité de ses commensaux et tournée en ridicule par la haine de leurs femmes. Je me résignai, je me tus, je passai condamnation, et il fut avéré, au bout d’un an de mariage, que j’étais une idiote qui voudrait bien être méchante, mais qui ne savait pas l’être. Tout me manqua. Je devins grosse et fus malade : la vanité de mon mari, qui voulut me conduire à une course pour montrer de magnifiques chevaux neufs qui s’emportèrent et me causèrent une frayeur cruelle, me fit faire une fausse couche ; Guillaume eut la brutalité de me dire « que je n’étais pas même bonne à faire des enfants. » Comprenez-vous cette vie, Édouard ? Vous figurez-vous ce qu’elle a d’odieux, d’insultant, d’horrible ? N’oubliez pas qu’elle était même sans solitude et sans recueillement ; on la traînait tous les jours dans les bals, dans les fêtes, dans les spectacles. J’étais chargée, sans m’en douter, de satisfaire une des vanités de mon mari. Au bout de quelque temps je compris que les parures sans cesse renouvelées qu’il me prodiguait n’étaient pas une attention de sa part, comme je le supposais. C’était un défi jeté au luxe des plus riches, et je crois que, s’il eût pu mettre des robes lamées ou des colliers de prix à son cheval, il m’eût laissée dans un coin.

« Voilà comment j’ai vécu depuis deux ans, arrivée au bout de ce temps à un abandon de moi-même qui justifiait presque tout ce qu’on en supposait, lorsqu’un événement immense en lui-même, puisqu’il fut une révolution pour notre pays, vint changer toute ma vie et amena la catastrophe qui m’a mise en l’état où je suis. Je m’étais mariée au mois de juillet 1828 ; deux ans après éclata la révolution qui exila les Bourbons. Nous étions à la campagne, aux environs de Blois, quand le Moniteur nous apporta les ordonnances. Vous ne pouvez vous figurer la joie folle de mon mari à cette nouvelle.

« – Enfin, s’écriait-il, on va réduire à l’obéissance cette chambre des députés, si insolente et si bavarde ; un ramassis d’avocats et de marchands qui n’ont ni sou ni maille, et qui seront trop heureux de baiser la semelle des bottes du roi quand il osera leur tenir tête ! Il est temps que le maniement des affaires revienne à qui de droit, aux grands noms et aux grandes fortunes. C’est maintenant à la chambre des pairs à prendre la véritable place qui lui convient, la place de la chambre haute. Ah ! si j’en étais en ce moment ; si… À propos, avez-vous reçu des nouvelles de votre père ?…

– Oui, il m’a écrit des Pyrénées ; les eaux d’Aix lui ont fait beaucoup de bien.

« Mon mari laissa percer un mouvement de dépit dont je ne compris pas alors l’affreuse signification.

« – Enfin, reprit-il après un moment de silence, il faudra bien que cela vienne ; et, en attendant, voilà qui ne rend pas la position plus mauvaise. L’aristocratie peut espérer maintenant une solide constitution. Elle marchera à la tête du pays, au lieu d’être remorquée à sa suite comme une vieille machine usée. Une aristocratie jeune, forte, riche, connaissant les besoins nouveaux de l’époque et habile à reconstituer le passé !

« Mon mari se promenait activement en parlant ainsi, lisant et relisant le Moniteur. Puis il s’écriait de temps en temps avec une impatiente colère :

« – Et ne pas être là, maintenant !

– Ne pouvons-nous partir pour Paris ? lui dis-je.

– Est-ce que je parle de cela ? me répondit-il en haussant les épaules et en me regardant avec mépris.

« Vous le voyez ! j’étais bien sotte, je ne comprenais pas que ce fût la vie de mon père qui excitât ces vifs regrets dans l’âme de mon mari. Hélas ! je n’ai pas gardé longtemps cette erreur. Sans m’être occupée de politique, j’étais naturellement du parti de mon père et du parti de mon mari, je ne trouvais donc rien de déraisonnable dans son enthousiasme ; mais j’eus bientôt occasion de reconnaître combien ces idées avaient peu de bonnes raisons à leur appui. M. Carin père, qui était venu à la campagne avec nous, était hors du château quand cette importante nouvelle arriva. Il revint au plus fort des exclamations de son fils. Son père l’écouta d’abord d’un air soucieux, puis se leva tout à coup et dit en secouant la tête :

« – Tout cela est bel et bon, mais je soutiens, moi, que c’est une énorme sottise.

– Bien, repartit mon mari, vous venez de chez M. D***, libéral enragé, et il vous a monté la tête !

– Je viens de chez le comte M***, ultra-enragé, qui m’a appris cette nouvelle, et j’ai vu qu’il était fou et toi aussi.

– Ah çà ! mon père, vous ne pensez pas ce que vous dites ? reprit mon mari d’un ton ricaneur.

– Je pense ce que je dis, et je dis ce que je pense : cette mesure est une énorme sottise, je l’ai dit et je le répète.

– Soit, répondit mon mari avec le souverain mépris qu’il opposait à tout ce qui n’était pas de son avis ; une sottise selon vos idées.

– Et mes idées valent bien les vôtres, monsieur le baron de Carin ! reprit son père avec colère. J’ai excusé le stupide enthousiasme du comte de M*** : c’est un noblillon qui s’imagine qu’il sera beaucoup plus grand seigneur parce que les patentés n’iront pas aux élections. Mais toi, penses-tu que la France acceptera ce soufflet sans le rendre ?

– La France ! oh ! la France ! reprit mon mari avec le même air dédaigneux. Où est-elle donc, la France ? Qu’est-ce que c’est que ça, la France ? Est-ce qu’elle se compose de cinquante mille électeurs stupides et de deux cents députés insolents ? La France se taira et elle fera bien.

– Elle ne se taira pas, monsieur le baron ! s’écria M. Carin avec un emportement que je ne lui avais jamais vu envers son fils. Les cinquante mille électeurs stupides et les deux cents députés insolents sont l’élite de la nation, entendez-vous, monsieur le baron ? et ils ne se laisseront pas insulter pour le plus grand avantage d’une caste qui vous a mis à la porte, vous, monsieur mon fils, Guillaume Carin !

– Je ne rends pas la cause du roi responsable des insolences de quelques hommes.

– Eh bien ! tant mieux pour toi, tu as provision de grandeur d’âme ; mais ce ne sera pas de même partout, je t’en réponds. Je suis royaliste, moi, je l’ai prouvé. Je n’ai pas oublié que ce tyran de Bonaparte a voulu me faire mettre en jugement pour les fournitures de 1813, et que, sans l’arrivée des alliés, je la dansais et mes millions aussi. Je suis royaliste enfin de cœur et d’âme ; mais je suis royaliste pour le roi, et non pas pour ce tas d’émigrés qu’il nous a ramenés et qui nous dévorent.

– Et à qui on a pris tous leurs biens, dit mon mari.

– Et tu en manges de ces biens-là, dit M. Carin. D’ailleurs, vois-tu, moi je hais les nobles ; c’est dans ma peau, comme dans la tienne de les adorer. Tu es mon fils, je veux bien le croire, mais ce n’est pas par là du moins.

– Et je m’en fais honneur, dit Guillaume avec colère.

– Tu t’en fais honneur, monsieur Guillaume ! et d’où sors-tu donc ?

– Mon père, prenez garde, ou pourrait vous entendre.

– Eh ! qu’est-ce que ça me fait à moi ? est-ce que je rougis de ma naissance ? Mon père était charpentier et ma mère marchande de marée. Ils ont fait leur fortune, c’est vrai, et je l’ai continuée ; mais je n’en suis pas plus fier, et je ne prétends pas qu’un tas de noblillons, de gueux me marchent sur le pied.

– Il ne s’agit pas de cela, mon père, reprit mon mari, alarmé de la violence de M. Carin ; il s’agit d’une mesure dictée par la nécessité et qui était dans le droit et dans le devoir du roi.

– Tu me fais rire avec tes droits et tes devoirs ! Ah çà ! est-ce que vous croyez que, parce qu’un ministre a fait un gros discours de jésuite en tête des ordonnances, ça va persuader les électeurs de se laisser dépouiller de leurs droits sans mot dire ; qu’on supprimera d’un trait la liberté de la presse sans que le peuple en soit vexé ?

– Est-ce que le peuple s’occupe de ces choses-là ? Que lui fait l’élection ? Il n’y participe pas. Que lui fait la liberté de la presse ? Il ne sait pas lire.

– Tu me fais pitié, mon pauvre garçon ! Je sais bien qu’il ne participe pas à l’élection, mais elle est dans les mains des bourgeois en qui il a confiance.

– Ils sont plus insolents que les nobles.

– Oui, mais ils ne sont pas nobles, et l’ouvrier et le bourgeois sont parents par la roture. Leur cause était la même en 89, et vous la rendrez la même en lui rendant les mêmes ennemis, la noblesse et le clergé. Vous êtes de grands politiques sur le papier, messieurs les savants d’aujourd’hui, mais vous ne connaissez pas le peuple ; vous ne tenez compte ni de ses haines, ni de ses souvenirs, ni de ses craintes.

– Mais il ne s’agit pas de noblesse et de clergé, il s’agit de la royauté.

– Et qu’est-ce qu’elle veut, la royauté ?

– Elle veut être respectée ; cette royauté de quatorze siècles ne veut pas être l’esclave d’une chambre rebelle née d’hier.

– Ah çà ! mais vous êtes fou ! Est-ce qu’il y a une chambre à la condition qu’elle ne sera pas une chambre ? Et toi, tout le premier, si tu étais où tu veux être, t’arrangerais-tu qu’on te mît à la porte, parce que tu ne serais pas de l’avis du gouvernement ?

– Ah ! la chambre des pairs, c’est autre chose ! c’est vraiment l’élite de la nation.

– Jolie élite dont tu feras partie.

– Mais, mon père…

– Laisse-moi donc tranquille ! On mettra encore une fois les Bourbons à la porte, et ils ne l’auront pas volé.

– C’est ce que nous verrons.

– C’est tout vu. Paris sera en insurrection demain.

– Vous vous croyez encore en 93, mon pauvre père.

– Je crois à ce que je sens, vois-tu ! Quand j’ai lu ce Moniteur-là, le cœur m’a gonflé comme si on m’avait donné un soufflet. Je n’ai pas raisonné ce sentiment-là ; j’ai été furieux. Et moi, je suis fait comme tout le monde ; tout le monde est fait comme moi, et tu verras ce qui va arriver.

« La discussion dura longtemps ; et, bien qu’elle n’apportât d’aucun côté des lumières bien grandes sur cette grave question, j’étais, dans mon silence, de l’avis de M. Carin. Je me fiais à cet instinct de colère populaire dont il était saisi, et je jugeais de ce qu’elle pourrait être dans des masses qui n’avaient pas comme lui des raisons de fortune et d’alliance pour résister à leur premier emportement. Comme il arrive toujours aux hommes doués d’une grande infatuation, l’enthousiasme de mon mari devint d’autant plus exagéré qu’il avait trouvé quelque résistance. Il accueillit avec son dédain habituel la nouvelle des premiers mouvements populaires, en s’écriant :

« – Une compagnie de gardes du corps la cravache à la main, et tout sera fini.

« Puis, quand il eut vu qu’il avait suffi de trois jours pour renverser cette royauté de quatorze siècles, il ne démentit pas sa furieuse confiance en lui-même ; et, ne voulant pas convenir qu’une mesure qu’il avait approuvée pût être mauvaise, il se tourna contre ceux qui l’avaient mise à exécution. Il dit que tout avait manqué par leur faute, que quelques régiments de plus dans Paris auraient assuré le succès. Il ne quitta guère ce ton tranchant que lorsque les journaux nous apportèrent la nouvelle de l’élection de Louis-Philippe au trône et celle de l’acceptation de la nouvelle charte.

« C’est ici, Édouard, que commence pour moi une autre série de chagrins que je ne crains pas de confier à votre honneur. Ne vous semble-t-il pas singulier, cependant, que la vie d’une femme ait pu être torturée pour un article de la constitution politique de son pays ? La charte nouvelle, votée par les deux chambres et acceptée par le roi, disait qu’une loi serait présentée dans le délai d’un an pour régler définitivement ce qui concernait l’hérédité de la pairie. La tempête qui s’éleva dans le cœur de Guillaume, à cette nouvelle, fut vraiment folle. Son père se plut à l’irriter, en le raillant sur la perte de ses espérances ; et vous devez comprendre que, dans tout cela, c’était moi qui recevais le contre-coup de la colère du fils et des moqueries du père. Je ne vous raconterai pas la scène qui eut lieu à cette occasion ; elle fut suivie d’autres si cruelles, qu’elle n’a plus compté comme une douleur dans mon souvenir. Quelques jours se passèrent encore pendant lesquels mon mari reçut des lettres de mon père, qu’il ne me communiqua pas. M. Carin était allé à Paris et en était revenu. Pendant ce temps, mon père avait quitté les eaux d’Aix et était arrivé dans notre château ; sa douleur était extrême. Chez lui l’opinion politique était une foi, la fidélité aux Bourbons une religion ; et, dès les premiers moments de son arrivée, il nous annonça son intention de les suivre encore une fois dans l’exil.

« – Nous reparlerons de cela demain, dit mon mari d’un ton plus affectueux qu’à son ordinaire ; il faut d’abord vous reposer.

« Le soir venu, et lorsque je fus rentrée chez moi, Guillaume vint dans mon appartement, et, en ayant exactement fermé les portes, il m’annonça son intention d’avoir avec moi un entretien important. Ma surprise fut grande, et mon mari, qui s’en aperçut, crut devoir me rassurer à sa manière sur l’importance de ce qu’il attendait de moi.

« – Ne vous effrayez pas ! me dit-il, il ne s’agit pas d’une mission bien extraordinaire. Je désire seulement que vous vous chargiez de persuader votre père de ne pas quitter la France. Ce départ vous causerait, je le crois du moins, un assez vif chagrin pour que vous trouviez de bonnes raisons qui déterminent M. de Vaucloix à changer d’avis.

– Je ne puis faire valoir que ce chagrin lui-même, et j’espère assez dans la tendresse de mon père pour qu’il m’épargne cette séparation.

– C’est bien dit, repartit mon mari ; persuadez-lui bien que vous en serez au désespoir et moi aussi.

– Je vous remercie de ce sentiment, dis-je à mon mari ; et, puisque vous voulez bien compter sur moi pour cette démarche, je crois qu’il est d’autres raisons que je pourrais invoquer.

– Et quelles sont ces raisons ? me dit Guillaume en s’asseyant devant moi et en m’examinant.

« Vous le dirai-je, Édouard ? j’ai cru entrevoir une espérance de détruire en quelques points l’opinion de Guillaume sur mon compte, et je m’appliquai pour ainsi dire à lui développer ces raisons que je croyais devoir le toucher.

« – Mon père est vieux, lui dis-je, et quitter la France à son âge, ce serait vouloir mourir à l’étranger.

– C’est juste, c’est juste.

– Il n’a pas besoin de donner aux Bourbons cette dernière preuve de dévouement, sa vie répond assez pour lui.

– C’est très-bien, très-bien.

– Il peut d’ailleurs leur montrer sa fidélité par un dernier acte de sa volonté. Il peut, comme quelques autres, refuser au gouvernement actuel le serment qu’on lui demande comme pair de France, et protester par sa retraite.

– Je vous supplie, me dit Guillaume, de ne pas lui dire un mot de cela.

– Et pourquoi ?

– Ah ! pourquoi ? reprit-il, parce que ce n’est pas pour cela que je vous ai épousée.

– Que voulez-vous dire ?

– Écoutez, Louise ; tâchez de me comprendre une fois en votre vie. Ce n’est pas trop, n’est-ce pas ?

– J’essayerai, Monsieur.

– Oh ! ne prenez pas votre air de victime, je vous en prie ; ce que je vais vous dire est grave. Écoutez-moi bien. La loi qui réglera l’hérédité de la pairie ne sera présentée que dans un an. Ce n’est pas sans raison qu’on a ajourné une pareille mesure ; on a voulu laisser aux esprits le temps de se calmer. D’après mon opinion, il est plus que probable que l’abolition de l’hérédité ne sera pas prononcée. Qu’il en soit ainsi, et mes droits subsistent, si votre père prête serment. Or, vous comprenez que je n’entends pas les sacrifier à un caprice de fidélité surannée : ils m’ont coûté assez cher.

« Je ne pouvais disconvenir que l’observation de Guillaume ne fût raisonnable ; mais il avait un art de jeter de l’odieux sur tout ce qu’il disait. Ce reproche brutal du prix dont il avait acheté ses espérances me révolta, et je lui répondis :

« – Il est des questions d’honneur que chaque homme juge souverainement pour lui-même, et je n’ai pas le droit de donner un pareil conseil à mon père.

– Oh ! oh ! dit mon mari, où avez-vous appris cette belle phrase ? Elle est très-sonore, mais je vous avertis qu’elle est fort déplacée. Je veux, entendez-vous bien ? je veux que vous persuadiez à M. de Vaucloix de prêter serment.

– Je ne puis me charger d’une pareille mission, je ne l’accepte pas.

– Écoutez, me dit Guillaume avec colère, votre père prêtera serment quand je le voudrai et comme je le voudrai ; mais il ne me convient pas de le pousser moi-même à cette détermination. Il faut que ce soit vous qui la lui inspiriez. Je répugne à employer des moyens violents, et votre refus m’y forcerait.

– Des moyens violents vis-à-vis de mon père ! m’écriai-je ; et vous osez m’en menacer !

– Ne faisons pas de tragédie, s’il vous plaît. Voulez-vous, oui ou non, m’épargner le désagrément de faire une scène à votre père ? Allez le trouver ce soir même, je l’ai prévenu que vous vouliez lui parler en secret, il vous attend. Et, puisque vous êtes en train de belles phrases, il en est une que je vous engage à lui dire : c’est que la seule dot qu’il vous ait donnée est l’hérédité de sa pairie, et qu’il est d’un homme d’honneur de me la conserver par tous les moyens qui sont en son pouvoir.

– Par tous, excepté par un parjure.

– Sottise et entêtement ! c’est un peu trop, dit Guillaume furieux. Vous me refusez ? Faites-y attention, je hais les scandales et les cris ; mais s’il faut en venir là, je le ferai, et alors… Mais vous irez.

« La première menace de Guillaume contre mon père m’avait peu alarmée, mais le ton dont il proféra ses dernières paroles m’épouvanta véritablement. Je me contins et je lui dis :

« – Mon refus doit vous importer peu ; car vous pouvez être sûr que cette démarche, lors même que je la ferais, serait parfaitement inutile.

– C’est ce que nous verrons.

– Vous le voulez ? lui dis-je. Eh bien ! j’essayerai demain.

– Ce soir, vous ai-je dit.

– Ce soir, soit. J’irai tout à l’heure.

– Tout de suite… Mon Dieu ! j’ai mes raisons. Suivez-moi ; je vais vous accompagner jusqu’à l’appartement de votre père, et n’oubliez pas qu’il faut que vous réussissiez.

« Quoique je fusse convaincue de l’inutilité de mes efforts, je consentis à suivre mon mari, pour éviter à mon père cette scène dont il le menaçait. Je croyais que ma condescendance suffirait à l’exigence de Guillaume. Il me conduisit jusqu’à la porte de la chambre de mon père, et me fit signe d’entrer.

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