VIIPREMIÈRE ENTREVUE : ASSEMBLÉE DE CRÉANCIERS.

« Nous étions arrivés. Au moment où nous descendîmes de voiture, le concierge dit à mon père :

« – M. Carin est dans le salon…

– Très-bien ! très-bien ! dit mon père en l’interrompant. Venez, ma fille ; allons lui annoncer cette heureuse nouvelle.

« Ilm’entraîne, et nous entrons dans le salon.

« – La voilà ! la voilà, s’écrie mon père en montrant l’ordonnance du roi.

– Signée ? dit M. Carin en s’élançant vers mon père.

– Signée ! repartit celui-ci. Venez par ici, que je vous conte tout cela.

« Et tous deux sortent ensemble et me laissent seule au salon avec un jeune homme qui était à notre entrée dans l’embrasure d’une fenêtre et que M. de Vaucloix n’avait pas sans doute aperçu. Il m’avait saluée silencieusement, et je lui avais à peine rendu son salut que mon père et M. Carin avaient disparu. Je demeurai d’abord fort embarrassée ; car, en passant devant lui, je rencontrai le regard ou plutôt le lorgnon de ce jeune homme dirigé sur moi. Je le trouvai si impertinent que je ne baissai pas les yeux et le regardai en face. Je puis vous dire la vérité, Édouard : il était d’une rare beauté. Il s’aperçut du sentiment de colère qu’il m’avait inspiré, et il baissa ce lorgnon avec une grâce si particulière qu’on eût dit d’un vaincu qui rendait son épée. J’allais me retirer, lorsqu’il s’avança vers moi, en me disant sans aucun embarras :

« – Mademoiselle de Vaucloix veut-elle bien me permettre de me présenter moi-même ?

« Je ne sus que répondre, je me sentis rougir et je ne pus que faire une légère inclination. J’étais d’autant plus dépitée de mon embarras, que je voyais qu’il était observé et qu’il l’était par un homme qui devait y mettre une vive curiosité ; car j’avais entendu, moi, toute la phrase du domestique que mon père avait interrompu : M. Carin est au salon avec monsieur son fils, avait-il dit. C’était donc mon futur mari que j’avais en face de moi. Rappelez-vous toutes les sensations que je venais d’éprouver, ce mystère qui m’entourait, cette pitié qui m’avait accueillie, l’étrangeté de tout ce qui se passait, et, pour comble de singularité, cetteentrevue soudaine, sans intermédiaire, sans préparation. Il y avait de quoi troubler une jeune fille moins timide que je ne l’étais. Il faut tout vous dire aussi, Édouard. Dans les terreurs de la nuit, l’image du mari qui m’était destiné n’avait pas été la dernière à me poursuivre. Ne le connaissant pas, je m’étais fait son portrait d’après son père, et le savon de Windsor et l’huile antique vantés par M. Carin m’avaient fort épouvantée. Jugez donc de ma surprise quand je rencontrai, au lieu de la caricature que je m’étais figurée, un homme d’une élégance achevée, et, je dois le répéter, d’une beauté parfaite. Sa vue me frappa d’une surprise toute nouvelle : il dépassait de bien loin tous les beaux amoureux que les femmes rêvent quand elles n’ont pas encore aimé. Et cela me venait au moment où je me croyais livrée à un monstre ! passez-moi le mot, parce qu’il me semble que j’éprouvai un peu de l’heureux étonnement de la vierge qui, livrée au fleuve Scamandre qui doit la dévorer, trouve à sa place un beau jeune homme qui la prie à genoux. Cependant je me taisais, et il me semblait que mon futur devait être aussi embarrassé que moi, car il ne me disait rien. Je me hasardai à le regarder pour me rassurer par son trouble. Il était immobile devant moi et il me regardait avec un sourire dont je n’oserais vous dire l’expression, maintenant que je crois l’avoir comprise : il me fit peur alors sans que je pusse m’en rendre compte, si bien que mon trouble et le dépit que j’en éprouvai allèrent presque jusqu’aux larmes. Son assurance m’irritait, et je lui en voulais en même temps de n’en pas user pour venir à mon aide. En ce moment j’aurais donné beaucoup pour avoir, je ne dirai pas la présence d’esprit, mais l’impertinence de certaines femmes. J’étais honteuse d’être dominée si complètement. Je voulus à tout prix sortir de cette sotte position, et j’en sortis par une grande gaucherie.

« – Vous désirez parler à mon père, Monsieur ? dis-je d’un ton que j’essayai de rendre sec.

– Non, en vérité, Mademoiselle, c’est à vous à qui je désire parler.

– Je ne sais si je dois…

– À la manière dont mon père et le vôtre mènent les choses, il est à craindre qu’ils oublient longtemps encore qu’il était nécessaire de nous présenter l’un à l’autre. Faisons donc comme s’ils ne l’avaient pas oublié, puisque enfin il faudra que cela arrive tôt ou tard, et permettez-moi d’avoir avec vous un entretien que je souhaitais ardemment.

« Tout cela me fut débité avec un accent et une précision qui attestaient combien l’homme qui parlait ainsi était libre de sa pensée et de ses paroles. Je me trouvai une toute petite fille devant cet homme, et, si je n’avais vu qu’il était jeune, j’aurais cru entendre parler un grave rhéteur qui va traiter une question où il compte triompher. Il m’avait offert la main et m’avait fait asseoir ; il se plaça auprès de moi.

« – On vent nous marier, me dit-il en minaudant ; mais cette volonté a besoin d’une haute sanction. Pensez-vous qu’elle puisse l’obtenir ?

– Vous avez vu la joie de mon père, Monsieur. Autant que je puis en juger, le roi a permis…

– Pardon, Mademoiselle ; le roi peut permettre ce que vous pouvez vouloir défendre.

« Je rougis et détournai la tête.

« – Le roi, reprit-il, peut dire oui où vous pouvez dire non… Que direz-vous ?

« Cette question si directe me blessa plus qu’elle ne m’embarrassa. Cet homme savait trop bien ce qu’il disait, à côté de moi dont le trouble devenait extrême ! J’eus recours à une de ces phrases toutes faites que l’on apprend dans les récits les plus vulgaires, et je répondis en balbutiant :

« – Monsieur, j’obéirai à mon père…

« Par un léger mouvement, M. Carin se retira de moi, et, sans que je le regardasse, je vis qu’il me considérait d’un air qui devait être d’une impertinence complète. Il se tut un moment, puis, me prenant la main, il la baisa d’un air tout particulier et reprit avec un léger accent de raillerie :

« – On n’est pas plus belle et plus… bonne.

« L’intonation de la voix, la manière dont il prononça ce mot bonne, me semblèrent une insulte. Un éclair de colère me traversa le cœur : un éclair, en vérité, car il ne dura pas assez longtemps pour m’inspirer une réponse également impertinente ou me donner la force de me retirer. Mon père rentra avec le sien.

« – Hé ! hé ! dit M. Carin, voilà la connaissance toute faite. Eh bien ! Guillaume, je te l’avais bien dit, que je te donnerais une femme de toute beauté… un peu embarrassée, un peu timide…

– Monsieur veut dire un peu bête ? repris-je aussitôt, outrée du ton de M. Carin.

– Mademoiselle a raison, dit M. Guillaume en ricanant.

« Je levai les yeux sur mon père, il était rouge et confus ; je restai ébahie de le voir accepter, sans se récrier, l’insulte qui m’était faite ; et je ne sais quelle pitié, pour lui et pour moi, me prit au cœur, lorsqu’il essaya d’arranger la phrase de M. Guillaume en ajoutant :

« – En effet, ma fille a raison, monsieur Carin ; vous avez l’air de lui faire un mauvais compliment.

– Bon, bon ! fit M. Carin, voilà un gaillard qui lui apprendra comment l’esprit vient aux filles.

« Et, avant que j’eusse le temps de m’étonner de cette nouvelle grossièreté, il ajouta :

« – Allons ! il n’y a pas de temps à perdre maintenant. Toi, Guillaume, tu vas aller à l’église, à la mairie et chez le notaire ; vous, monsieur de Vaucloix, allez chez vos… vous savez… offrez vingt-cinq pour cent pour donner quarante, ils seront trop heureux. Moi, je me suis réservé les plus récalcitrants, et je promets de les enlever. Assemblée générale ici ce soir ! il faut que tout soit fini aujourd’hui même. Vous comprenez que nous ne pouvons publier les bancs qu’après l’arrangement signé ; si on se doutait de la chose, nous n’obtiendrions pas un sou de remise, et ce n’est pas là notre affaire. Fais bien attention, Guillaume, qu’on ne publie que dans trois jours.

– C’est convenu, mon père, dit Guillaume avec impatience ; est-ce que vous me prenez pour un imbécile ?

– M. Guillaume a raison, dis-je aussitôt, emportée par le désir de rendre son impertinence à mon futur et sans m’apercevoir que la phrase que je répétais ne s’appliquait pas directement à celle qu’il avait dite.

« Guillaume fit une légère grimace qui me montra que je n’avais fait que confirmer la pauvre opinion qu’il avait de moi, et dans ma colère je frappai la terre du pied. Mon père, quoiqu’il devinât ce que je souffrais, s’irrita de ce signe d’impatience.

« – Allons, Louise, me dit-il sévèrement, pas d’enfantillage ; réfléchissez et songez à m’obéir.

– Mademoiselle m’a fait espérer ce bonheur, dit Guillaume ; puis il salua et sortit avec son père et le mien.

« Je restai seule. Telle fut ma première entrevue avec mon futur. Un hasard, en me mettant soudainement en face de lui, me donna un trouble bien naturel à une jeune fille, et me montra à Guillaume sous un aspect qu’il crut vrai et qu’il ne chercha point à rectifier. Vous verrez plus tard qu’il était de ces hommes pour lesquels une première impression est d’une grande importance par la foi qu’ils ont de l’infaillibilité de leur jugement. Édouard, vous qui me connaissez, vous savez si je suis vaniteuse ! Cependant vous devez comprendre l’humiliation d’une jeune fille qui n’est pas assez jeune pour qu’on la traite comme une enfant, qui sait qu’elle a été jugée sotte, et assez sotte pour qu’on puisse le lui dire en face sans qu’elle s’en doute. Écoutez-moi bien, Édouard, et ne vous ennuyez pas de tous ces détails de ma vie ; ils sont nécessaires pour vous faire sentir que le malheur n’est pas toujours dans ce qu’on appelle un malheur. En effet, j’étais malheureuse ce jour-là, sans que je pusse dire à personne qu’il me fût arrivé rien de malheureux. Je me contentai de pleurer en m’excitant à la résolution extrême de résister à M. de Vaucloix. Cette résolution ajoutait encore à mes angoisses, car je sentais que je reculerais devant un ordre ou une parole de mon père, et que je ne ferais que donner des armes contre moi. Et cependant j’avais tellement honte de m’abandonner moi-même avec tant de faiblesse, que je n’osais me dispenser de tenter cet effort, tout inutile que je le savais. C’était un devoir envers moi-même. J’attendis mon père toute la journée dans cette anxiété, mais je l’attendis vainement. Avant son retour, dix ou douze personnes d’assez commune apparence étaient arrivées à l’hôtel et avaient envahi le salon. De temps en temps les domestiques venaient jusque chez moi, pour me dire que tous ces gens demandaient mon père avec une insolence inouïe, tenant des propos fâcheux sur son compte, disant qu’il se jouait d’eux, menaçant de partir et de lui apprendre à donner des rendez-vous où il manquait, selon son habitude, comme à tous ses engagements. D’après ce que je vous ai dit des habitudes de mon père et des demi-mots prononcés devant moi, vous devinez, vous, qu’il s’agissait d’une assemblée de créanciers. Mais vous devinerez aussi combien, moi, je devais être dans une complète ignorance de ce qui arrivait. La seule chose qui ressortît pour moi de ce que j’avais entendu et de ce qu’on me répétait, c’était la déconsidération de mon père. Cependant, le bruit qui se faisait dans le salon devint si indiscret, au dire des domestiques, que je ne pus les en croire et que je sortis pour m’en assurer, résolue à me présenter, s’il le fallait, pour le faire cesser. Au moment où je m’arrêtais à une porte vitrée pour regarder par le coin d’un rideau quels étaient ces hommes et écouter leurs propos, je vis entrer mon père, et j’entendis un cri général, puis des acclamations ironiques :

« – Ah ! vous voilà !… c’est bien heureux !… Voyons, que nous voulez-vous ? Encore des promesses ?… Si vous n’avez que ça à nous offrir, merci ; ça n’a plus cours.

« Et mille autres choses dites de tous les coins du salon par des voix qui semblaient enchérir d’insolence les unes sur les autres.

« – Il ne s’agit pas de promesses, répondit mon père d’un ton et d’un air qui me parurent bien obséquieux ; il s’agit d’argent, et d’argent comptant.

– À toucher dans trois mois ? dit quelqu’un.

– À toucher demain, ce soir, si vous le voulez.

– Alors l’affaire est toute simple, reprit un autre ; payez, vous serez considéré. Vous me devez dix mille neuf cent vingt-trois francs, la quittance sera prête aussitôt que les écus.

« Ilse fit un moment de silence, et mon père reprit :

« – Vous devez supposer, Messieurs, que je n’ai trouvé l’argent nécessaire pour vous satisfaire qu’en m’imposant les plus rudes sacrifices. Je dois donc vous déclarer que ces sacrifices seront inutiles si vous ne venez à mon aide, et si vous ne m’accordez une réduction sur vos créances.

« Il sembla qu’une seule voix, composée de vingt voix, répondit :

« – Pas un sou.

« Puis l’un reprit :

« – On me doit ou on ne me doit pas ; je veux tout ou rien.

« Et un autre :

« – Je puis bien acheter douze mille francs le droit de dire qu’un marquis, pair de France, m’a friponné.

« Et un autre :

« – Venez, venez, c’est toujours la même histoire ; il n’y a pas un sou au bout de tout ça.

« Mon père tira un portefeuille de sa poche, le posa sur la table, l’ouvrit et montra une grande quantité de billets de banque. Je ne puis vous dire le mouvement ignoble qui précipita tous ces hommes vers la table ; mon père disparut à mes yeux dans un cercle de vautours dont les derniers se hissaient sur la pointe des pieds pour mieux voir ce qui leur était offert. Cependant deux de ceux-là s’écartèrent du cercle et se firent un signe ; ils se rapprochèrent vivement de la porte où j’étais.

« – Où diable a-t-il pris tout cet argent ? dit l’un, que je reconnus pour le tapissier de l’hôtel.

– Il ne lui reste plus rien à vendre, cependant.

– Pas même son vote à la chambre.

– À moins que ce ne soit sa fille.

– Il en est bien capable !

– C’est peut-être le roi qui paye ses dettes encore une fois ; Charles X aime beaucoup le marquis.

– Tiens ! c’est une idée ; combien a-t-il montré là ?

– Douze à quinze paquets de dix mille.

– Cinquante mille écus à peu près ; ce n’est pas le quart de ce qu’il doit.

– S’il offre le quart, il donnera la moitié ; s’il donne la moitié, il a le tout en poche, je ne signe pas.

– Prenez-y garde !

– Eh ! non, laissons faire les autres. Soyez sûr qu’il payera en entier ceux qui tiendront bon.

– Écoutons : le voilà qui va faire ses propositions.

« En effet, mon père reprit, comme s’il répondait à une question :

« – Ce que j’offre, Messieurs ? j’offre vingt-cinq pour cent.

« Les deux interlocuteurs se poussèrent du coude.

« – Vingt-cinq pour cent ! s’écria un gros homme. Je vous ai livré les quatre roues de votre berline, et vous m’avez trop éclaboussé avec pour que je me contente d’être payé d’une seule. Je rabats cinq pour cent, tout le bénéfice de ma vente. Je consens à avoir travaillé pour rien, mais je n’ajouterai pas un pour cent de diminution.

« Sur ce, le carrossier vint s’asseoir à côté du tapissier, à qui il dit :

« – Qu’en pensez-vous ?

– Moi, répondit-il, j’accepte les vingt-cinq pour cent. J’aime mieux ça que rien, si nous les avons ; on va nous compter dix, puis on nous promettra le reste dans deux ou trois ans.

– Vous croyez ? dit le carrossier.

– Eh ! M. de Vaucloix doit un million deux cent mille francs ; et, parce qu’il vous a montré soixante ou quatre-vingt mille francs, il vous semble avoir vu le Pérou. Quant à moi, il me doit plus de cinquante mille francs ; si on voulait m’en donner dix mille sur table, je les prendrais sur l’heure.

– Diable ! diable ! fit le carrossier, c’est votre avis ?

– Absolument. C’est encore un atermoiement. Ah ! si ce n’était le privilége de la pairie, il y a longtemps qu’il pourrirait à Sainte-Pélagie. Mais avec ça il se moque de nous. Aussi, quoi qu’il offre, je l’accepte.

– Écoutez, le voici qui parle.

« Mon père parlait en effet ; et, comme ceux qui étaient près de moi gardaient le silence pour l’écouter, je pus l’entendre.

« – Je vous ai tous assemblés pour que vous fussiez bien sûrs de ce que je vais faire. J’offre vingt-cinq pour cent ; mais je vous déclare que, s’il y a un seul récalcitrant, je ne donne rien.

« Il s’éleva un hourra général.

« – Rien, reprit mon père : je ne veux pas m’imposer un si énorme sacrifice pour ne point y gagner mon repos et pour être poursuivi de mille criailleries. Ainsi voyez et décidez-vous. Je vous laisse une demi-heure pour réfléchir.

– Mais c’est un vol ! s’écria-t-on de tous côtés, on ne traite pas des honnêtes gens avec cette impudence !

– Hé, messieurs les négociants, reprit mon père, lorsque vous faites faillite, vous traitez bien autrement vos créanciers ! vous leur donnez dix, et vous les estimez bien heureux.

« À ces paroles, mille cris, mille injures plus exaspérées les unes que les autres partirent de tous les coins du salon. Mon père parut vouloir y échapper et se rapprocha, pour sortir, de la porte où j’étais. Le tapissier l’arrêta et lui dit à voix basse, pendant que les autres se consultaient en tumulte.

« – Donnez quarante, et j’arrange votre affaire.

– Je donne vingt-cinq.

– Alors, vous n’obtiendrez rien.

– Ni eux non plus.

– Votre mobilier est très-riche, on peut le faire vendre.

– Croyez-vous qu’il vaille cent cinquante mille francs, vous qui me l’avez vendu ?

« Le tapissier fit un geste d’impatience, et repartit :

« – Il ne s’agit pas de cela. Voyons, faites un effort, allez jusqu’à trente-cinq.

« Mon père hésita, et finit par dire à voix basse :

« – Trente.

– Non, trente-cinq.

– Trente, et je reste sans le sou.

– Parole d’honneur ?

– Monsieur !

– Eh bien ! trente, soit, et laissez-moi faire.

« Mon père sortit et m’aperçut ; il me dit d’un ton irrité :

« – Que faites-vous là ?

« Je baissai les yeux.

« – Vous avez entendu ? reprit-il.

« Mon silence fut encore ma seule réponse. Mais il sembla tout à coup m’oublier, et se rapprocha de la porte en prêtant l’oreille au bruit des conversations du salon. Je m’attendais à la colère de mon père, je la désirais même ; j’avais besoin qu’il reprît un peu de dignité, ne fût-ce que vis-à-vis de moi. Il ne dit rien, et se mit à regarder comme je l’avais fait moi-même. Il murmurait tout bas : « Ah ! bien !… Ils signent… Très-bien ! très-bien ! » Cette attente dura longtemps, mais mon père ne quitta pas la porte un moment, tantôt souriant, tantôt agité ; enfin le bruit se calma peu à peu, et tout à coup mon père recula comme pour faire place à quelqu’un qui approchait. En effet, le tapissier entra.

« – Eh bien ? lui dit mon père.

– Quittance générale.

– À vingt-cinq ?

– Non, à trente, comme vous me l’aviez dit. Voilà l’état que vous aviez préparé, il ne reste plus qu’à me remettre les fonds. Vous avez promis l’argent ce soir, il ne faut pas faire attendre. J’ai eu bien de la peine, et j’espère que vous ne l’oublierez pas ; mais dame ! quand on a été honnête homme toute sa vie, on en trouve la récompense. Vous ne seriez arrivé à rien, vous.

« Que d’horribles paroles j’entendais seule ! car mon père n’écoutait point et vérifiait les quittances en les comparant à l’état de ses dettes.

« – Et la vôtre, dit-il au tapissier.

– La mienne ? dit l’autre ; il me semble, monsieur le marquis, que j’ai assez fait pour vous et que je ne mérite pas de perdre comme les autres.

– Je ne puis rien de plus, répondit mon père.

– Eh bien ! dit le tapissier en reprenant les quittances, rien de fait.

– Un moment, dit mon père, je vous donne trente-cinq.

– Tenez, je suis bon homme, moi. D’ailleurs, on gagne assez dans mon état. Donnez-moi soixante, et c’est fini.

– Non, trente-cinq.

« Le tapissier alla vers la porte, les quittances en main.

« – Cinquante, dit-il, et pas un mot.

« Mon père hésita, le tapissier ouvrit.

« – Quarante, dit mon père.

– Cinquante, dit le tapissier.

– Soit, cinquante, repartit mon père.

« Le tapissier ferma.

« – C’est vingt-cinq mille francs de perdus, dit-il en soupirant. Voyons, faisons le compte : six cent vingt-cinq mille francs de dettes à trente, cent quatre-vingt-six mille francs ; plus vingt pour cent en sus pour ma quote-part, qui est de cinquante-deux mille francs, dix mille quatre cents francs ; en tout : cent quatre-vingt-seize mille quatre cents francs.

« Mon père vérifia ses calculs et dit :

« – Voilà cent quatre-vingt-dix-sept mille francs ; vous me devez six cents francs.

– Ce sera pour mes honoraires, dit le tapissier.

– Non, certes !

– Allons, ne faites pas le méchant ; si je vous avais laissé faire, vous n’auriez rien obtenu.

– Allez donc, dit mon père, et débarrassez-nous de tous ces vampires.

– Le temps de régler le compte de chacun, et vous n’entendrez plus parler d’eux. Mais ne rentrez pas, car vous auriez de singuliers compliments à recevoir.

« Le tapissier sortit, emportant l’état des dettes, et s’établit devant une table, où tout le monde l’entoura.

« – Vous avez touché ? lui dit-on.

– J’ai touché, répondit-il.

« Ce fut un cri général. Une voix dit :

« – Si nous ne nous étions pas si pressés, nous aurions eu trente ou quarante.

« À ce moment, mon père me fit signe de le suivre.

« Vous devez vous étonner, Édouard, de me voir vous raconter tous ces détails avec une pareille précision. Ce n’est pas qu’alors je comprisse le moins du monde ; mais plus tard l’habitude d’entendre parler d’affaires m’a donné la clef de ce langage, que je ne comprenais pas. Je ne puis mieux comparer ce souvenir qu’à ce qui arrive à une personne qui entend prononcer des mots d’une langue étrangère. Ces mots lui restent dans la mémoire, et plus tard, en apprenant cette langue, elle s’explique ce qu’on a dit devant elle. D’ailleurs ces détails me furent bientôt répétés, et ils devinrent assez souvent le sujet de conversations tenues devant moi pour qu’aujourd’hui je les connaisse à fond.

« Cependant j’avais suivi mon père dans un petit salon qui m’appartenait, et la première phrase qu’il prononça fut celle-ci :

« – Puisque vous avez tout entendu, j’en suis ravi. Cela vous montrera mieux que je ne puis le faire la nécessité où vous êtes d’épouser. M. le baron de Carin. C’est grâce à ce mariage que j’ai pu acquitter toutes mes dettes, comme vous venez de le voir.

« Je vous ai déjà dit combien je suis faible ; je vous ai dit aussi que j’avais cependant résolu de faire quelques observations à mon père. Mais dès que je vis une raison de me dispenser de toute résistance, je l’acceptai avec joie. J’entrevis que ce sacrifice qu’on disait de moi, et que je n’avais pas voulu accepter sans le connaître, pouvait se traduire honorablement. Je me dis que je sauvais mon père, et, trop heureuse de n’avoir pas à lutter contre sa volonté, je me résignai par faiblesse, en appelant ma lâcheté un acte de courage. Je suis franche, Édouard, je vous dis la vérité sur moi : le premier sentiment que j’éprouvai fut le bonheur d’avoir une raison de céder.

« – Mon père, lui répondis-je alors, votre volonté est ma loi, et je suis fière de penser qu’en y obéissant je vous rends une part de tout ce que vous avez fait pour moi.

– C’est bien, Louise ! me dit mon père légèrement ému ; votre prétendu va venir, soyez plus gracieuse envers lui, c’est un homme distingué.

– Ce qu’il fait pour vous, mon père, lui assure déjà ma reconnaissance.

« Un soupir amer fut la seule réponse de mon père, et M. de Carin, suivi de son fils, parut aussitôt. De l’entrée de la porte, M. Carin s’écria :

« – Gloire à vous, mon cher, je n’aurais pas mieux fait ! Ils ont accepté les vingt-cinq pour cent.

– Vous voulez dire trente, reprit mon père.

– Vingt-cinq. Le carrossier, que j’ai rencontré, m’a dit vingt-cinq. Il m’a montré ce qu’il venait de recevoir.

– J’ai donné trente, vous dis-je, et voici comment cela s’est passé, ma fille en a été témoin…

« Alors mon père lui raconta l’histoire du tapissier.

« – Eh bien ! lui dit M. Carin, l’honnête homme a empoché cinq pour cent sur la totalité de l’affaire, c’est-à-dire trente et un mille francs ; plus vingt-six mille francs pour son compte, à cinquante pour cent, cela fait cinquante-sept mille francs. Cela solde honnêtement un compte de cinquante-deux mille francs.

– Mais c’est un fripon ! s’écria mon père.

– N’y a-t-il pas moyen de lui faire rendre gorge ? dit Guillaume.

– J’y aviserai, repartit M. Carin ; mais nous verrons cela plus tard.

« Plus tard, j’appris que le tapissier n’avait été que le mandataire de M. Carin lui-même, qui avait ainsi recouvré une partie du prêt fait à mon père. Cependant il ajouta :

« – Je suis allé au ministère de la justice pour en finir avec l’ordonnance : mais on ne peut rien faire qu’après le mariage. Ainsi, Guillaume, tu ne seras véritablement héritier de la pairie de M. le comte de Vaucloix que dans quinze jours.

« Ce mot fut un éclair pour moi ; il m’expliqua le sens de la scène qui avait eu lieu chez le roi. À ce moment je reconnus que dans tout ce qui se passait je n’avais compté pour rien. On avait acheté la pairie de mon père, et on me prenait sans doute comme une des charges du marché. Cette explication m’arriva si soudaine et si nette, que je ne pus m’empêcher de pousser un cri de surprise.

« – Est-ce qu’on ne saurait rien ? dit M. Carin.

– J’allais lui expliquer tout cela quand vous êtes arrivé, répondit mon père avec humeur.

– Diable ! fit M. Carin d’un ton tout alarmé, et il se tourna vers moi : Vous consentez, n’est-ce pas ? C’est que moi j’ai lâché mon argent de confiance.

« Mon père fit un vif mouvement d’impatience.

« – Pas de nouvelles roueries, j’espère, monsieur Vaucloix ! reprit M. Carin en s’animant. Ce serait une friponnerie, cette fois ; c’est que je n’ai ni carte, ni billet des deux cent cinquante mille francs de pot-de-vin que je vous ai remis ; il faut s’expliquer un peu.

« Vous le dirai-je, Édouard ? mon père, dont l’humilité m’avait fait tant de peine, se montra tout à coup à moi sous un jour encore plus triste. Car, profitant de cette absence d’engagement que lui reprochait M. Carin, il lui répondit avec hauteur :

« – Hé, Monsieur, si ma fille ne consentait pas, il me semble que je ne pourrais pas la traîner de force à l’église.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? reprit M. Carin, devenu pâle de colère.

– Ça veut dire, reprit M. Guillaume d’un air froid et sec, que nous sommes filoutés par monsieur le marquis.

– Monsieur ! s’écria mon père en le menaçant.

« Je me jetai entre eux, et je dis à M. Guillaume :

« – Rassurez-vous, Monsieur, vous ne perdrez pas votre argent.

– À la bonne heure ! reprit le père ; vous êtes une honnête fille, ça vaut mieux que d’avoir de l’esprit.

« M. Guillaume s’approcha de moi, et me dit avec sa grâce si précise de geste et de terme :

« – C’est mon bonheur que j’aurais perdu.

« Édouard, pardonnez-moi ce que je vais vous dire : mais cette phrase me fit pitié, mon futur mari me parut un sot, et, pour que vous ne vous révoltiez pas contre ce mot, il faut que je vous explique tout de suite ce caractère dont peu de personnes se figurent l’insupportable tyrannie. Je ne vous parle plus des pensées de la jeune fille ; j’ai voulu vainement dans ce récit me reporter aux émotions telles que je les éprouvai à cette époque, mais il en est de cela comme de ces calculs dont je vous parlais plus haut. Maintenant que j’en sais le secret, elles ont perdu pour moi leur premier sens, et je chercherais vainement à le retrouver. Je ne sais si je me fais comprendre, mais figurez-vous qu’on vous montre des masses blanches à l’horizon : par un premier regard vous croyez que ce sont des nuages ; puis quelqu’un vient qui vous dit que ce sont des montagnes, qui vous les montre, qui vous les détaille, qui vous en mesure la hauteur et la profondeur. Eh bien ! une fois cette explication donnée, vous avez beau essayer de ressaisir votre première illusion, vous ne pouvez plus voir de nuages à l’horizon, les montagnes réelles se dessinent sans cesse à vos yeux. Ainsi, je me rappelle bien que ce mot de Guillaume me blessa ; cependant je ne me dis point alors sur mon compte ce mot que je viens d’écrire. Mais l’expérience vint, l’expérience qui me fit voir clair, qui donna un sens au déplaisir que j’avais éprouvé, et qui effaça à tout jamais celui de ma première émotion. Cependant elle ne m’avait point trompé ; car elle m’annonça le malheur.

Share on Twitter Share on Facebook