IXUN SERMENT POLITIQUE.

« J’obéis en tremblant à mon mari, et j’entrai dans la chambre de mon père. Mais j’en ressortis aussitôt.

« – Il est tout habillé sur son lit ! dis-je à Guillaume.

– Oh ! je le sais bien, me répondit-il.

– Mais il dort.

– Eh bien ! s’écria-t-il violemment, réveillez-le.

– Qui est là ? dit mon père en se levant.

« Mon mari me poussa dans la chambre, et je répondis :

« – C’est moi.

– Tu as bien tardé, Louise, et je craignais d’être forcé de partir sans te dire adieu.

– Quoi ! m’écriai-je, vous nous quittez sitôt ?

– Je ne veux pas rester sur le territoire de la France après que le roi l’a quitté. Je vais le rejoindre.

– Hélas ! mon père, lui dis-je, avez-vous bien songé à un pareil exil à votre âge ?

– Le roi est plus vieux que moi.

– Avez-vous pensé que vous me laissiez seule en France ?

– Seule, Louise, seule avec ton mari ; tu ne penses pas à ce que tu dis.

– Mais sait-il vos projets de départ ?

– Qu’importe ! il doit les approuver.

– Cependant, mon père, vous pourriez le consulter.

– Pourquoi ? pour faire mon devoir, je n’ai besoin de l’avis de personne.

– Cette séparation inattendue peut l’irriter.

– L’irriter ! et pourquoi ?

« Je m’armai de tout mon courage, et je dis en baissant les yeux :

« – Son mariage lui avait donné des espérances que votre départ va détruire.

– Je ne te comprends pas.

– En vous exilant, vous renoncez à la pairie.

– Et quand je resterais, pense-t-il que je puisse la conserver ?

– Il a peut-être le droit de l’espérer.

« Mon père me releva la tête que je tenais baissée, et me regardant en face, il me dit :

« – Louise, est-ce de vous-même que vous me parlez ainsi ?

– Je désire ne pas me séparer de vous, et je voudrais vous persuader…

– De devenir parjure !

– Non, mon père, mais…

– On t’a forcée de venir ici, Louise ; tu n’as ni ambition ni lâcheté dans le cœur. Je te pardonne, mais n’en parlons plus.

– Avec elle, soit ! dit mon mari en entrant et en fermant violemment la porte derrière lui ; mais avec moi, c’est une autre affaire.

– Je ne m’étais donc pas trompé, et ces insinuations de votre dernière lettre…

– Ces insinuations, vous les avez comprises, à ce que je vois ; et, lorsque vous avez laissé votre voiture à la poste aux chevaux, j’ai compris aussi que vous comptiez m’échapper.

– Eh ! qui pourrait m’empêcher de partir ?

– Moi.

– Vous êtes fou.

– Pas tant que vous croyez. Écoutez-moi bien, monsieur de Vaucloix ! La lettre que vous m’avez remise il y a une heure et qui porte à la chambre des pairs votre démission, est entre les mains d’un courrier qui est en bas à cheval. Si vous le voulez, il partira. Demain au matin il sera à Paris, demain à midi vous ne serez plus pair de France, et tous les priviléges de la pairie cesseront pour vous ; après-demain un jugement consulaire autorise contre vous la contrainte par corps. Ce jugement sera exécutoire sur l’heure ; avec de l’argent on a tout ce que l’on veut, et, avant que vous soyez arrivé dans une ville, quelle qu’elle soit, pour vous embarquer, vous serez arrêté, et vous irez à Sainte-Pélagie faire de la fidélité à S. M. Charles X.

– Mais c’est un crime abominable ! m’écriai-je avec désespoir.

– Oh ! dispensez-nous de vos interruptions, Madame ; monsieur votre père me comprendra beaucoup mieux que vous.

« En effet, le premier mouvement de colère que j’avais aperçu sur la figure de mon père avait fait place à un air de calme véritable.

« – Je vous comprends, dit-il, monsieur de Carin. Vous avez raison : qu’il en soit comme vous voudrez. Rendez-moi ma démission, je ne l’enverrai pas.

« Je n’eus pas le temps de m’étonner de cette condescendance de mon père, car mon mari s’écria :

« – Vraiment ! et si votre démission ne part pas, vous resterez pair de France et libre le temps d’aller à Paris, puis au Havre ? De là, quand vous serez en sûreté sur un vaisseau anglais, vous renverrez cette démission à votre aise ? Non, monsieur de Vaucloix, non. Je ne suis pas si niais.

– Que voulez-vous donc que je fasse ?

– Je veux, reprit mon mari, que d’ici à une heure le courrier qui est en bas parte pour Paris ; je veux, ou qu’il emporte votre démission, et alors vous savez ce qui vous attend, ou qu’il emporte votre serment de fidélité au nouveau gouvernement, et alors…

– C’est une infamie que je ne ferai pas, repartit mon père.

– Tenez, monsieur de Vaucloix, ne donnons pas aux mots plus d’importance qu’ils n’en ont. Figurez-vous qu’un serment au roi est une lettre de change que vous signez. Vous savez mieux que personne comment on ne paye pas à l’échéance.

– Et vous savez aussi bien que moi ce qui arrive à ceux qui ne payent pas.

– On prend des arrangements avec eux quand on a besoin, et c’est ce que je viens vous proposer. Prêtez serment, et je vous obtiens quittance de toutes vos nouvelles dettes.

– Non, repartit mon père, non. Que ma démission parte !

– Vous avez fait attention que c’est votre pension comme pair de France que vous sacrifiez ?

– Oui.

– Vous savez que c’est la seule ressource qui vous reste ?

– Oui.

– Vous n’avez pas oublié que c’est Sainte-Pélagie que vous choisissez ?

– Oui.

– Monsieur, m’écriai-je, vous n’oserez pas !

« Mon mari me lança un regard qui me fit frémir, et mon père reprit :

« – Il l’osera, Louise : tu ne le connais pas encore. Il y a longtemps que je le sais capable de tout.

– Il le savait même avant notre mariage, reprit Guillaume en ricanant, et vous devez le remercier de l’empressement qu’il a mis à le conclure.

« Je courbai la tête pour ne pas voir ces deux hommes, dont l’un était mon père et l’autre mon mari. Cependant je reculai devant le malheur qui menaçait l’un et le crime que méditait l’autre, et j’osai élever encore la voix.

« – Au nom du ciel ! leur dis-je, prenez un jour pour réfléchir tous deux, et alors plus calmes…

– Il faut que cette décision soit prise sur l’heure, repartit Guillaume ; demain il serait trop tard.

– Hé bien ! reprit mon père en se levant, que le courrier parte !

« Mon mari poussa un meuble avec violence sur cette décision, et montra combien peu il s’y attendait.

« – Oui, reprit mon père en qui la colère de Guillaume affermit la résolution, oui, qu’il parte. Je finirai une carrière de fidélité et d’honneur par un dernier acte d’honneur et de fidélité.

– De l’honneur ! s’écria Guillaume furieux ; vous parlez d’honneur, vous qui vous êtes fait un jeu des engagements les plus vulgaires de la probité, vous qui avez spéculé sur votre fille, vous…

– Faites partir votre courrier, Monsieur, repartit mon père ; je préfère la misère, je préfère la prison à l’infamie d’un pareil serment. Oui, reprit-il en s’exaltant, l’honneur de ma fidélité est intact, et je le mets assez au-dessus de tous les autres pour espérer qu’il me fera pardonner d’avoir été pauvre et de n’avoir pu le supporter. Mais aujourd’hui qu’il faut le sacrifier à cette fortune qui m’a toujours échappé, je la repousse. Oui, je resterai misérable, oui, je mourrai en prison. Mais cette pairie, objet de votre ambition, vous échappera ; je rachèterai ainsi le tort que j’ai eu de vouloir vous en faire l’héritier.

– Soit ! s’écria mon mari avec rage.

« Il ouvrit la fenêtre et appela.

« – Monsieur ! m’écriai-je, attendez.

« Il se retourna. Mon père, malade encore et accablé de cette discussion, était tombé dans un fauteuil. Mon mari referma la fenêtre et sembla se calmer soudainement.

« – Un mot encore, dit-il ; cet entretien a pris une tournure telle que je n’ai pu vous faire entendre une parole raisonnable. Calmez-vous et écoutez-moi bien. Ne pensez pas, monsieur de Vaucloix, que, lorsque je vous propose de prêter serment, je vous propose une trahison. Non. Mais ne savez-vous pas comme moi qu’un serment politique est un lien qui n’a jamais engagé personne ?

– Excepté les gens d’honneur.

– Mais il y en a, de ces gens d’honneur qui vont le prêter pour ne pas abandonner tout à fait le champ de bataille. Que va devenir la cause des Bourbons, si tout le monde la déserte ainsi ? Ne vaut-il pas mieux rester en mesure de la défendre pied à pied, et d’ébranler le nouveau pouvoir par une opposition active ?

– L’opposition d’un seul, l’opposition d’un homme qui n’a d’autre recommandation que celle de la fidélité !

– L’opposition d’un homme qui deviendra l’espérance du parti. Écoutez, signez ce serment, et je vous affranchis de toutes dettes, je vous ouvre ma maison, où vous serez le maître ; ce sera le centre de toutes les réunions de vrais royalistes.

– Votre maison où je serais à vos gages, n’est-ce pas, où je serais le valet de votre ambition ?

– Non, dit mon mari ; je vous donnerai une indépendance au-dessus de ce que vous espérez. Vous aimez le luxe, le jeu, la dépense ; j’y fournirai.

– Vous me donnerez dix mille francs par an, comme à un commis.

– Ni dix mille, ni vingt mille : ce sera quarante mille francs par an.

« Mon père secoua la tête.

« – Cinquante, soixante mille.

« Il secoua encore la tête en me regardant.

« – Sortez ! me dit mon mari.

« Je me levai et je sortis. Je ne craignais plus de violence de la part de Guillaume. Je venais de voir fléchir sous la tentation de l’argent un vieux reste d’honneur, et je me retirai pour épargner à mon père la honte d’avoir un témoin de ce triste marché. Je sortis ; mais, au lieu de rentrer chez moi, je m’arrêtai dans un petit salon qui précédait la chambre de mon père et qui n’était pas éclairé. Là je m’assis dans un coin, anéantie de ce que je venais de voir et d’entendre, et j’y demeurai sans oser réfléchir à ce qui arrivait. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, que mon mari sortit et traversa le salon sans me voir. Comme il entrait dans l’antichambre, il rencontra son père qui probablement l’attendait, et qui lui dit :

« – Est-ce fait ?

– Oui.

– Combien ?

– Cent mille.

– Cent mille francs par an ! Tu es fou ; c’est ruineux.

– Oui, s’il fallait payer.

– Tu t’es donc réservé un moyen ?

– La loi qui abolira l’hérédité ne sera pas présentée avant un an ; d’ici là nous avons bien le temps de voir, il est si usé !

– Il y a bien de la ressource dans ce corps-là.

« Je n’entendis plus rien, car Guillaume baissa la voix et M. Carin aussi. Enfin mon mari reprit :

« – En attendant, il faut faire partir ce courrier.

– Viens.

« Ils sortirent tous les deux.

« Ces paroles n’auraient eu peut-être aucun sens pour moi, si je les avais entendues en toute autre circonstance ; mais, après la scène dont je venais d’être témoin, elles s’éclairèrent d’un jour horrible. On spéculait sur la mort prochaine de mon père. Mais que ferait-on si cette mort ne venait pas assez tôt ? Je reculai devant la pensée d’un crime abominable, et je cherchai à me persuader que mon effroi prêtait à ces paroles un sens qu’elles n’avaient pas. Cependant je voulus rentrer chez mon père pour lui dire tout ! Au moment de franchir le seuil de la porte, je m’arrêtai ; car il fallait accuser mon mari de projets exécrables, sans autre preuve que quelques mots que mon trouble avait peut-être mal compris ! Je voulus me donner le temps de réfléchir, et je rentrai chez moi dans cette horrible incertitude, choisissant la cause de mon père parce qu’il était le plus malheureux, mais n’osant prononcer en sa faveur entre lui et mon mari. Toutefois je n’avais pas été vainement exposée à tant d’émotions désolantes ; une fièvre violente s’empara de moi, et durant plusieurs jours je ne vis point mon père, qu’on me dit être également retenu dans sa chambre par une forte indisposition. Mes soupçons ne m’avaient pas quittée, et chaque matin je m’informais avec anxiété des nouvelles de mon père. Les domestiques qui m’approchaient me répondirent avec embarras. Je crus qu’on me cachait sa mort, et, dans un mouvement de désespoir, je me levai pour aller jusque chez lui. On s’opposa à ma sortie ; mais mes angoisses et la fièvre qui me tenait me donnèrent une énergie si inaccoutumée, qu’on recula devant moi. Je m’élançai à moitié nue à travers les corridors du château. J’allais arriver à l’appartement de M. de Vaucloix, lorsque j’entendis au rez-de-chaussée de bruyants éclats de voix. J’écoutai, et je reconnus celle de mon père qui dominait les autres. Le tumulte était assez violent pour qu’il me semblât qu’il y avait une querelle : tout à coup une porte s’ouvrit et me fit connaître la nature de ce bruit. On était à table, on riait, on discutait, on parlait à tort et à travers. C’était une orgie.

« Une femme de chambre m’avait suivie ; je me retournai vers elle :

« – Qu’est-ce que cela ? lui dis-je.

– Oh ! mon Dieu, Madame, c’est comme cela tous les jours depuis une semaine que vous êtes malade.

– Et mon mari est là ?

– Oui, Madame.

– Et mon père ?

– M. le marquis est le moins raisonnable de tous, me répondit cette fille en baissant les yeux.

« Certes, Édouard, si une femme racontait qu’elle a été forcée de se jeter entre son mari et son père, sur la poitrine duquel le premier lève le poignard, on dirait que cette femme a subi le plus atroce des malheurs, et cependant ce malheur eût été à mille lieues de celui qui m’atteignait alors, j’avais une horrible certitude des projets de Guillaume, et je ne pouvais ni les prévenir ni les dénoncer. Car par quels moyens pouvais-je, moi, femme, faire cesser des orgies qui étaient un meurtre prémédité ? Comment, moi, fille, aurais-je dit à mon père : « On abuse du désordre d’une vie facile à se laisser entraîner à tous les excès, pour tuer cette vie qui gêne et qui est trop longue. » Peut-être une autre plus forte que moi en serait devenue folle, une autre qui eût pu se représenter dans tout son excès l’horreur de cette position. Peut-être aussi une autre plus forte eût osé dire en face à son mari : « Voilà vos projets ; » ou à son père : « Voilà comment on vous tue par vos vices. » Mais je ne le pus pas. Je rentrai chez moi plus malade, mais avec une volonté de guérir qui me servit mieux que les soins qu’on me donnait. Je dois le dire, Édouard : j’avais, dans mes nuits de solitude, examiné toutes les manières de sauver mon père, et j’avais reconnu que la plus sûre était de lui dire la vérité ; mais, en le reconnaissant, j’avais toujours fléchi devant le poids d’une si énergique démarche. Vous ne savez pas ce que c’est que cette faiblesse qui prend certaines âmes en face de toute action qui exige de la résolution. Vous avez peut-être rencontré des lâches dans votre vie, de ces hommes à qui nulle injure ne peut inspirer de braver un danger, que le péril même n’irrite pas assez pour les porter à un effort de courage pour sauver leur vie : ce que sont ces hommes en face d’une épée ou d’un pistolet, je l’étais, moi, en face d’un acte vigoureux de ma volonté. Je voulais guérir et je guéris, non pas pour épouvanter mon mari, non pas pour avertir mon père, mais pour me placer entre eux et détourner le crime. Oui, Édouard, je m’imposai ce triste rôle d’assister à toutes ces orgies, d’essayer de les modérer par ma présence. Sous le prétexte de la santé de mon père, je tentai quelques timides observations que je redoutais de rendre peu respectueuses pour lui et que je tremblais de voir comprises par mon mari. Je craignais à la fois de les voir sortir du château et de les y voir rester. Si mon père montait dans une voiture, je l’examinais avec anxiété ; s’il choisissait un cheval pour une promenade, je craignais ce cheval. Je l’accompagnais partout où je pouvais : je le suivais à la chasse, je l’asseyais à table près de moi, je le fatiguais de mes questions, je lui dérobais son verre. Que vous dirai-je ? je passai six mois dans une vie d’effroyables angoisses, veillant sur la victime sans oser regarder l’assassin en face, voyant s’éteindre la santé de mon père et ne doutant plus des projets de mon mari ; car le soin qu’il mettait à exciter les désirs de ce malheureux vieillard me le disait assez. Si vous saviez comment lui, si vaniteux, si froid, si impérieux, s’était fait l’esclave des moindres désirs de mon père ! C’était pour lui une obligeance, une bonhomie, une attention qui le ravissaient. Cela dura longtemps sans que je renonçasse à la triste tâche que je m’étais imposée, heureuse quand j’avais gagné quelques jours de calme et de repos pour mon père, désespérée quand mon mari avait trouvé quelque nouveau motif de l’entraîner dans ces excès mortels. Cependant j’étais prête à céder à la nécessité : le moment était venu ou de parler ou de cesser une surveillance devenue inutile, et qu’on repoussait comme une folie ridicule et ennuyeuse. Il me fallait devenir complice muette du crime ou le dénoncer, lorsque mon père, à bout de ses forces, tomba tout à fait malade. À ce même moment, et par une horrible fatalité, la loi qui abolissait l’hérédité de la pairie fut apportée aux chambres ; et, dès les premiers journaux reçus, il ne fut pas douteux pour nous qu’elle passerait.

« On raconte aisément des faits matériels, Édouard ; mais il est bien difficile de faire comprendre ceux qui ne nous sont révélés que par une sorte d’intuition. Le jour ou le Moniteur nous apporta la nouvelle de cette loi, mon mari était au pied du lit de mon père. Dieu seul est dans le secret de la pensée des hommes : qu’il brise ma plume entre mes mains, si je mens ! Mais je jure que Guillaume, un doigt sur la date du Moniteur et l’œil fixé sur le malade, supputa lentement que le temps nécessaire à la discussion et à la sanction de la loi suffirait pour que mon père mourût avant que cette loi ne le dépouillât. Un sinistre sourire suivit cette muette contemplation de Guillaume, et je me sentis devenir froide quand il dit à mon père : « Ce ne sera rien : deux jours de repos, et après-demain une promenade en calèche et un bon dîner, il n’y paraîtra plus. » À ce moment encore je fus prête à crier à mon père : « On vous tue, on veut vous tuer ! » Mais une de ces vagues espérances auxquelles ma lâcheté cherchait toujours à se rattacher m’apparut encore, et m’entraîna dans cette déplorable ressource d’attendre du temps et du hasard un salut que je pouvais peut-être conquérir sur l’heure. Je pensai que je pourrais garantir la vie de mon père jusqu’après la promulgation de cette loi fatale, et qu’alors Guillaume abandonnerait un crime qui ne pouvait plus avoir de résultat pour lui. Je m’installai près de mon père, je me fis dresser un lit dans un cabinet contigu à la chambre qu’il occupait, et là, l’œil sans cesse ouvert, je surveillai les soins qui lui étaient donnés : je préparais moi-même les boissons calmantes ordonnées par les médecins ; j’écartais les visites des étrangers ; j’étais un geôlier insupportable. Cependant je ne pouvais empêcher mon mari d’entrer ; et presque assurée qu’il n’oserait attenter matériellement à cette vie que je protégeais à toute heure, je le voyais cependant l’attaquer encore moralement dans le peu de forces qui lui restaient. Guillaume faisait à mon père une lecture assidue et régulière des journaux. Certain de l’exaspérer en agitant une question qui le touchait si directement, il choisissait les discours les plus irritants, les articles de journal les plus cruels pour faire naître une discussion. Alors il l’excitait, le poussait aux plus violentes colères, et ne le quittait que lorsque la force manquait au malheureux vieillard. Je les suppliai vainement d’éviter de pareils sujets de conversation. Comme ce n’était point par des querelles que Guillaume irritait mon père, comme c’était au contraire en flattant ses haines et en applaudissant à ses diatribes qu’il le poussait à ces fureurs mortelles, mon père attendait avec impatience les nouvelles de chaque jour ; et Guillaume avait si bien fait, qu’il eût été aussi dangereux de les lui cacher qu’il l’était de les lui apprendre.

« Je vivais ainsi entre cette victime et ce bourreau, recevant la douleur de tous les coups sans pouvoir en parer un seul, soutenue cependant par l’espérance qui m’avait fait taire ; car la fin de cette discussion approchait, et, avec elle, la fin du retentissement meurtrier qu’elle avait dans notre maison. La loi avait été apportée à la chambre des pairs ; et, par une précaution dont rien ne pouvait me faire soupçonner le but, Guillaume avait flatté mon père de l’espérance que cette loi serait rejetée par la chambre dont elle abolissait le plus puissant privilége. Sur la foi de cette espérance, j’avais obtenu quelques jours de calme, et la bien légère amélioration qu’ils avaient apporté dans l’état de mon père m’avait fait espérer qu’une vie régulière et exempte de violentes émotions rétablirait aisément sa santé. Guillaume semblait même avoir renoncé à son affreux dessein ; il n’apportait plus les journaux, disant qu’ils étaient insignifiants et que la loi ne serait point discutée de longtemps. Avec ma faiblesse ordinaire, jugeant de la persistance des autres d’après la mienne, je crus que mon mari s’était fatigué de-l’épouvantable rôle qu’il s’était imposé, et je ne gardai d’autre anxiété que de le lui voir reprendre lorsque la discussion de la loi se renouvellerait. Je retrouvais déjà quelque confiance dans l’avenir et j’écartais la prévision de nouveaux dangers, car c’était une charge très-lourde pour moi. Vint un jour qui calma, pour ainsi dire, toutes mes inquiétudes. Durant un long entretien qui avait eu lieu en famille, toute politique avait été oubliée, et nous n’avions parlé que de projets de voyage, d’avenir heureux, du seul soin de jouir d’une fortune à l’abri de toute révolution. Le soir venu, je m’étais retirée la joie dans le cœur, et je m’étais laissé paisiblement gagner par le sommeil que je combattais depuis longtemps. J’étais tranquille d’ailleurs, parce que je fermais exactement la porte de mon père, et que personne ne pouvait entrer chez lui. Tout à coup je fus réveillée par un fracas terrible. Je me lève soudainement, et je vois entrer mon mari avec quelques domestiques qui avaient brisé la porte.

« – Qu’y a-t-il ? m’écriai-je en m’élançant vers mon père.

– Comment ! s’écria mon mari avec violence, voilà une demi-heure que votre père sonne en désespéré, et vous, qui êtes près de lui, vous demandez ce qu’il y a ? et, depuis dix minutes que nous frappons inutilement à cette porte, vous refusez de l’ouvrir ?

– Moi ! m’écriai-je, je dormais.

– Nous vous trouvons levée.

« À ce mot, je crus voir ensemble le crime qui avait été commis et le calcul qui devait m’en faire accuser, et je me retournai vers mon père. Il était assis sur son lit et nous dit en riant :

« – Ah çà ! vous êtes tous fous. J’ai sonné faiblement parce que je ne voulais pas éveiller cette pauvre enfant ; j’ai sonné plus fort quand je n’ai vu venir personne, et je dois dire que votre impatience a été bien vive, car je me disposais à me lever pour vous ouvrir cette porte, lorsque vous l’avez enfoncée avec fracas.

– Et que voulez-vous donc, mon père ?

– Tout simplement un peu de tisane ; celle que j’ai trouvée là sur ma table, près de moi, avait une odeur si nauséabonde, que je ne l’ai pas même goûtée.

« Je voulus saisir la tasse. Mon mari s’en empara et jeta le contenu dans les cendres en disant :

« – Voilà le soin que vous avez de votre père ! ce n’est pas la peine de nous fermer sa porte.

« Je le jure encore : le visage bouleversé de mon mari et le soin qu’il prit de faire disparaître cette boisson dont l’odeur avait déplu à mon père, me persuadèrent qu’un crime avait été tenté, et je m’épouvantai du concours de circonstances qui m’en auraient rendue responsable s’il eût réussi. Mon père prit une tasse de tisane qui lui fut présentée par mon mari, tandis que je restais anéantie sous l’idée du danger auquel lui et moi venions d’échapper.

« – Maintenant que l’alerte est finie, dit mon père en souriant, rentrez chez vous, car je me sens en disposition de reposer encore.

« Tout le monde sortit, et je restai seule.

« – Eh bien ! tu ne regagnes pas ton lit ? me dit mon père.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! m’écriai-je en fondant en larmes, protégez-moi !

– Qu’as-tu donc, Louise ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Mais qu’as-tu donc ?

– Oh ! ne me demandez rien, mon père ; mais par grâce, par pitié, ne-mangez rien, ne buvez rien que je ne vous le présente.

– Louise ! Louise ! tu es folle. Songes-tu à la gravité de tes paroles ?

– Écoutez, mon père, écoutez ! Vous souvient-il de cette soirée terrible où Guillaume vous força d’envoyer votre serment ?

– Oui.

– Eh bien ! voilà ce que je lui ai entendu dire, lorsqu’il sortit d’avec vous…

« Je lui répétai les paroles de Guillaume et celles de M. Carin. Je lui expliquai comment j’avais été épouvantée de toutes ces imprudences auxquelles on le poussait. Je lui dis pourquoi je m’étais ainsi placée sans cesse à côté de lui. Je lui dis tout, enfin. L’exaspération de mon père fut au comble. Il ne parlait que de vengeance. Il m’ordonna un silence complet à l’égard de Guillaume.

« – Il ne se tiendra pas pour battu, me dit-il ; il recommencera, et, une fois que j’aurai en main les preuves de son crime, ce sera mon tour de le faire obéir.

« Je me suis servi du mot exaspération pour vous peindre la colère de mon père, parce qu’à vrai dire il n’y eut en lui ni étonnement ni indignation. Sa seule pensée fut de rendre le mal pour le mal, et de profiter de ce qu’il venait d’apprendre. J’avais sauvé mon père, mais ce fut pour le voir tendre incessamment un piége à mon mari. Il voulait le perdre. Que vous dirai-je ? Le lendemain de cette scène, mon père accueillit Guillaume avec des remerciements pleins de bonhomie sur son inquiétude de la veille. Je fus blâmée de fermer une porte qui devait rester ouverte à un si bon gendre la nuit et le jour. Mais Guillaume devina le piége, ou peut-être n’eut-il pas besoin de cette perspicacité ; peut-être, pendant que je l’accusais, était-il derrière cette porte qui lui était maintenant ouverte, mais qu’il ne voulait pas franchir. Mon père, pour laisser à Guillaume la liberté d’une nouvelle tentative, exigea que je quittasse son appartement. J’obéis. J’étais lasse de tant d’horreurs ; mon cœur et ma tête ne suffisaient plus aux terreurs dont j’étais assiégée. Tous les matins je m’attendais ou à apprendre que mon père était mort, ou à voir notre maison envahie par des magistrats appelés contre mon mari. Rien de cela n’arriva, et, huit jours après, mon père, rassuré sur le compte de Guillaume, me disait que j’étais une folle dont l’imagination avait bâti de lugubres histoires.

« Il semble, Édouard, que mon malheur ne put aller au delà de cette extrémité. Détrompez-vous ! ce mot folle, que mon père m’avait dit en souriant, mon mari me l’appliqua sérieusement. Je fus livrée à des médecins, à qui il osa dire tout ce que j’avais pensé contre lui comme une preuve de cette folie. On plaignit l’infortuné mari d’avoir une pareille femme, et je fus soumise à une surveillance de toutes les heures. Deux mois après, et lorsque la loi qui abolissait l’hérédité de la pairie fut votée, mon père mourut. Guillaume vint me l’annoncer, et, dans mon indignation, je ne pus m’empêcher de m’écrier :

« – C’est trop tard, n’est-ce pas ?

« Le médecin était présent et il dit tout bas :

« – C’est une idée fixe.

« Huit jours après j’étais dans une maison de santé ; c’est celle d’où je vous écris, Édouard, c’est celle que j’habite depuis un an et où je mourrai bientôt, si vous ne parvenez à m’en arracher. »

Le manuscrit était fini, et le Diable était debout devant le baron.

– Où sommes-nous donc ? s’écria Luizzi.

– Dans une maison de fous, reprit le Diable.

– Et cette femme qui dormait ?

– C’est madame de Carin.

– Mais est-elle folle ? reprit Luizzi.

– Demande-le aux médecins.

– Son mari a-t-il tenté tous ces crimes ?

– Demande-le à la justice.

– Comment peut-elle le savoir ? repartit Luizzi.

– En s’adressant à celui qui sait tout.

– À toi, Satan, n’est-ce pas ? Eh bien ! dis-moi la vérité.

– Bon ! fit le Diable en sifflotant, tu dirais que je calomnie la société. Mais n’as-tu rien deviné dans cette histoire ?

– J’ai deviné que probablement j’ai dormi les vingt mois que je t’ai livrés.

– Il y a des jours où tu es intelligent.

– Et, pendant ce temps, il s’est fait une révolution ?

– C’est-à-dire une drôle de comédie.

– Je pense que tu me la raconteras, car je ne puis rentrer dans le monde sans connaître les détails d’un événement si important.

– Tu m’en demandes beaucoup : des parvenus plus impertinents que ceux qu’ils ont remplacés, des servilités plus basses que celles qu’on se faisait honneur de mépriser, des oppositions désordonnées de la part des hommes qui avaient condamné toute opposition, les mêmes fautes, les mêmes crimes, les mêmes sottises, avec une autre livrée ! voilà tout.

– Je veux les savoir.

– Eh bien ! peut-être te les dirai-je, si la tâche qui te reste à remplir te laisse le temps de m’entendre.

– Quelle est donc cette tâche ?

– Henriette Buré est ici, et sa sœur, cette jeune fille que tu as vue chez madame Dilois, se meurt dans la misère.

– Il faut les sauver.

– Soit. Sortons d’abord d’ici. Suis-moi…

Et le Diable marcha devant.

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