X LA SŒUR DE CHARITÉ. UNE SCÈNE DE CHOUANS.

Il s’agissait de s’enfuir de cette maison de fous, et Luizzi suivit le Diable. Tant qu’ils marchèrent dans cette immense demeure, tout alla le mieux du monde : les portes et les murs s’ouvraient devant Satan pour lui faire un passage facile, et Luizzi se glissait prestement après lui. Mais, dès qu’ils furent en rase campagne, le baron eut grand’peine à suivre son guide infernal. La nuit était tout à fait noire ; un vent violent chassait sur le visage d’Armand une pluie glacée et continue. La terre du chemin, détrempée par cette pluie, s’attachait aux souliers du baron et le faisait marcher sur des espèces de patins de boue, jusqu’au moment où la boue emportait à son tour les souliers et laissait notre ami un pied en l’air et quêtant de l’orteil sa chaussure dans l’obscurité. Quant à Satan, il allait avec autant d’aisance sur ce terrain fangeux que s’il eût marché sur des charbons ardents, macadamisage ordinaire de son empire. Il s’arrêtait silencieusement toutes les fois qu’Armand s’arrêtait en jurant comme un damné, et il attendait patiemment que celui-ci se fût rechaussé. Ils étaient en ce moment dans un chemin étroit, bordé des deux côtés de hautes levées de terre couronnées de haies impénétrables. De loin en loin de grands chênes ou des ormes centenaires s’élevaient du milieu de ces haies et étendaient leurs bras immenses sur ce chemin étroit qu’ils couvraient dans toute sa largeur en allant s’appuyer sur les haies opposées. Comme une troupe de cavaliers aériens lancés au galop, le vent passait tout d’un trait à travers ces arbres et ces haies, criant, hurlant et emportant avec lui des nuées de feuilles qui semblaient dans la nuit un vol d’oiseaux fuyant à tire-d’aile. Puis tout à coup, comme si ces escadrons invisibles en eussent rencontré de plus puissants, ils s’arrêtaient et paraissaient se briser. On les entendait reculer et revenir par rafales inégales et plaintives ; les feuilles dispersées repassaient en tourbillonnant et s’abattaient çà et là sur la terre humide, pareilles à une bande de passereaux qu’ont dispersée et décimée les plombs éparpillés d’un coup de fusil. Alors tous les grands bruits se taisaient un moment pour laisser entendre les murmures de la pluie tombant sur les arbres, le cri lugubre d’une chouette et le chant lointain d’un coq. L’orage reprenait ensuite, allant, venant, luttant, frappant de grands coups sourds et poussant des sifflements aigus : non pas un de ces orages bouillants et superbes que sillonnent de puissants éclairs, qui parlent majestueusement par de grands éclats de foudre, qui jettent dans l’âme une sainte terreur pleine d’admiration, auxquels on s’expose, tête nue, pour s’imprégner de leurs chaudes émanations et respirer leur atmosphère électrique ; mais un de ces noirs orages qui serrent le corps de froid et le cœur de tristesse, auxquels on ferme soigneusement sa fenêtre et sa porte pour s’accoter au coin de l’âtre qui brûle ou se rouler dans les couvertures de son lit.

Cependant Luizzi suivait toujours le Diable, et il avait assez à faire de le suivre pour ne pas l’interroger. À mesure qu’ils avançaient, les difficultés de la marche devenaient de plus en plus grandes, et le baron finit par s’écrier dans un mouvement d’impatience :

– C’est dans le chemin de l’enfer que nous sommes !

– Le chemin de l’enfer, mon maître, repartit Satan, est facile et uni ; il a une belle chaussée au milieu pour les gens en voiture, et des trottoirs en asphalte pour les piétons ; il est ombragé d’arbres frais et fleuris ; il est bordé de grands tilleuls et de jolies maisons avec de gais cabarets, de grands restaurants, des jeux de roulette logés comme des princes, et des filles de joie habillées comme d’honnêtes femmes. On y mange, on y boit, on y dort ; on y joue sa santé, sa vie et sa fortune à toute heure et à tout pas. Le chemin de l’enfer est presque aussi beau que le boulevard Italien le sera un jour.

– Alors celui-ci est probablement le chemin de la vertu ? repartit le baron en ricanant.

– Peut-être.

– En ce cas il est rude et désobligeant.

– Te fatigue-t-il déjà ? dit le Diable. Tu n’es pourtant pas un enfant à peine vêtu et à peine nourri comme ceux de ce pays ; tu n’es pas un vieillard aveugle courbé sur un bâton ; tu n’es pas une jeune fille pâle et débile, et tu ne suis pas ce chemin pour aller porter secours à un malheureux que tu ne connais pas ; tu es un homme dans la force de l’âge, et tu marches pour te sauver toi-même et retrouver ta fortune et ta liberté.

– Ainsi soit-il ! répondit Luizzi ; mais je doute fort qu’il y ait d’autres êtres humains que moi qui se promènent à pareille heure et par un temps semblable, à moins que ce ne soient des voleurs, et, en général, ces messieurs ne sont pas de faibles enfants, des vieillards aveugles et des jeunes filles pâles et débiles.

– Au bout de ce chemin, à l’endroit où il se croise avec plusieurs sentiers, tu rencontreras l’enfant, le vieillard et la jeune fille. Demande-leur un asile pour cette nuit.

– Sous quel prétexte ?

– Tu leur diras que tu es un voyageur égaré.

– Ces gens-là ne me croiront pas ; car il n’est pas naturel qu’un homme distingué se trouve au milieu de la nuit à pied, à travers des chemins perdus. Ils me prendront pour un voleur.

– N’y a-t-il donc rien dans le monde entre le riche qui court les grandes routes en berline de poste et le voleur qui se glisse la nuit dans les sentiers obscurs ? Il y a l’économie, il y a la pauvreté, il y a le malheur, qui bravent de bien autres tempêtes.

– Mais s’ils me demandent mon nom, comment supposeront-ils que le baron de Luizzi soit en pareil équipage dans ce pays ?

– Si tu leur dis que tu es le baron de Luizzi, ils te prendront pour le fou échappé de la maison que nous venons de quitter, car ton nom doit être connu dans son voisinage. Cherche un nom et une profession, et arrange-toi pour te tirer de ce mauvais pas.

– Tu comptes donc m’y laisser ?

– Que t’ai-je promis ? de te rendre la liberté, et tu es libre ; ta fortune ? tu retrouveras à Paris tes deux cent mille livres de rente. Ton banquier, contrairement à beaucoup d’autres, a profité de la révolution de juillet pour rétablir ses affaires, et Rigot a été débouté de ses prétentions sur tes propriétés.

– Tu m’as promis de me rendre aussi ma bonne réputation.

– Tu as été acquitté en cour d’assises, tout le monde a témoigné en ta faveur en déclarant que tu étais en démence depuis longtemps ; et, comme le notaire était guéri et se portait bien, on n’y a pas regardé de trop près.

– De façon que je rentre dans la société comme une espèce de forçat libéré ?

– Tu te trompes, mon maître : le crime que tu as commis est un de ceux que la société pardonne aisément.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il n’avait pas de motif apparent. Si tu avais essayé de tuer un homme pour lui prendre son argent, sa femme ou son nom, tu serais un misérable ; si tu avais tenté de le tuer par vengeance ou par haine, tu serais un horrible scélérat. Mais tu as voulu le tuer pour le tuer ; tu es un monomane, un homme frappé de vertige, pour qui la science a une foule d’arguments irrésistibles qui te rendent très-intéressant. C’est une invention moderne que je dois au jeune barreau et que j’espère voir fructifier à mon profit. D’ailleurs, au milieu de la grande tourmente qui vient d’agiter la France, ton affaire a passé complètement inaperçue. La plupart des gens qui te connaissent l’ignorent tout à fait, et, en changeant de monde, tu seras un homme tout neuf pour celui où tu entreras.

– Mais à quelle distance suis-je de Paris ?

– À quatre-vingts lieues.

– Quel est ce pays ?

– C’est la commune de Vitré.

– Comment pourrai-je arriver jusqu’à la capitale sans argent ?

– Ce n’est pas mon affaire.

– Mais il doit y avoir un moyen de s’en procurer ?

– Il y en a trois : en emprunter, en voler ou en gagner, tu choisiras. Quant à moi, j’ai tenu ma promesse, adieu.

Et, comme ils arrivaient à l’endroit où le chemin se partageait en plusieurs sentiers, le Diable disparut, et Luizzi se trouva à quelques pas d’un petit groupe de personnes prêtes à passer devant lui.

– Qui va là ? cria une voix forte.

– Hélas ! dit Luizzi, je suis un pauvre voyageur qui ai été arrêté par une troupe de brigands ; ils m’ont dépouillé de mon argent et de mes papiers, après m’avoir entraîné dans un petit bois, et je me suis égaré en cherchant à retrouver la grande route de Laval à Vitré.

À peine Luizzi avait-il fini de parler, qu’un enfant d’une douzaine d’années, qui avait tourné autour de lui en l’examinant soigneusement, cria d’une voix un peu dédaigneuse :

– C’est un monsieur, grand-père.

– Regarde-le bien, Mathieu, répondit le vieillard.

Et aussitôt une femme reprit doucement :

– Et que demandez-vous, brave homme ?

– Un asile pour cette nuit, si cela ne vous dérange pas.

– Cela ne nous dérangera pas, Monsieur, dit le vieillard ; on ne dort guère chez nous, cette nuit, et un de plus ou de moins autour de la cheminée, ça ne refroidira personne. Venez donc, Monsieur, et suivez-nous ; vous devez avoir besoin de vous réchauffer.

– Grand-père Bruno, dit l’enfant, nous sommes à deux portées de fusil de la maison ; je vas courir en avant et dire que c’est nous avec la sœur Angélique et un monsieur. Il n’y a plus moyen de se tromper maintenant ; vous n’avez qu’à suivre tout droit par ici.

– C’est bon, répondit le vieillard en s’engageant dans le sentier où son petit-fils l’avait conduit, dépêchons-nous.

Luizzi s’étonnait de la facilité avec laquelle l’aveugle avait accueilli sa fable ; mais il s’étonna davantage encore lorsque celui-ci l’interrogea en lui parlant de son aventure imaginaire comme d’une chose toute naturelle.

– Ceux qui vous ont attaqué étaient-ils nombreux ?

– Une douzaine, repartit Luizzi dont la vanité ne marchandait pas sur le nombre de ses vainqueurs.

– Et vous n’avez pas remarqué parmi eux un grand sec avec une peau de bique sur le dos, un bonnet rouge sous son chapeau ?

– En effet, dit Luizzi, j’ai cru remarquer un homme très-grand, habillé à peu près comme vous dites.

– J’en étais sûr, repartit l’aveugle ; c’est la bande de Bertrand. Oh ! si je n’avais pas perdu les yeux, le vieux gueux n’oserait pas tourner comme ça dans les environs. Il sait que je tire droit, ou plutôt que je tirais droit autrefois.

– Mais, dit la sœur Angélique qui marchait à côté du vieillard, ce Bertrand n’a-t-il pas été votre ami ?

– Oui ! oui ! Du temps de la république, nous avons crié ensemble vive le roi ! et je crois bien que, si je ne l’avais pas ramassé à moitié mort sur la lande de la Croix-Bataille, il y serait enterré depuis longtemps avec les saints prêtres qui ont tous péri dans cette fameuse journée. Mais nous faisions de la bonne guerre dans ce temps-là ; nous n’attaquions pas les maisons isolées pour les piller et nous gorger de vin ; nous n’arrêtions pas les voyageurs attardés sur les routes pour les dépouiller et les voler ; car ils vous ont tout pris, n’est-ce pas, Monsieur, ces brigands-là ?

– Tout ! absolument tout ! repartit le baron.

– Hum ! les lâches gredins ! fit le père Bruno.

– Vous m’avez pourtant dit qu’ils s’étaient battus bravement il y a quelques heures ? reprit la sœur de charité.

– Ça, c’est vrai ; et, si au lieu de favoriser la retraite des culottes rouges en leur ouvrant les barrières de la closerie, nous avions voulu les prendre en queue, il n’en serait pas resté un vivant.

– Est-ce à ce moment que l’officier qui a été blessé s’est réfugié chez vous ? demanda la sœur Angélique.

– Il ne s’y est pas réfugié, il a été blessé devant la haie de la cour ; et, comme il avait été le premier quand il avait fallu avancer, il se trouvait le dernier à la retraite. De cette façon, ses soldats qui étaient déjà loin ne l’ont pas vu tomber, et, quand les chouans qui les poursuivaient sont passés à côté de lui, ils l’ont sans doute cru mort. C’est plus de deux heures après, qu’en tournant autour de la maison nous l’avons aperçu gisant par terre et que nous l’avons transporté chez nous. Mon fils Jacques a été chercher le médecin ; et, comme il ne s’est pas trouvé un de nos gars de charrue assez décidé pour aller vous quérir, je m’en suis chargé. Seulement, comme depuis six mois j’ai eu le malheur de perdre les yeux et que je n’ai pu apprendre les chemins, Mathieu m’a accompagné.

En parlant ainsi, le vieux Bruno, la sœur Angélique et Luizzi arrivèrent à l’entrée d’un petit enclos fermé de barrières, comme dans les routes défendues de nos forêts royales. Un petit passage était libre de chaque côté ; et, lorsque nos trois voyageurs l’eurent franchi, le baron, inquiet de l’approche de deux chiens qui le flairaient curieusement, put voir une assez longue suite de bâtiments inégaux n’ayant qu’un rez-de-chaussée. Une porte était ouverte et eût laissé voir dans l’intérieur de la maison qui paraissait éclairé par une vive lumière, si plusieurs personnes n’avaient été groupées devant cette porte.

– C’est vous, père ? cria une voix formidable, tandis que le vent et la pluie redoublaient.

– C’est moi, Jacques, dit le vieillard.

Aussitôt la porte resta libre, ceux qui l’occupaient s’étant retirés. Le vieillard entra le premier, puis se débarrassa du manteau de peau de chèvre qu’il portait et que son petit-fils alla pendre à un clou dans l’intérieur de la cheminée, où plusieurs autres étaient déjà en train de sécher.

L’homme qui avait parlé était assis au coin de cette cheminée, le pied appuyé sur l’un des crochets de la crémaillère, le coude sur son genou et le menton dans la main. Il suivit d’un œil attentif la manière dont le petit Mathieu conduisit et plaça, son grand-père auprès du feu ; puis il se tourna légèrement vers la sœur de charité à qui une servante venait d’enlever sa grande mante noire, et, lui montrant une porte du doigt :

– La femme est là avec le malade, lui dit-il ; entrez-y un moment, vous verrez l’ordonnance que le médecin a laissée et qu’il a dit de vous montrer. S’il n’y a rien de pressé, revenez vous sécher un peu, car il fait un triste temps.

La sœur de charité entra dans la chambre qui lui était désignée, et le maître de la maison, se tournant alors vers le baron, ajouta :

– Asseyez-vous, Monsieur, et chauffez-vous. Ils ne vous ont donc pas laissé un manteau pour vous garantir ? ajouta-t-il en voyant le baron dont les habits ruisselaient d’eau ; vous ne pouvez pas rester comme ça, il y aurait de quoi enrhumer une grenouille. Femme, cria-t-il, tu porteras du linge et des habits dans la chambre du blessé, et on laissera à Monsieur un petit moment pour s’habiller et se déshabiller… Pardon, Monsieur ! mais nous n’avons que ces deux chambres, et nous faisons comme nous pouvons.

Luizzi allait remercier le paysan, lorsque celui-ci cria d’une voix irritée :

– Qui a laissé cette porte ouverte ? Avez-vous envie qu’on nous envoie des coups de fusil jusqu’au coin de notre feu ? Fermez et tirez les verrous.

– Père, c’est moi, dit le petit Mathieu ; mais Lion et Bellot sont dans la cour, et ils ne laisseront approcher personne qui soit étranger à la maison.

– C’est bon ! dit Jacques en se radoucissant.

Puis il reprit entre ses dents :

– Ce ne sont pas ceux que les chiens ne connaissent pas que je redoute, ce sont ceux qui sont souvent entrés ici comme des amis.

– Tu as raison, reprit le vieil aveugle qui avait posé ses pieds sur ses sabots comme sur une espèce de tabouret, pour mieux les exposer à la chaleur du feu ; tu as raison. D’après ce que m’a dit Monsieur, c’est la bande de Bertrand qui l’a attaqué.

– Connaissez-vous ce Bertrand ? dit Jacques.

– Non, reprit Luizzi ; mais, d’après le portrait que m’en a fait votre père, un homme très-grand…

– Ily a plus d’un chouan de la taille de Bertrand, et, si vous ne l’avez pas vu…

– Il faisait nuit quand il a arrêté ma voiture, reprit Luizzi.

– Votre voiture ! fit Jacques d’un air étonné ; où ça ?

– Mais sur la grande route de Vitré à Laval, dit Luizzi qui regrettait déjà d’avoir prononcé le mot voiture.

– Et vous veniez ?

– De Vitré, répondit Luizzi de plus en plus embarrassé.

– Et que sont devenus les chevaux et le postillon qui vous conduisaient ?

– Je vous avoue que je n’en sais rien, répondit le baron.

– Bonfils, dit le maître de la maison à un garçon de charrue qui réparait une fourche dans un coin de cette grande pièce, tu vas aller à la poste savoir des nouvelles de la voiture arrêtée. Combien de temps y a-t-il à peu près ?

– Deux heures, dit étourdiment le baron.

– Deux heures ! répéta Jacques, c’est singulier.

En prononçant ces paroles, il jeta un regard soupçonneux sur Luizzi. Mais à l’instant même Marianne, la femme de Jacques, parut en disant :

– Tout est prêt dans la chambre pour Monsieur.

Jacques fit signe au baron d’entrer et le suivit attentivement des yeux. Comme Armand allait passer la porte qui conduisait dans la chambre du malade, il rencontra la sœur de charité qui en sortait et vit pour la première fois son visage. Les traits de cette femme frappèrent le baron, comme ceux d’une personne qu’il avait autrefois rencontrée, et il lui parut que sa figure produisit le même effet sur la sœur, car elle s’arrêta soudainement et laissa échapper une légère exclamation ; mais tous deux passèrent cependant sans que personne qu’eux-mêmes eût remarqué ce mouvement. Luizzi se trouva dans une chambre beaucoup moins vaste que la première : un des angles était occupé par un grand lit à colonnes et à rideaux de serge verte entièrement fermés, de façon que la lumière répandue par une petite lampe à pied ne pouvait pénétrer jusqu’au malade. Luizzi vit déposés sur une chaise les habits qui lui étaient destinés. Il s’en revêtit tout en cherchant à retrouver en quel lieu et à quelle époque il avait pu rencontrer la sœur de charité ; mais ce souvenir, qui d’abord lui avait apparu si vif, se brouilla entièrement dans sa tête, et il en conclut qu’il avait été frappé par la ressemblance de la sœur Angélique avec quelque personne de sa connaissance. Cependant il profita de ce premier moment de solitude pour réfléchir sur sa situation. Il reconnut que, grâce à son imprudence, elle était devenue tout à fait équivoque, et que la manie de dire toujours mes gens, ma voiture, avait rendu sa prétendue aventure assez difficile à expliquer. En effet, une voiture ne disparaît pas sans qu’on en retrouve quelque trace, et il cherchait par quels moyens il pourrait sortir d’embarras, lorsqu’il pensa qu’il pouvait peut-être confier son nom à l’officier blessé et se mettre ainsi sous sa protection. Si c’est un jeune homme, se dit Luizzi, il se laissera facilement persuader que j’ai été enfermé sans motifs dans une maison de fous, et il m’aidera à regagner Paris. Pour s’assurer de son espérance, le baron entr’ouvrit les rideaux ; mais il ne put distinguer la figure du malade cachée dans l’ombre des rideaux, et il allait prendre la lampe pour l’examiner, lorsqu’il vit Jacques debout sur la porte entr’ouverte.

– Vous êtes curieux, Monsieur ! lui dit le paysan.

Luizzi, fort surpris de cette interpellation, voulut faire de la présence d’esprit et répondit avec une légèreté inconsidérée :

– J’ai quelques amis qui servent dans le régiment en garnison dans ce pays ; je craignais que ce fût l’un d’eux qui eût été blessé, et j’ai voulu m’en assurer.

– Ilvous aurait suffi de nous demander son nom, dit Jacques.

– Le savez-vous ?

– Oui.

– Et comment se nomme-t-il ?

– Dites-moi d’abord comment se nomment vos amis.

Le baron jeta quelques noms au hasard, et le paysan répondit sèchement :

– Ce n’est pas lui.

Puis il ajouta rudement :

– On vous attend pour souper.

Luizzi se rendit à cette invitation et rentra dans la grande chambre. En son absence, on avait mis le couvert sur la longue table qui occupait le milieu ; une chaise pour le maître de la maison en occupait le bout, et le reste des convives était de chaque côté assis sur des bancs de bois. Il y avait, outre les personnes dont nous avons parlé, deux servantes et trois garçons de labour. Tout le souper, consistant en un plat de choux et des galettes de blé de sarrasin, était servi. Quand Luizzi eut pris la place qui lui était assignée, entre le vieux Bruno et sa bru, et en face de la religieuse, chacun murmura à part soi un Benedicite, et on s’assit. Luizzi seul n’avait pas pris part à cet acte de dévotion, et cela fut remarqué avec déplaisir. De petites cruches de cidre étaient çà et là sur la table, et chacun en usait tant qu’il voulait. Jacques seul avait une bouteille de vin à côté de lui ; mais il ne s’en servit point, et se contenta d’en verser à son père et à la sœur Angélique, qui refusa.

– Buvez, buvez, lui dit-il, cela donne du cœur pour passer une nuit sans sommeil.

– Je suis accoutumée à la veille, et je n’ai pas l’habitude de boire du vin, repartit la sœur ; mais je crois que vous feriez mieux d’en offrir à Monsieur, qui ne doit pas aimer le cidre.

Jacques parut mécontent de cet avis de la jeune religieuse. Cependant il n’osa le montrer trop ouvertement, et présenta la bouteille à Luizzi, qui refusa aussi, disant qu’il n’avait ni soif ni faim ; puis il ajouta :

– Je vous ai demandé un asile pour quelques heures, et, dès que le jour paraîtra, je vous débarrasserai d’un importun.

– Comme il vous plaira ; mais je vous avertis que nous n’avons pas de lit à vous offrir.

– Je n’y ai pas compté, reprit le baron, et j’attendrai le jour en causant avec sœur Angélique, si elle veut bien le permettre.

Celle-ci fit un signe d’assentiment et baissa les yeux que, depuis le commencement du souper, elle tenait constamment fixés sur Luizzi. Le baron l’examinait avec non moins d’attention ; et, sans pouvoir se dire où il avait vu ce pur et beau visage de jeune fille, il était forcé de reconnaître qu’il éveillait en lui des souvenirs confus. Cependant le souper était fini ; le silence le plus absolu régnait autour de la table et laissait entendre l’effort de la tempête qui ébranlait violemment les portes et les contrevents. Tout le monde paraissait soucieux et embarrassé, lorsque sœur Angélique dit à Jacques :

– L’ordonnance du docteur porte qu’il faut imbiber les compresses de l’appareil avec l’eau la plus froide possible pour calmer l’irritation. Si je pouvais avoir de l’eau de puits, cela serait excellent.

– Jean, dit le fermier, va tirer un seau d’eau.

Le garçon de ferme sortit, et Luizzi remarqua alors que celui à qui son maître avait dit d’aller à la poste n’était plus dans la maison. Il prévoyait un nouvel embarras, lorsque Jacques, se levant, dit d’une voix pleine d’humeur :

– Allons, un dernier coup au rétablissement du malade, et que ceux qui doivent dormir cette nuit aillent se coucher !

Chacun, se versant à boire, s’apprêtait à finir le repas pour répondre à l’invitation de Jacques, lorsqu’un homme parut à la porte laissée ouverte par le garçon de ferme, et dit d’un ton railleur :

– Vous ne boirez pas sans moi, j’espère !

À peine cet homme avait-il prononcé ces mots, que tout le monde se leva et que le vieil aveugle s’écria en saisissant un couteau sur la table :

– Bertrand ! c’est ce gueux de Bertrand !

Jacques arrêta son père, tandis que les autres convives, debout et immobiles autour de la table, laissaient percer un sentiment de terreur profonde. Marianne, la femme de Jacques, s’était jetée au-devant de son mari : mais celui-ci, la repoussant doucement, dit d’un ton froid au nouveau venu :

– Si tu as soif, il y a ici du cidre pour toi.

– Et du vin aussi, à ce que je vois ? dit Bertrand en s’avançant pour prendre la bouteille.

C’était un homme d’une taille très-élevée. De longs cheveux rouges, mêlés de mèches blanches, tombaient sur ses épaules. Il avait la peau de bique que portent d’ordinaire tous les paysans du bas Maine et de la Bretagne. Il était armé d’un fusil à deux coups d’un certain prix, et d’un couteau de chasse assez orné. On se regardait, on attendait dans un état d’anxiété cruelle ce qui allait arriver, lorsque Jacques, posant la main sur la bouteille que Bertrand allait saisir, lui dit d’un ton résolu :

– Je donne ce que j’offre, je refuse ce qu’on veut prendre.

– Comme tu voudras, dit Bertrand sans paraître irrité de cette résistance.

Il saisit une cruche de cidre et la vida d’un trait. À peine avait-il fini, qu’un grand bruit se fit à la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda Jacques.

– C’est moi, reprit Jean du dehors.

– C’est l’eau froide pour le blessé, dit sœur Angélique ; laissez passer ce garçon.

– Ah ! fil Bertrand d’un air sombre, l’officier est donc ici ? Laissez passer, ajouta-t-il, et gardez bien la porte.

Le valet de ferme rentra et posa son seau d’eau dans un coin.

– Ferme la porte, dit son maître.

Le valet hésita à obéir.

– Laisse la porte ouverte, dit Bertrand ; mes gars pourront voir du moins le feu de la cheminée, cela les réjouira.

Aussitôt deux hommes se placèrent de chaque côté de l’huis, le corps moitié en dedans, moitié en dehors de la maison, et leur fusil à la main.

– Tout le monde est-il à son poste ? dit le chouan.

– Oui, répondit l’une des deux sentinelles.

– C’est bien, repartit le chef des chouans qui s’était rapproché de la porte et qui avait jeté un regard hors de la maison.

Jacques le suivait d’un œil attentif, et Marianne suivait avec anxiété les moindres mouvements de son mari.

– Et maintenant, reprit Jacques, me diras-tu ce que tu veux ?

Bertrand s’assit au coin du feu. Jacques fit signe à sa femme, à son fils et à ses domestiques de se tenir au fond de la chambre, et se plaça debout à l’autre angle de la cheminée, à côté de son père. La religieuse et Luizzi s’avancèrent entre le chouan et le paysan, se posant pour ainsi dire comme des intermédiaires désintéressés dans la question qui allait s’agiter. Bertrand, la tête baissée, jouait d’un air embarrassé avec la bandoulière de son fusil et semblait ne pas oser parler. On n’entendait que l’orage qui battait la maison de tous côtés.

– J’attends, dit Jacques après un moment de silence.

– N’as-tu pas recueilli chez toi un officier de la ligne qui a été blessé ? dit Bertrand brusquement, comme ravi d’être enfin interpellé.

– Oui.

– Il faut nous livrer cet officier.

– Ilest mourant ! s’écria la religieuse, et ce serait le tuer.

– Et quand il se porterait aussi bien que moi, je ne le livrerais pas, répondit dédaigneusement Jacques Bruno.

– Écoute, Jacques ! reprit Bertrand, je suis venu ici en ami, et je te demande avec douceur ce que je puis obtenir par la force.

– C’est vrai, dit Jacques, tu peux nous faire tous tuer ici, moi, mon père, ma femme et mes enfants ; tu peux nous assassiner si c’est ton bon plaisir ; tu peux…

– Tu sais bien que je ne le ferai pas, Jacques, répondit le chouan avec impatience, quoique tu aies refusé de marcher pour la bonne cause.

– Tu le feras, répondit le fermier, parce que je ne te livrerai pas l’officier, et que, si tu veux l’avoir, il faudra me passer sur le corps pour arriver jusqu’à lui.

– Tu es bien changé, et tu aimes bien le nouveau régime, répliqua Bertrand froidement, que tu t’exposes ainsi pour un homme que tu ne connais pas ?

– Je m’expose parce que cet officier, quel qu’il soit, est dans ma maison, et que je ne veux point qu’on touche à cet homme, pas plus qu’à ma femme, pas plus qu’à mon père…

Jacques sembla s’irriter tout à coup dans sa propre pensée, et s’écria :

– Je ne veux pas qu’on y touche, pas plus qu’à un chalumeau de paille ou à un clou de cette maison.

– Eh ! on ne touchera ni à un clou ni à un chalumeau de paille chez toi, dit Bertrand… Mais cet officier est étranger, et il t’importe peu de nous le livrer. D’ailleurs, écoute-moi ! Ce matin, Georges a été pris par les gendarmes ; on le conduit dans les prisons d’Angers. Nous avons besoin de quelqu’un qui nous réponde de la vie de Georges ; si tu veux nous livrer cet homme…

– Il fallait le ramasser ce matin, dit Jacques, lorsqu’il était mourant sur la route.

– Il fallait l’y laisser, nous l’y aurions retrouvé, repartit Bertrand.

– Vous l’y auriez retrouvé mort, dit la sœur Angélique.

– C’est possible, repartit le chouan, et en ce cas c’eût été un de moins. Mais, puisqu’il vit, il faut qu’il nous serve à quelque chose. Nous pourrons l’échanger contre Georges. Voyons, où est-il ?

Bertrand se leva et se dirigea vers la chambre du malade. La sœur Angélique se précipita devant la porte.

– N’entrez pas ! La moindre commotion violente peut le tuer, s’écria-t-elle d’un ton suppliant.

– Bertrand, cria d’une voix forte le vieil aveugle, tu m’as demandé il y a quelque temps pourquoi mon fils n’avait pas pris le fusil et pourquoi je l’en avais détourné par mes conseils. C’est parce que je n’ai pas voulu qu’il s’associât à une guerre d’assassins et de voleurs.

– Est-ce pour moi que tu parles ainsi ? dit Bertrand.

– Pour toi, répondit le père Bruno en s’avançant vers Bertrand.

– Je te répondrai tout à l’heure, dit celui-ci ; mais auparavant il faut que je voie cet officier. Pardon, ma sœur, ajouta-t-il en s’adressant à Angélique, ne me forcez pas àuser de violence ; je passerai, car je veux passer.

– Osez donc le faire ! dit Angélique en s’adossant à la porte et en présentant à Bertrand le Christ pendu à son chapelet.

Bertrand ôta son chapeau et se signa. Il promena autour de lui un regard irrité, mais il n’osa relever la tête devant la jeune fille et alla se rasseoir à sa place, grondant comme un dogue qui cherche sur qui il pourra s’élancer.

– As-tu bientôt fini tes comédies ? lui dit Jacques.

– Tout de suite, si tu le veux, s’écria Bertrand avec éclat et en se relevant soudainement.

Et, par un mouvement rapide, il ajusta Jacques ; mais, pendant que le chouan s’approchait de la porte du malade, le petit Mathieu s’était glissé derrière son père et lui avait remis son fusil caché dans un coin de la chambre. Dans le même instant, Jacques avait de son côté couché en joue son ennemi, tandis que l’enfant, se précipitant sur Bertrand, avait abaissé le canon de son arme. Tout cela fut l’affaire d’un éclair, et Jacques cria d’une voix retentissante :

– Au premier qui bouge ou qui fait un pas dans la chambre, Bertrand tombe mort !

Il y eut un terrible moment de silence, pendant lequel on entendit gémir les sourdes rafales du vent et de la pluie fouetter la pierre du seuil ; puis un coup de feu partit, et le fusil de Jacques tomba de son épaule fracassée par une balle. C’était un des hommes de Bertrand qui, caché dans l’ombre de la cour, avait glissé le canon de son fusil entre les deux sentinelles et avait juste le paysan à son aise.

– Qui a tiré ? s’écria le père Bruno.

– C’est un chouan, dit Jacques.

Presque aussitôt les cris de Marianne et ceux du petit Mathieu avertirent le vieillard aveugle que c’était son fils qui avait été frappé, et il s’ensuivit une scène de tumulte inexprimable et de terreur étrange. Le vieillard aveugle, armé d’un grand couteau, se jeta du côté où il croyait qu’était le chef des chouans :

– Bertrand ! Bertrand ! cria-t-il.

Mais celui-ci l’évita, et le vieillard se mit à parcourir la chambre le couteau levé, et criant avec fureur :

– Bertrand ! Bertrand ! où es-tu ? tueur ! assassin ! où es-tu ? Ah ! tu recommences ?

Il alla ainsi à travers cette grande salle, se heurtant aux meures, brandissant son arme et criant toujours : Bertrand ! où es-tu ? tandis que tous ceux qui étaient sur son passage s’échappaient en lui disant leur nom avec terreur. Il arriva ainsi jusqu’à son fils qu’il saisit par le bras et lui dit d’un ton rauque et furieux :

– Qui es-tu ?

– C’est moi, mon père. Tenez-vous tranquille, vous allez nous faire tous tuer.

– Ils t’ont blessé ?

– Ils m’ont cassé un bras ! c’est celui que vous tenez ; vous me faites mal.

L’aveugle recula en poussant un cri, laissa échapper le bras de son fils, et le couteau tomba de ses mains. Bertrand repoussa l’arme du pied, et reprit tranquillement :

– Tu l’as voulu, Jacques.

– Assassin et voleur ! cria le vieil aveugle.

– Ni l’un ni l’autre, dit Bertrand ; mais je veux ce que je veux, il me semble que tu devrais le savoir. Si Jacques n’avait pas pris son fusil, il ne lui serait rien arrivé. Il a voulu parler, on lui a répondu.

– Ton tour viendra, reprit Bruno.

– Quand il plaira au ciel.

– Osez-vous l’invoquer après un pareil crime ? dit Angélique.

– Oui, ma sœur, reprit Bertrand ; car je ne suis pas comme quelques-uns d’entre nous, je ne fais pas le mal pour le mal, et je ne tue que ceux qui m’attaquent.

– Mais tu dévalises ceux que tu ne tues pas, dit le père Bruno, pour qui peut-être un vol était un plus grand crime qu’un meurtre, parce qu’il n’avait pas l’excuse politique que les chouans donnaient à leur révolte.

– Tu m’y fais penser, dit Bertrand, et voilà sans doute, ajouta-t-il en montrant Luizzi, le voyageur qui s’est plaint d’avoir été arrêté ? Eh bien ! je vous jure que si ce sont quelques-uns des nôtres qui ont fait cette action, ils seront sévèrement punis, et que cet étranger n’ira pas dire que nous sommes des voleurs de grande route.

Cependant Marianne et la sœur de charité avaient coupé la veste de Jacques et mis à nu sa blessure. Pendant qu’elles la lavaient Bertrand reprit sa place sur sa chaise. Le feu s’était à peu près éteint faute d’aliment, et la flamme de la lampe, agitée par le vent qui s’engouffrait dans la chambre, éclairait d’une lueur triste et mourante cette scène de désolation. Bertrand prit la parole, et, s’adressant à Luizzi :

– En quel endroit avez-vous été arrêté ? lui dit-il.

– Je ne puis trop vous le dire, repartit le baron qui avait senti son courage l’abandonner en présence de dangers si nouveaux et si inconnus pour lui.

– Mais enfin, reprit Bertrand, à quelle distance étiez-vous de Vitré ?

– Je dormais dans ma voiture, repartit le baron, et je ne puis savoir…

– Ne tremblez pas ainsi, répliqua le chouan, nous n’avons rien à vous reprocher, personne ne vous en veut ici. Répondez : que vous a-t-on pris ?

– Mais, répondit le baron en balbutiant tout à fait, mes papiers, mon argent…

– Quels étaient ces papiers ?… combien aviez-vous d’argent ?…

– Il y avait un passe-port, dit Luizzi, des lettres.

– Et combien d’argent ?

– Combien d’argent… je ne sais.

– Comment ! vous ne savez ?

– Deux mille francs environ, dit le baron.

– En or ou en argent ?

– En or, repartit le baron, qui répondit rapidement pour cacher son trouble.

– Et dans quelle voiture voyagiez-vous ?

– En chaise de poste.

– Il y en a de beaucoup d’espèces, reprit Bertrand qui examinait le baron d’un regard qui contribuait singulièrement à troubler celui-ci.

– C’était, c’était… en calèche.

– Ah !… Et il y avait sans doute des malles, des porte-manteaux ?

– Oui, oui, dit le baron.

– Et dans ces malles, qu’y avait-il ?

– Mais, fit le baron avec impatience, ce qu’il y a dans des malles… du linge, des habits.

– C’est que je veux que tout vous soit exactement rendu, à l’exception des armes, si vous en aviez.

Ceci n’étant pas une question, Luizzi se dispensa de répondre, et Bertrand reprit :

– Et quel est votre nom ?

– Mon nom, dit le baron, je ne peux pas… je ne peux pas vous le dire…

– Nous le verrons sur votre passe-port, dit Bertrand, si vous aviez véritablement un passe-port qui puisse se montrer.

– Ilme semble, reprit le baron, qui avait fini par comprendre dans quel embarras il s’était mis par son mensonge et ses hésitations, il me semble qu’il vous importe peu de savoir qui je suis. Je ne vous redemande ni ma voiture ni mon argent ; laissez-moi libre, c’est tout ce que je veux de vous.

– Oui-da ! fit le chouan, j’en suis convaincu, et je crois même que vous n’avez pas lieu de tenir beaucoup à l’argent et à la voiture que vous avez perdus.

Comme il achevait ces paroles, le garçon de ferme envoyé à la poste par Jacques Bruno rentra en courant.

– Eh bien ! Bonfils, dit Bertrand, tu as fait la commission de ton maître ?

Le garçon s’arrêta, regarda Jacques blessé et baissa la tête.

– Répondras-tu, failli gars ? dit Bertrand avec colère. J’ai entendu cet homme à la croix de Véziers raconter son histoire au père Bruno, et je sais où l’on t’a envoyé ; ainsi parle, qu’as-tu appris ?

– Ma foi ! dit Bonfils, je vas vous le dire : il n’est point passé de chaise de poste depuis deux jours à Vitré.

– Je m’en doutais, fit Bertrand. Holà, vous autres ! prenez-moi ce gueux-là, attachez-le comme un veau par les quatre pattes, et jetez-le-moi au fond de la grande mare.

– Moi ! s’écria Luizzi en reculant devant les quatre ou cinq paysans armés qui entrèrent à la fois ; moi ! et pourquoi ?

– Parce que c’est ainsi que nous traitons les espions.

– Mais je ne suis pas un espion, je suis étranger à ce pays.

– Et qui es-tu donc enfin ? dit Bertrand.

– Je suis… je suis le baron de Luizzi.

– Le baron de Luizzi ! répéta soudain une voix de femme ; et tout aussitôt la sœur Angélique s’approcha d’Armand, et, le regardant en face, elle lui dit : Vous êtes le baron de Luizzi ?

– Oui, Armand de Luizzi.

– En effet, dit la sœur en l’examinant ; oui, c’est vrai…

– Mais qui êtes-vous, ma sœur, vous qui paraissez me connaître ? Seriez-vous donc entrée quelquefois dans la maison d’où je sors ?

– Je ne sais d’où vous sortez, répondit Angélique… et quant à moi… je suis… Mais peut-être m’avez-vous oubliée, depuis dix ans… J’ai à vous parler, Armand, quoique je vous aie retrouvé trop tard…

Tandis que le baron, sauvé par cette intervention inattendue, cherchait à donner un nom à cette femme dont les traits l’avaient si vivement frappé, Bertrand s’avança et dit à la sœur Angélique :

– Ainsi vous connaissez cet homme ?

– Oui.

– Vous en répondez ?

– Oui.

– Qu’il reste donc, reprit Bertrand. Et nous autres, ajouta-t-il en élevant la voix, allons-nous-en, car le jour approche.

– Et l’officier, l’officier ? crièrent les voix des chouans restés à la porte.

– Le brancard est prêt, n’est-ce pas ? allez le prendre, et qu’on ne lui fasse pas de mal.

Bruno se leva de sa chaise et dit à Bertrand :

– Tu es le plus fort aujourd’hui, Bertrand ; mon tour viendra.

– Tiens-toi tranquille, répliqua le chouan, ne leur donne pas l’idée de brûler ta maison et de piller ta grange. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour éviter un malheur.

Jacques, entouré par sa femme et ses domestiques, ne parla pas ; et, tandis que ce groupe se serrait au fond de la chambre, Luizzi et la sœur se rangèrent pour laisser sortir le brancard sur lequel était l’officier blessé. Au moment où le brancard allait passer devant la sœur Angélique, elle regarda le blessé, et, reculant comme avec épouvante, elle s’écria :

– Henri !…

Le blessé se retourna, et, se soulevant un peu, poussa un cri, puis retomba en murmurant d’une voix éteinte :

– Caroline !… Caroline !…

Les porteurs s’étaient arrêtés ; mais ils continuèrent leur marche sur un geste de Bertrand, tandis que la sœur de charité se cachait dans les bras de Luizzi en s’écriant :

– Oh ! mon frère ! mon frère !

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