VI LAFILLE D’UN PAIR DE FRANCE. EXPOSITION.

« Je suis la fille du marquis de Vaucloix, que l’émigration ruina comme tant d’autres. En 1809, il épousa ma mère à Munich ; elle était Française comme lui, et comme lui d’une grande famille. Ma naissance lui coûta la vie, et j’avais à peine quatre ans lorsque mon père rentra en France en 1814. Le roi Louis XVIII, voulant récompenser sa fidélité, le nomma pair de France et lui donna une charge dans sa maison. Les émoluments de cette charge ne suffirent point aux dépenses de mon père, et, lorsque l’indemnité du milliard fut votée, la part qui lui revint ne lui servit qu’à payer les nombreuses dettes qu’il avait contractées depuis son retour en France. Quant à moi, j’étais élevée dans une pension où je recevais une éducation telle qu’on croyait devoir la donner à une jeune fille d’un haut rang et d’une grande fortune. Je dessinais bien, je chantais avec goût, je dansais à merveille et je m’habillais à ravir. J’avais une opinion sur la littérature courante, j’avais pris parti pour la musique italienne, je causais avec une facilité qui passait pour de l’esprit. Du reste, j’étais parfaitement ignorante de la situation de mon père, qui se plaisait à encourager mon goût pour le luxe.

« J’avais dix-huit ans, et je commençais à m’ennuyer de ma pension, lorsqu’un matin mon père vint me surprendre en m’annonçant que j’allais enfin entrer dans ce monde que je n’avais vu que par fugitives échappées, et que je m’imaginais si charmant. Je ne vous peindrai pas ma joie de jeune fille lorsque je me trouvai maîtresse de disposer de mon temps à ma volonté, rêvant les plus doux succès, m’arrangeant une existence de plaisirs, le cœur prêt à de bonnes amitiés et quelquefois laissant arriver jusqu’à moi de lointaines pensées d’amour. Vous voyez, je procède par ordre, je vous dis comment j’étais à dix-huit ans et combien je me trouvais désarmée contre toute espèce de malheur. Peu de mois suffirent à m’enlever cette confiance. Mon père prit un jour pour recevoir, mais il ne venait guère à ses réunions que des hommes : les uns passaient la soirée à jouer, les autres parlaient politique. Cinq ou six vieilles femmes accompagnaient leurs maris et m’accablaient de témoignages d’un intérêt si protecteur qu’elles me déplaisaient souverainement. Dans le salon de mon père, ce qui m’étonnait le plus, ce n’était pas l’absence de jeunes gens ou de jeunes filles de mon âge, c’était la présence de certaines personnes dont le nom et les manières disaient la grossière bourgeoisie.

« Pendant les premiers jours de réunion, mon père me fit chanter pour montrer ce qu’il appelait mon talent. La première fois on m’écouta avec politesse, la seconde fois j’entendis au milieu du trait le plus brillant de ma cavatine un des joueurs de whist s’écrier d’une voix formidable : « Six de try et quatre d’honneurs, nous la gagnons triple. » La troisième fois ce fut à peine si les personnes qui étaient près du piano suspendirent leur conversation. Je renonçai à charmer la société, comme disaient deux ou trois des moins barbares, et l’obligation de recevoir le monde de mon père me devint presque insupportable.

« L’hiver vint enfin, et j’entendis beaucoup moins parler de fêtes et de bals que dans ma pension même. Je cherchais à m’expliquer cette solitude ; car ma jeunesse, mes pensées, mes espérances m’isolaient complètement de tous ceux qui m’entouraient. Peu à peu je me laissai gagner à un profond ennui, sans que mon père s’en aperçût ou voulût s’en apercevoir. Un soir que la réunion était plus nombreuse, je m’étais retirée dans un coin du salon, et, le coude appuyé sur un bras du canapé, je me reportais avec regret à nos soirées joyeuses de la pension et à nos confidences de jeunes filles sur nos rêves d’avenir. Je n’étais pas cependant de celles qui se font une espérance romanesque de la vie. Je n’avais pas compté dans la mienne des amours idolâtres et une fortune souveraine. Un cœur qui m’aimât, un esprit qui fût d’accord avec le mien, et une aisance de mon rang : voilà tous mes vœux. Ils n’étaient pas bien extravagants, à moins qu’espérer une vie de calme, d’honnêteté et de bonheur ne soit en ce monde la pire des extravagances. Quoi qu’il en fût, j’en étais à regretter mes illusions, et j’avais dix-neuf ans, j’étais belle, je me sentais dans l’esprit et dans le cœur tout ce qui fait qu’une femme est aimable et peut être aimée. Sans doute ma préoccupation m’avait entraînée bien loin, car j’entendis tout à coup derrière moi une voix qui me dit :

« – Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire.

« Ce gros dicton populaire ne m’aurait pas semblé inconvenant, que la personne qui me l’adressa l’eût rendu grossier. C’était un vilain homme à figure réjouie, portant de très-petites cravates et d’énormes cols de chemise, enfermant mal sa personne monstrueuse dans de vastes gilets de piqué de couleur, et constamment vêtu d’un habit marron très-clair avec un pantalon noir très-court, des bas de coton blanc et des souliers à rosette.

« La présence de cet homme chez M. de Vaucloix était un de mes étonnements, et, sans qu’il m’eût jamais parlé plus qu’un autre, il me déplaisait plus que personne. Il avait une expérience brute des hommes et des choses qui lui faisait deviner presque toujours les raisons intéressées de tout ce qu’on racontait devant lui, et il les exposait avec un cynisme de mépris pour l’humanité qui blessait toutes mes jeunes idées. Si quelqu’autre que lui se fût aperçu de ma tristesse, je m’en serais excusée sans doute et je l’aurais attribuée à une indisposition ; mais je fus choquée d’être ainsi comprise par ce brutal observateur, et je lui répondis assez sèchement :

« – Je n’ai rien à désirer, Monsieur, et je ne désire rien.

– Hum ! hum ! fit le gros homme, en s’asseyant près de moi sans façon et en se mouchant bruyamment dans un mouchoir de cotonnade bleue ; toute fille qui n’a pas un mari désire quelque chose.

– Hé ! qui vous a dit, Monsieur, que je désirasse me marier ?

« Il me regarda fixement et me rit au nez avec une rare impertinence.

« – Je n’ai pas besoin qu’on me dise ça : ça se voit tout seul.

– Vous êtes bien adroit ! lui dis-je d’un ton tout à fait méprisant, tant cet homme m’avait irritée.

– Je suis plus adroit que vous ne pensez, me répondit-il sans prendre garde que je lui avais tourné le dos ; car je vous ai trouvé ce que vous désirez, un mari.

– Un mari ! m’écriai-je en me retournant.

– Hai ! hai ! hai ! fit-il en clignant des yeux, comme le mot vous fait dresser l’oreille !

– Monsieur, lui dis-je, blessée de cette façon de traduire mon étonnement, permettez-moi de ne pas continuer un entretien que mon père ne trouverait pas convenable.

– Pardon, mille pardons : mais c’est parce que j’y suis autorisé par monsieur votre père que je me permets de vous parler comme je le fais.

« Par un mouvement de surprise, je regardai autour de moi pour chercher M. de Vaucloix, et je l’aperçus dans un coin du salon qui m’observait. Un léger signe de tête m’avertit qu’il désirait que j’écoutasse M. Carin.

« Puisque j’ai écrit ce nom, vous devez comprendre quel était l’homme qui me parlait ainsi. Ilcontinua, et me dit :

« – Vous le voyez, je ne suis pas si inconvenant que mes gros souliers en ont l’air ; et, puisque le mot de mari est lâché, il est inutile que je batte l’eau plus longtemps. Il s’agit de monsieur mon fils.

– Votre fils ! lui dis-je d’un air de stupéfaction, et en le regardant de la tête aux pieds, comme pour deviner quel pouvait être le fils d’un pareil personnage.

« Aucune pensée n’échappait à cet homme, et il me répondit d’un ton d’amère plaisanterie :

« – N’ayez pas peur ; il se met bien, monsieur mon fils, c’est un faraud qui se brosse les ongles avec du savon de Windsor et qui se met de l’huile antique dans les cheveux. C’est un homme comme il faut, qui parle du bout des lèvres et qui a un lorgnon. Il est baron ; je lui ai acheté un titre de baron, je lui achèterai un titre de marquis, si vous voulez être marquise.

« Je n’eus pas la force de répondre à cette grossière proposition ; mais je fus si humiliée que je détournai la tête pour cacher les larmes qui me venaient aux yeux. M. Carin s’en aperçut, se leva brusquement et me dit :

« – Écoutez, Mademoiselle, vous voilà avertie : songez-y toute la nuit. Demain je vous présenterai le jeune homme, vous vous déciderez demain au soir ; il faut que cette affaire finisse, je n’ai pas de temps à perdre.

« Il s’éloigna et me laissa stupéfaite de cette façon d’agir et alarmée de cette proposition de mariage comme de la menace d’un malheur. Je cherchai à m’approcher de M. de Vaucloix ; mais il m’évita avec un soin qui me fit comprendre qu’il ne voulait aucune explication. Contre mon habitude, je demeurai dans le salon jusqu’à l’heure où il n’y avait plus que quelques joueurs acharnés, espérant forcer mon père à m’entendre. Mais il s’assit à une table de jeu, après m’avoir dit en passant :

« – Demain, tenez-vous prête de bonne heure, vous aurez l’honneur d’être présentée à la famille royale.

« Cette seconde nouvelle m’étonna autant que la première, mais elle me rassura. J’associai naturellement l’idée de ma présentation à celle de mon mariage, et je ne puis dire par quelle confiance du cœur je me figurai qu’on ne pouvait me sacrifier dans un mariage qui se ferait sous de si nobles auspices. M. Carin m’avait dit de penser toute la nuit à la proposition qu’il m’avait faite. Il avait eu raison : je ne dormis pas et ne fis que pleurer, tant ce qui m’arrivait était en dehors des idées que je m’étais faites d’un mariage. Un mot que les jeunes filles ne prononcent jamais, mais qu’elles murmurent sans cesse dans leur cœur, le mot amour, n’avait encore aucun sens pour moi ; mais si vous saviez, Édouard, combien de fois mes compagnes et moi nous avions conclu tous nos heureux projets par cette phrase : « Oh ! moi, je n’épouserai jamais que celui que j’aimerai, » vous comprendriez mes terreurs, lorsque je me trouvai tout à coup menacée de me donner à un homme que je ne connaissais pas, vous comprendriez la douleur que laisse après elle une jeune espérance qui s’en va. Je n’avais jamais prévu que je pusse être obligée à avoir une volonté contraire à celle de mon père ; et, quand je m’interrogeai sur ce point, je me sentis une faiblesse qui me semblait insurmontable. J’avais bien entendu parler de jeunes filles qui avaient opposé une énergique résistance aux projets de leur famille ; mais c’était pour moi comme un de ces contes romanesques qui intéressent, et qui ne sont pas de notre vie. Quelquefois, le soir, entre nous, jeunes cœurs ignorants, il s’était glissé un récit qui disait comment telle jeune fille avait préféré la mort à un mariage qui lui répugnait, nous avions poussé de grands hélas sur son malheur et donné des pleurs d’admiration à un si haut courage ; mais, quand cette pensée me vint pour moi-même, je ne puis dire que je la repoussai ou qu’elle me fit peur, car je me sentis trop incapable de l’exécuter. J’étais comme un misérable à qui l’on parle du faste d’un grand seigneur, et qui détourne la tête pour reprendre son pain abreuvé de larmes, sans mouvement d’espérance ou d’envie, tant il se sent éloigné d’une si haute fortune. J’avais le cœur pauvre de courage, et oser mourir était une fortune trop au-dessus de moi. Je ne prévoyais donc rien qui pût m’arracher au malheur dont j’étais menacée, car j’avais pensé aussi à me jeter aux genoux du roi et à me mettre sous sa protection. Mais tout cela était insensé ; car enfin je n’aurais su comment lui dire de quel malheur j’étais si malheureuse. D’ailleurs, parler au roi, me jeter à ses pieds, faire un acte violent de ma volonté, comment en aurais-je eu la force, moi qui ne me sentais pas celle d’opposer un refus à mon père, dont l’autorité n’avait jamais été que bienveillante pour moi ?

« Si je vous raconte tout cela, Édouard, c’est pour bien vous montrer que je suis une très-faible femme, qui ne puis rien pour les autres ni pour moi-même.

« Le lendemain arriva. M. de Vaucloix me fit dire de me tenir prête pour l’heure de la messe. Je lui fis demander un instant d’entretien ; on me répondit de sa part que nous aurions le temps durant le trajet de l’hôtel aux Tuileries. Je descendis donc dans le salon, et j’entendis dans le cabinet de mon père la voix de M. Carin ; j’allais me retirer, lorsqu’il ouvrit la porte et dit d’un ton péremptoire :

« – Faites entendre raison au roi. Pour ma part, je n’ai qu’une chose à vous dire, comme les Espagnols : Si no, no.

« Je me détournai pour ne pas voir en face cet homme qui me semblait disposer de moi bien plus que mon père lui-même. Il s’arrêta, puis reprit :

« – Et, après le roi, faites entendre raison à Mademoiselle ; car je ne prétends pas donner mon argent pour qu’on me fasse une mine de pendu. Merci !

« Il sortit, et je levai les yeux sur M. de Vaucloix : il était rouge de honte. Je devinai que ce n’était ni d’indignation ni de colère, car il évita mes regards.

« – Allons, allons, me dit-il, l’heure est venue.

« Il passa devant moi. Je le suivis en pensant qu’une autre que moi eût osé ne pas le suivre, et eût provoqué une explication. Quand j’arrivai dans la cour, il était déjà monté en voiture ; il froissait avec colère des papiers qu’on venait de lui remettre. Son irritation était si grande que je ne pensai pas devoir lui adresser la parole. C’est à peine s’il fit attention à moi, il lisait ces papiers avec rage et en murmurant :

« – Ilfaut en finir. Assez, assez…

« Quand il fut plus calme ; il plia ces papiers, les mit dans sa poche et en tira d’autres qu’il lut attentivement et avec une sorte de complaisance.

« – Il ne peut me refuser, disait-il tout bas à chaque phrase : ce serait trop d’ingratitude. Et cependant ils sont si ingrats !

« J’avais presque oublié ma douleur devant le chagrin de mon père, et je lui dis doucement :

« – Il vous est arrivé de tristes nouvelles, n’est-ce pas ?

– D’où le savez-vous ?

– J’ai cru m’en apercevoir.

– Non, Louise, me dit-il en se remettant soudainement ; je touche au contraire au but de tous mes vœux, à un riche établissement pour vous avec un homme distingué et appelé à une fortune politique aussi élevée que l’est sa fortune pécuniaire.

– Est-ce du fils de M. Carin que vous voulez parler ?

– C’est de lui : un homme bien au-dessus de sa naissance, un homme à larges idées et à grandes conceptions, un homme dont je suis fier d’assurer la position et l’avenir.

« Je ne comprenais pas bien mon père, mais il me semblait que ces éloges sortaient péniblement de sa bouche. Je pris ma résolution à deux mains pour frapper un grand coup, et je lui dis en tremblant cette phrase qui me semblait le comble de l’audace :

« – Je ne l’ai pas encore vu, ce…

– Oh ! vous le verrez, me dit M. de Vaucloix avec un ton de raillerie cruelle : on ne vous mènera pas à l’autel comme une victime. Le temps est passé de ces mariages barbares auxquels de nobles familles sacrifiaient le bonheur de leurs enfants. N’ayez pas peur de toutes ces sottises, si habilement exploitées par les philosophes et les jacobins, si stupidement accueillies par les bourgeois libéraux.

« Le ton dont ces paroles furent dites était plus qu’il n’en fallait pour m’empêcher de faire d’autres observations. Nous arrivâmes bientôt au château. Ce fut alors seulement que mon père fit attention à moi. Il remarqua ma pâleur et mon air de tristesse, et me dit brusquement :

« – Qu’avez-vous ? que vous est-il arrivé ? que voulez-vous qu’on pense en vous voyant une figure pareille ? On croira que je vous sacrifie… que je vous…

« Il s’arrêta probablement devant le mot qu’il allait prononcer ; mais, si ignorante que je fusse, je le devinai. Cette horrible phrase de M. Carin : « Je ne prétends pas donner mon argent pour qu’on me fasse une mine de pendu, » me revint à l’esprit. Je compris qu’on pouvait dire qu’il me vendait. J’éclatai en larmes. Mon père frappa du pied avec colère, puis, se remettant :

« – Allons, Louise, reprit-il, soyez raisonnable, rien n’est fini, et, si ce jeune homme vous déplaît, nous verrons ailleurs ; mais soyez calme devant tout ce monde qui va nous observer. J’ai assez d’ennemis à la cour qui ne demandent pas mieux que de me calomnier.

« En parlant ainsi, il m’essuyait les yeux avec mon mouchoir. J’arrêtai mes larmes.

« – Voilà qui est bien, ma Louise ; vous êtes une bonne fille. Espérez, espérez, nous serons bientôt heureux.

« Nous descendîmes de voiture, et il me conduisit vers la chapelle.

« Édouard, je vous ai raconté toute cette scène dans ses moindres détails, pour bien vous faire comprendre comment je fus tout à coup saisie dans ma vie imprévoyante par la menace d’un malheur que je ne pouvais préciser, comment je sentis que je marchais dans une route pleine d’écueils sans les voir distinctement autour de moi, comment je dus craindre le but où l’on me menait, sans savoir où il était et ce qu’il était. C’est que ce fut là toute ma vie : des craintes sans fondement matériel, et que je ne pouvais cependant repousser comme des folies ; un malheur qui n’avait pas de corps et qui cependant était toujours près de moi, comme l’ombre de ma vie ; la peur d’un fantôme invisible, une douleur sans blessure apparente ! Mais toutes ces réflexions vous diront moins bien ce que j’ai souffert que le récit qui me reste à vous faire.

« Nous arrivâmes à la chapelle. Le roi n’était pas encore arrivé. Je m’aperçus que j’étais regardée avec curiosité ; mais la sainteté du lieu borna toute cette attention à quelques regards furtifs qui retournaient vite aux pages ouvertes d’un livre de messe. Quelques mots furent murmurés comme eussent pu l’être ceux d’une prière. Je pris la place qui m’avait été réservée, et bientôt le roi parut. J’avais été élevée dans des habitudes religieuses plutôt que dans de sincères pensées de religion. Je remplissais mes devoirs de chrétienne avec respect plutôt qu’avec élan ; jamais jusqu’à ce jour je ne m’étais tournée vers Dieu pour lui demander miséricorde et secours du plus profond de mon cœur. Je n’avais pas encore senti le besoin de ce secours et de cette miséricorde. Ce jour-là mon effroi donna un sens aux prières, pour ainsi dire muettes, que j’adressai à l’Éternel. Comme la plupart des femmes qui m’entouraient, comme je l’aurais fait peut-être moi-même en toute autre circonstance, je n’assistai point au service divin comme à un spectacle plus solennel où le recueillement est un devoir : non, je priai avec ferveur et désespoir, et ce fut à peine si je m’aperçus que les derniers mots de la cérémonie venaient d’être prononcés. M. de Vaucloix m’avait recommandé de venir le rejoindre aussitôt après la messe finie. Je sortis, et il m’entraîna rapidement dans une longue galerie. Puis il s’arrêta, en me disant :

« – Le roi va passer ; faites attention à lui répondre convenablement, s’il vous interroge.

« Charles X parut bientôt en effet. Il était suivi de M. le dauphin et de madame la dauphine. Il accueillit avec une grâce pleine de bienveillance quelques placets qui lui furent remis. Il causait d’un air de satisfaction avec les personnes qui l’accompagnaient ; mais, lorsqu’il aperçut mon père, un léger nuage de mécontentement parut sur son visage.

« – C’est vous, Vaucloix ? lui dit-il.

« Mon père salua et me prit par la main pour me présenter. Le roi, qui ne vit pas ce mouvement, passa en disant :

« – Suivez-moi.

« Mon père obéit, et je restai toute confondue, ne sachant que faire, croyant que le roi avait évité de me voir ; je portai autour de moi des regards presque éperdus. Je rencontrai ceux de madame la dauphine ; elle s’approcha de moi, et me dit avec un geste plein de bienveillance :

« – Accompagnez votre père, Mademoiselle.

« Je la saluai et j’obéis, sans avoir la présence d’esprit de répondre un mot. Le roi marchait assez vite ; j’eus peine à me faire jour à travers les personnes de sa suite, et nous avions traversé plusieurs salles sans que j’eusse pu arriver près de lui, lorsqu’il entra dans un nouveau salon où M. de Vaucloix le suivit seul. J’arrivais juste à ce moment, et, prête à me trouver seule, je ne pus m’empêcher d’appeler et de dire : « Mon père ! » Le roi se retourna et me regarda avec une sévérité qui sembla peu à peu s’effacer pour faire place à une expression d’intérêt.

– Vous êtes mademoiselle de Vaucloix ? me dit-il.

« – Oui, sire.

– Eh bien ! suivez-nous.

« J’entrai avec mon père, qui parut vivement contrarié de ma présence, et l’on ferma les portes sur nous. J’étais restée à l’entrée du cabinet de Charles X que M. de Vaucloix avait suivi jusqu’à l’angle opposé de cette pièce. Mon père parlait à voix basse, et je ne pouvais entendre ce qu’il disait, mais il semblait solliciter instamment une grâce que le roi ne voulait pas accorder. La discussion s’échauffait, on oubliait que j’étais là, car j’entendis le roi répondre assez vivement :

« – Oui, oui, je sais que c’est votre mot à vous autres… Ingrat comme un Bourbon…

« Mon père sembla s’excuser, mais Charles X continua avec vivacité :

« – Et c’est avec ce mot que vous nous faites faire toutes ces choses qui nous sont si durement reprochées.

« M. de Vaucloix répliqua, et je crus entendre qu’il parlait de services.

« – Je ne les ai point oubliés, repartit le roi.

– Et vous me refusez cependant, sire, ce que vous avez accordé à plusieurs de mes collègues, au comte C…, au marquis de B… ! ceux-là n’ont pas perdu leur fortune dans l’émigration ; au contraire, ils l’ont gagnée à servir la république et l’empire.

« Le roi se détourna avec dépit, puis il finit par répondre :

« – Mais enfin quel est cet homme ?

« Le roi écouta avec attention ce que lui répondit mon père, qui, voulant sans doute conclure son discours par quelque chose de puissant, tira des papiers de sa poche et les remit à Charles X. Mais à peine Sa Majesté les eut-elle dans les mains qu’il s’écria :

« – Pardon, sire, je me suis trompé, ce n’est pas cela.

« Le roi retint les papiers et regarda mon père avec une sévérité qui lui fit baisser les yeux.

« – Laissez, dit-il, laissez, monsieur de Vaucloix ; voilà qui m’instruira mieux que tout ce que vous pourrez me dire.

« Puis le roi se mit à parcourir les papiers. De loin, à leur format et au cordonnet rouge dont ils étaient cousus, je les reconnus pour ceux qui avaient si vivement irrité mon père. La figure de Sa Majesté devenait de plus en plus sombre à mesure qu’elle les parcourait et elle finit par s’écrier :

« – C’est effrayant un pareil désordre ! une pareille somme !

« M. de Vaucloix fit un signe au roi, qui leva les yeux sur moi. Je compris qu’il avait été averti par ce signe de ne pas dire devant la fille des paroles qui pourraient accuser le père. En effet, il me regarda un moment, et je vis que j’étais devenue le sujet de leur entretien ; car leurs gestes et leurs regards se dirigeaient à leur insu de mon côté. Ce nouvel entretien à voix basse eut un terme, et j’entendis le roi dire avec sévérité :

« – Si je le fais, Monsieur, ce sera pour elle, pour qu’elle ne meure pas dans la misère ; ce sera pour la dignité du nom que vous portez.

« Après ces paroles que j’entendis, quoique le roi les eût prononcées d’une voix peu élevée, il s’avança vivement vers moi. Mon père marchait derrière lui ; son visage était bouleversé ; il leva sur moi des regards désespérés, et joignit les mains comme pour me supplier. Ce geste me fit une peine horrible.

« – On veut vous marier, Mademoiselle ? me dit brusquement le roi.

– Oui, sire.

– Et vous êtes heureuse de ce mariage ?

« Je regardai mon père, qui fit un mouvement.

« – Laissez-la parler, Monsieur, lui dit le roi, qui s’aperçut du mouvement.

« Puis il reprit :

« – C’est avec joie que vous acceptez ce mariage ?

– Oui, sire, avec joie, répondis-je d’un ton si exalté que le roi en fut surpris.

« Sa Majesté me regarda tristement et d’un air de pitié profonde, puis elle me dit doucement :

« – C’est bien, Mademoiselle ; je n’ai pas le droit de m’opposer à un si noble dévouement. C’est bien !

« Iltira le cordon d’une sonnette.

« – Sire, plus tard, dit M. de Vaucloix.

– Non, non, je ne veux plus en entendre parler.

« Un huissier parut, et Charles X fit mander un secrétaire qui arriva bientôt avec un portefeuille. Le roi, qui se promenait dans son cabinet, dit aussitôt :

« – L’ordonnance concernant le gendre de M. de Vaucloix !

« Le secrétaire la lui présenta. Le roi la signa et la tendit à mon père.

« – Voilà, Monsieur, lui dit-il.

« Puis il se tourna vers moi et me dit en me saluant :

« – Soyez heureuse, Mademoiselle.

« Nous sortîmes, et nous traversâmes avec rapidité les appartements ; nous descendîmes, et notre voiture avança.

« – À l’hôtel, dit mon père, et brûlez le pavé.

« Nous partîmes, et aussitôt l’agitation qui semblait le tenir éclata avec une violence qui me confondit.

« – Nous l’avons, s’écria-t-il, nous l’avons… Ce n’a pas été sans peine… Sans toi, j’étais perdu… mais tu as été admirable… Et jusqu’à ces papiers que j’ai si gauchement remis au roi… Je l’aurais fait exprès que je n’aurais pas mieux réussi… Voilà la première fois que des papiers d’huissier sont bons à quelque chose… Mais il y a des jours de bonheur où tout sert… Ah ! ma pauvre Louise, tu seras heureuse aussi : une fortune colossale, dont tu leur apprendras à faire les honneurs… C’était un coup de maître… Il fallait réussir aujourd’hui… car sans cela, demain… Mais je la tiens, la voilà, la voilà !…

« Et il lisait avec complaisance l’ordonnance que le roi lui avait remise.

« Quant à moi, j’étais aussi inquiète de la joie de mon père que je l’avais été de son désespoir. Comprenez-vous, après la scène que j’avais vue, tout ce qu’il devait y avoir en moi d’incertitudes et d’anxiétés ? Je venais, à ce qu’il semblait, d’accomplir un grand sacrifice, et j’ignorais quel était ce sacrifice. On avait eu l’air de me plaindre et je ne savais de quoi. Je tremblais d’interroger mon père, car maintenant je craignais qu’il ne fût plus temps. Je le regardais tristement s’agiter dans sa joie, espérant et redoutant une explication qui ne pouvait être éloignée. Nous arrivâmes ainsi à l’hôtel…

Share on Twitter Share on Facebook