VVERTIGE.

– Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Rigot, à table, Messieurs, à table ! Le souper nous attend, un souper auquel j’ai invité tous les riches propriétaires des environs. À table, et que chacun donne la main à sa femme ; nous allons faire une présentation en règle.

M. de Lémée prit la main d’Ernestine, l’avoué offrit le bras à Eugénie, et Luizzi ferma la marche avec madame Turniquel. Le baron allait comme un homme ivre, ne sachant ce qu’il faisait ni ce qu’il disait. On le mit à table entre sa future et un homme d’une trentaine d’années, qu’on appelait M. de Carin. Durant le commencement du souper, il l’entendit parler bas à M. de Lémée et lui dire :

– Eh bien ! mon cher ami, avez-vous fait une bonne affaire ?

– Pas trop bonne, deux millions après la mort de la mère.

– C’est mon marché retourné, vous attendez la fortune et moi la pairie.

– En effet, dit M. de Lémée.

Luizzi écoutait, cherchant partout des infamies pour justifier la sienne, lorsque le notaire s’écria :

– Allons, buvons ! qu’est-ce qui veut me faire raison ?

– Moi, parbleu ! dit M. de Carin. Je ne sais rien de mieux que de boire quand on a fait une sottise.

Et tous deux trinquèrent. Et, quand le notaire eut bu, il sortit une fumée blanche de sa bouche comme si on eût jeté le vin dans un cylindre rouge où il se serait évaporé en fumée.

– Buvez donc, baron, dit M. de Carin ; cela fait supporter les vieilles femmes, les beaux-pères et les belles-mères.

– Oui, reprit Armand avec fureur, buvons, j’ai besoin de ne pas penser.

Il but. Il but coup sur coup avec une rage telle que bientôt il vit la salle et les convives danser autour de lui. Du reste il n’était pas le seul ; le notaire demandait raison à tout le monde et secouait sur l’assemblée une espèce d’ivresse folle, d’entraînement général qui gagnait les plus rassis.

– Bravo ! dit M. Rigot, voilà que ça s’allume, commençons les feux. Les grands verres !

Et l’on apporta d’immenses verres qui contenaient une bouteille presque entière de vin de Champagne, et on les remplit.

– À la jeune et jolie Ernestine, la future du comte de Lémée !

– À la belle Ernestine ! s’écria-t-on de tous côtés.

– Embrassez votre femme, monsieur le comte, dit M. Rigot à moitié ivre.

Et M. de Lémée embrassa sa femme.

– Continuons les feux, et redoublons les doses. D’autres verres !

On apporta des verres encore plus grands.

– À ma nièce Eugénie ! dit le vieux Rigot en balbutiant.

– À la belle Eugénie ! répéta-t-on de tous côtés.

– Avoué, embrassez votre femme.

Et l’avoué, qui avait pris part au festin, embrassa Eugénie qui se cachait, honteuse de cette orgie.

– C’est bien, poursuivons les feux, continua M. Rigot. Les verres grand format !

On apporta des verres colosses, et M. Rigot s’écria, quand ils furent remplis :

– À la superbe Jeanne Rigot, veuve Turniquel, future baronne de Luizzi !

– À la superbe Jeanne ! répéta-t-on.

– Embrassez votre femme, cria M. Rigot.

Et Luizzi l’embrassa.

Un rire aigre et perçant retentit alors au-dessus de tous les cris de l’orgie, et il sembla à Luizzi que tout ce qu’il voyait prenait des formes extraordinaires : c’était une assemblée de diables, cornus, bizarres, monstrueux, ayant des serviettes au cou et buvant des verres qui ne désemplissaient jamais. Il lui sembla encore que le notaire, ou plutôt Satan, était monté sur la table, s’était assis sur une pointe de couteau, et riait de son grand rire de Diable. Puis il l’entendit crier :

– Ah ! ah ! ah ! mon maître, te voilà donc plus bas que tous ceux que tu as méprisés !… Tu as pu épouser le seul ange, la seule femme que je n’aie pu vaincre sur la terre, et tu l’as dédaignée parce que tu l’as crue pauvre. Ah ! ah ! mon maître, la cupidité t’a assez aveuglé pour t’empêcher de lire jusqu’au bout l’écrit qui devait t’éclairer et que je t’ai mis dans les mains ; et toi, baron de Luizzi, noble depuis 908, riche à millions, âgé de trente-deux ans, tu as accepté pour femme la fille d’un manouvrier, la veuve Turniquel, âgée de soixante-quatre ans. Ah ! ah ! mon maître, tu as vraiment quelque chose de grand et de noble… Allons, à ta santé et à ton honneur ! Maintenant, trinque avec moi, mon maître, trinque avec moi.

À cet aspect, à ces paroles, Luizzi se sentit saisi d’une espèce de frénésie, et, saisissant un couteau, il s’élança sur l’infernal fantôme et le lui plongea dans le sein. Un horrible cri partit, et tout aussitôt le charme s’évanouit, et il entendit vingt voix murmurer autour de lui :

– Il a tué le notaire, il a tué le notaire.

– Non, s’écria Luizzi, j’ai tué le Diable, le Diable est mort.

Puis il tomba sous le poids de l’horreur qui le tenait.

Quand il revint à lui, il était étendu sur un lit et dans une chambre dont les barreaux garnis de fer lui apprirent qu’il était en prison ; il vit Satan debout devant lui.

– Pas encore, lui dit le Diable, je ne suis pas encore mort, mon maître.

– Où suis-je ?

– En prison.

– Pourquoi ?

– Pour avoir tué le notaire Niquet.

– Moi ?

– Oui, toi, dans un moment d’ivresse, il est vrai ; ce qui probablement te donne la chance de finir tes jours aux galères.

– Aux galères, moi !

– Aimes-tu mieux être guillotiné ?

– Satan, c’est encore un rêve que j’ai fait.

– Peut-être.

– Oh ! ne t’expliqueras-tu jamais avec moi ?

– Je n’ai pas le temps aujourd’hui.

– Et quand te reverrai-je ?

– Dans l’autre monde, sans doute.

– J’ai donc égaré ma sonnette ?

– Elle est au greffe.

– Je suis perdu !

– Voilà un joli mot de vaudeville.

– Laisse-moi, Satan. J’ai perdu mon talisman, mais j’ai mieux profité de tes leçons que tu ne le crois : je n’ai pas oublié l’histoire d’Eugénie, et comment elle t’a échappé.

– Parbleu ! tu me fais penser à elle.

– Qu’est-elle devenue ?

– L’avoué prie Dieu tous les jours pour la conservation de sa femme, et tous les jours sa fille me prie pour la mort de sa mère.

– Pauvre mère !

– Hé ! hé ! hé ! fit le Diable, tu vois que je tiens mes promesses.

– Excepté avec moi.

– Ne t’ai-je pas tiré de ton lit, ne t’ai-je pas rendu à la liberté gaillard et bien portant ?

– Oui, pour me plonger dans une plus horrible situation.

– À laquelle je puis encore t’arracher.

– Comment cela ?

– C’est mon affaire.

– À quel prix, veux-je dire ?

– Le voici. J’ai fait marché avec toi pour t’arracher de ton lit, à la condition de te marier dans un délai de deux ans ou de me donner dix ans de ta vie. Je vais te proposer un autre marché.

– Et lequel ? Il me semble que tu n’en peux faire de plus avantageux dans la position où tu m’as mis. Si je suis condamné, je ne me marierai pas, et tu auras ces dix années de ma vie.

– Qui sait, mon maître ? j’aurai peut-être besoin de toi dans deux ans.

– Et quelle est la nouvelle convention que tu me proposes ?

– Voilà deux mois que notre marché est passé, il te reste encore vingt-deux mois pour chercher une femme. Donne-moi vingt mois et je te tiens quitte de tout, même du mariage.

– En ce cas, Satan, tu sais que je ne serai pas condamné.

– C’est possible, dit le Diable ; veux-tu en courir la chance ? Adieu.

– Un moment, reprit Luizzi.

– Dépêche-toi, maître, c’est aujourd’hui le 26 juillet 1830 ; le 26 février 1832 je te délivre et te rends ta liberté, ta fortune, ta bonne réputation qui sont perdues.

– Tu me trompes encore.

– Regarde !

Comme le Diable prononçait cette parole, on ouvrit la porte de la prison, et un juge entra accompagné d’un greffier. Ils étaient suivis d’un médecin, et Luizzi reconnut avec terreur le fameux docteur Crostencoupe, à qui le savant mémoire qu’il avait publié sur la guérison de Luizzi avait valu la place de médecin des prisons. Le juge lui dit :

– Voyez, Monsieur, si l’accusé est en état de subir un interrogatoire.

– Et avez-vous des nouvelles de la victime ?

– La blessure est grave et paraît mortelle, l’accusé sera probablement condamné. Niquet était adoré dans le pays, c’était le meneur des idées libérales ; le jury est composé, de libéraux qui seront d’autant plus rigoureux que l’accusé est un homme ayant un nom, un titre, un homme qui tient à la vieille noblesse ; l’affaire est mauvaise. Les ayants-cause de Niquet se sont portés partie civile sur l’instigation de Bador, qui remuera ciel et terre pour faire condamner l’accusé et qui s’est emparé de l’affaire. D’ailleurs, les antécédents du meurtrier ne sont pas de nature à attirer l’indulgence des juges : au moment où on l’a arrêté pour son crime, il allait être arrêté pour dettes et ensuite pour une escroquerie à laquelle il a prêté les mains.

– C’est donc un repris de justice ?

– Pas encore.

– Et quelle est cette escroquerie ?

– Il a introduit à Paris chez une madame de Marignon un certain marquis de Bridely, lorsqu’il savait que cet homme avait lui-même pris un faux nom par l’acte faux qui le légitimait. Et comme ce marquis de Bridely a escroqué une assez forte somme d’argent chez cette dame et a disparu depuis, on suppose que le baron de Luizzi est son complice.

– Le baron de Luizzi ! s’écria Crostencoupe qui causait ainsi avec le juge, pendant que le porte-clefs préparait tout l’attirail nécessaire pour écrire ; le baron de Luizzi ! Je le connais.

– Eh bien ! le voilà.

– Il est fou, archifou. C’est moi qui l’ai guéri une première fois, mais il m’a échappé, et la folie l’a repris tout de suite, si bien qu’il est parti sans me payer.

– Ainsi, dit le juge, vous croyez qu’il est inutile de l’interroger ?

– Parfaitement inutile.

– Cela suffit, dit le juge, nous ferons constater la folie.

Luizzi allait s’écrier ; le Diable lui fit un signe, et on les laissa seuls.

– Tu vois ton seul moyen de salut, baron ! La folie bien constatée te sauvera du danger d’une instruction judiciaire et d’un jugement.

– Tu me trompes encore, Satan.

– Quand t’ai-je trompé, mon maître ? est-ce quand tu m’as demandé l’histoire de madame de Marignon, dont tu n’as profité que pour essayer une mauvaise action dont tu portes aujourd’hui la peine ? t’ai-je trompé lorsque tu m’as demandé l’histoire d’Eugénie, quoique tu aies été sur le point de m’échapper et de trouver ce qui doit te délivrer de ma servitude, le bonheur ? ne t’ai-je pas même montré du doigt ce qui devait te décider à épouser cette femme ? est-ce ma faute si tu n’as pas su lire jusqu’au bout, si, comme tous les hommes, tu t’es fié aux premières apparences des choses, et si tu es resté ce que tu es et ce que sont tous les hommes, égoïste, cupide et présomptueux ? non, ce n’est pas ma faute, mon maître ; non, je ne t’ai pas trompé.

– Mais ma fortune ? s’écria Luizzi.

– Donne-moi les vingt mois que je te demande, et je te tirerai d’ici riche, innocent, et, ce qui est plus, considéré.

– Comment feras-tu ?

– Je te le dirai alors.

– C’est vingt mois de sommeil, dit Luizzi.

– Voilà tout.

– Prends-les donc.

Le Diable toucha Luizzi du bout du doigt, et celui-ci s’endormit.

Le lendemain, quand il s’éveilla, il se retrouva dans la même chambre : rien n’était changé, seulement il aperçut sa sonnette à côté de lui. Il appela Satan et lui dit :

– J’ai dormi d’un sommeil admirable, quoique assez court ; mais en pensant que ce soir je vais m’endormir pour vingt mois, ce que je crains surtout, c’est l’emploi de ma journée. Vingt mois de sommeil, il y a de quoi en devenir fou.

– Lis pour te distraire, reprit le Diable.

– Peux-tu me faire donner des livres ?

– Je puis mieux faire, je puis t’en faire prendre, je puis même t’en fournir d’inédits. Suis-moi.

Le Diable marcha devant Luizzi, qui le suivit. Ils arrivèrent bientôt dans une chambre assez bien meublée. Luizzi prit les fameuses lunettes que le Diable lui avait déjà prêtées et qui lui faisaient voir clair en plein minuit ; il aperçut alors une femme d’une rare beauté qui dormait d’un profond sommeil.

– Quelle est cette femme ? dit Luizzi.

– Madame de Carin, la femme de ce charmant garçon avec qui tu as passé une soirée si délicieuse.

– Une horrible soirée !

– Pour toi, peut-être ?

– Mais pas pour toi, Satan.

– Oui, j’ai un peu ri, vous avez été tous d’abominables gredins.

Il fit entendre alors son petit rire de notaire qui arriva au cœur de Luizzi comme un remords et à son oreille comme un son faux. Le baron secoua violemment la tête et reprit :

– C’est toi qui es abominable, toi qui t’acharnes à me montrer le monde sous les plus hideux aspects. Mais laissons cela, et dis-moi pourquoi cette madame de Carin loge dans cette prison : a-t-elle commis quelque crime ?

– Tu vas le savoir, repartit le Diable.

Il ouvrit le secrétaire de madame de Carin, y prit un manuscrit et le remit à Luizzi.

– Puisque tu as peur de mes récits, lui dit-il, puisqu’il te semble que la manière dont je te montre le monde est une abominable satire, juge-le par toi-même. Je me bornerai à te mettre sous les yeux les pièces du procès. Voici la première et la plus importante.

Luizzi prit le manuscrit et le lut avec attention. Ilcommençait ainsi :

« Édouard, vous dont les soins m’aident à supporter mes souffrances et l’horreur de ma position, vous m’avez demandé l’histoire des malheurs qui m’ont amenée où je suis. Apprenez-la, et pardonnez-moi les détails minutieux qui l’accompagneront ; car il faut que je vous persuade encore plus de ma raison que de mon malheur. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit Luizzi.

– Lis, répondit le Diable. Est-ce que dans les romans nouveaux tu t’arrêtes à toutes les phrases que tu ne comprends pas ?

– Non, j’aurais trop à faire ; mais ceci n’est pas sans doute un roman, et par conséquent le cas est exceptionnel.

– Aussi le résultat le sera-t-il ; car tu comprendras.

– Ce sont encore des malheurs ?

– Peut-être.

– Des crimes ?

– Peut-être.

– D’où sort donc cette femme ?

– D’une des plus nobles familles de France.

– Et elle a été malheureuse ?

– Peut-être plus qu’Eugénie.

– Mais à coup sûr elle n’a pas été l’objet d’un marché honteux comme cette pauvre femme. Sa haute position l’en a préservée.

– Lis, tu verras si la fille de noble famille et la fille du peuple ont quelque chose à s’envier.

Luizzi, qui connaissait les allures du Diable et qui savait qu’on ne lui faisait point dire ce qu’il voulait taire, se décida à emporter le manuscrit. Il se jeta sur son lit, fatigué qu’il était d’avoir fait quelques pas, et voici ce qu’il lut.

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