LIV LES BONS MAGISTRATS.

Comme Barnet l’avait annoncé, il lui fallut près de quatre jours pour se procurer les sommes en or que lui avait demandées le baron. Cependant celui-ci était prêt à repartir pour Orléans ; il avait envoyé plusieurs fois à la poste pour savoir s’il n’était point arrivé de lettres à son adresse, et Barnet s’était chargé aussi de ce soin. Rien n’était venu. Armand s’étonnait de ne pas avoir des nouvelles de Léonie, selon la promesse qu’elle lui avait fait transmettre par la petite mendiante. Ne sachant que penser de ce silence, il s’était décidé à quitter Toulouse, comme nous l’avons dit ; sa place avait été retenue, par le notaire, à une diligence qu’Armand devait prendre à quelques lieues de la ville pour ne pas être soumis à l’inspection des agents de police qui en surveillaient le départ. Tout était prêt, et il allait quitter la maison de la Périne, lorsqu’il vit accourir M. Barnet, à qui il avait déjà fait ses adieux.

– On vient de me faire avertir, lui dit le notaire, qu’une lettre pour vous était arrivée à mon adresse ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’on a refusé de me la remettre.

– D’où vient-elle ? demanda Luizzi.

– D’Orléans, dit le notaire.

– C’est celle que j’attends, repartit le baron, et il faut l’avoir à tout prix.

– Impossible, reprit Barnet ; il paraît que la lettre est chargée et ne peut être remise qu’à vous seul. Si monsieur de Luizzi était à Toulouse, m’a-t-on dit, nous la lui donnerions sur-le-champ, et il lui suffirait de venir la réclamer en personne.

– Ce serait dire que je suis venu en cette ville, et je ne le veux pas ; mais je puis vous avoir autorisé à retirer en mon nom toutes les lettres qui doivent m’arriver ici, et cette autorisation, je vais vous la donner.

– Elle dira tout aussi bien que vous-même votre présence à Toulouse, et ne sera peut-être pas suffisante, car j’ai présenté inutilement l’autorisation que vous m’avez donnée autrefois. Laissez cette lettre ou plutôt allez la chercher. Que vous importe qu’on sache que vous êtes venu ici, puisque vous n’y serez plus dans une heure ?

La lettre de madame de Cerny était d’autant plus importante pour le baron que probablement elle lui traçait la conduite qu’il avait à tenir, et ; qu’elle pouvait rendre inutile le mystère de son arrivée et de son départ ; il se décida donc à l’aller chercher. Toutefois il chargea Barnet de faire porter à une lieue ou deux en avant sur la route de Paris tout son bagage de voyageur, puis il se rendit au bureau de poste. Dès qu’il y fut entré et qu’il eut expliqué pourquoi il y venait, le commis le regarda d’un air tout étonné en lui disant :

– Ah ! vous êtes monsieur le baron de Luizzi ? Veuillez attendre un moment, je vais aller chercher la lettre que vous réclamez.

Le commis quitta le bureau, et Luizzi commençait à s’impatienter de ne pas le voir revenir, lorsque la porte s’ouvrit pour laisser entrer un commissaire de police assisté de deux gendarmes. Depuis son aventure à Orléans, le commissaire de police était devenu pour le baron ce qu’il est pour tant de gens, quelque chose de répugnant et d’effrayant dont l’aspect vous agace les nerfs, comme celui d’une énorme araignée dont l’attouchement est odieux, comme celui d’un crapaud ou d’un serpent. Luizzi se détourna soudainement ; mais au même instant, il sentit deux larges mains s’appuyer sur chacune de ses épaules, et la voix malencontreuse du commissaire lui dit :

– Je vous arrête, Monsieur, comme prévenu de meurtre sur la personne de M. le comte de Cerny.

Le fait de son arrestation avait atterré le baron, car il avait compris sur-le-champ l’impossibilité où elle le plaçait de venir en aide soit à Léonie, soit à Caroline, soit à madame Peyrol ; mais ce qui eût dû l’épouvanter par-dessus tout lui donna un moment d’espérance. L’absurdité de l’accusation le rassura, et, voyant qu’il n’était nullement question de l’enlèvement de madame de Cerny, il répliqua :

– Prenez garde à ce que vous faites, Monsieur ! Monsieur de Cerny se porte sans doute aussi bien que vous et moi, et je me soucie peu d’être victime d’une erreur ou plutôt d’une coupable machination et d’une lâche complaisance.

– Attachez Monsieur ! dit le commissaire de police.

– Vous oubliez à qui vous avez affaire ! s’écria le baron avec emportement.

– Mettez les poucettes à Monsieur ! dit le commissaire.

– Je proteste contre cette arrestation illégale.

– Faites marcher Monsieur ! reprit le magistrat tricolore.

Les gendarmes, ayant vivement appuyé la crosse de leur mousqueton sur les reins du prévenu, il fallut bien qu’il se décidât à marcher vers la prison où on devait le conduire. Toutefois, il s’arrêta encore :

– Je demande à être conduit immédiatement chez le juge d’instruction, dit-il au commissaire.

– Je vais dîner en ville, dit le commissaire à l’un des gendarmes ; voici l’ordre de réception pour le geôlier. Qu’il ne manque pas de mettre Monsieur au secret le plus absolu !

Après ces paroles, le commissaire, ayant dénoué son écharpe, rentra immédiatement dans la vie civile et alla manger des foies de canard en caisse chez une jolie marchande de bas dont le mari était de ses amis. L’impassibilité du commissaire avait singulièrement démonté la confiance de Luizzi en son nom et en lui-même ; il se rappela que le Diable lui avait souvent dit qu’il y avait une puissance qui ne perdait presque jamais de son action sur les hommes. En conséquence, s’adressant à un des gendarmes aux mains desquels il avait été laissé, il lui dit :

– Voulez-vous gagner dix louis ? conduisez-moi chez le juge d’instruction.

– Il est gentil avec ses dix louis ! fit le premier gendarme ; il compte probablement les trouver dans quelques crevasses de sa future chambre à coucher.

– Tais-toi donc, dit l’autre, qui était du pays et qui emmena son camarade dans un coin de la chambre. C’est un des nobles de la ville ; il a de l’argent, à ce qu’on dit, de quoi payer la place du Capitole, et, si tu veux le conduire chez le juge d’instruction, ce n’est pas dix louis qu’il te donnera, mais vingt-cinq.

– Vingt-cinq louis ! dit le premier agent de la force publique, en ouvrant des yeux plus rayonnants que la plaque de son baudrier.

– Alors ça fera cinquante pour nous deux, reprit l’autre.

– Eh bien ! si tu lui proposais cela, toi qui le connais ?

– Merci ; c’est pas à moi qu’il a fait l’offre, ça te regarde.

– Que non ! que non ! il pourrait dire que c’est venu de moi, et j’aime autant le conduire tout droit en prison. Allons, l’homme aux cinquante louis, reprit le gendarme en s’adressant à Luizzi, marchons un peu vite.

– Dites donc, fit l’autre gendarme en s’adressant au baron, il a entendu cinquante louis, ce grand bêta-là, comme s’il y a quelqu’un qui voulût donner cinquante louis pour une pareille bêtise ! rien que d’aller chez le juge d’instruction.

– Je vous les donnerais à l’instant même, dit Armand, et avant de sortir de cette chambre.

– Ah çà ! dit le premier des deux gendarmes, est-ce que vous seriez innocent, par hasard ? vous avez l’air si sûr de votre affaire, que je commence à croire… Tu commences à croire, toi aussi, n’est-ce pas ?

– Ma foi ! oui, nous commençons à croire… reprit l’autre.

– Au fait, vous pouvez être innocent.

– Ça s’est vu.

– Et, puisque vous êtes bon enfant, nous allons vous mener chez le juge d’instruction.

– Soit, dit l’autre ; et puisque nous sommes complaisants, il faut l’être tout à fait. Détachons-lui les mains ; il faut qu’il puisse gesticuler…

– C’est ça, qu’il n’ait pas trop l’air d’un coupable.

– Qu’il puisse ôter son chapeau s’il rencontre une connaissance.

– Et mettre la main à sa poche s’il veut se moucher.

Luizzi comprit et mit la main à la poche pour en tirer les cinquante louis, dont il payait les complaisances de messieurs de la gendarmerie départementale. Du reste, une fois le marché conclu, ils y mirent toute la bonne grâce convenable, et, ne pouvant lui faire avancer un fiacre, attendu que le fiacre est chose inconnue à Toulouse, ils firent passer Luizzi par quelques petits détours et le conduisirent enfin chez le juge d’instruction. Le baron fut grandement surpris lorsqu’il entra dans l’hôtel du Val par la petite porte qui, dix ans auparavant, l’avait mené chez l’infortunée Lucy. Sa surprise fut encore plus grande lorsqu’on le mena dans le pavillon où, pour la dernière fois, il avait rencontré la marquise ; il lui sembla qu’une étrange prédestination avait marqué cette visite, lorsqu’il fut introduit dans ce boudoir où elle s’était si follement donnée à lui. Il y était depuis quelques moments à peine, lorsqu’il vit paraître le marquis lui-même, enveloppé d’une longue robe de chambre. Le marquis du Val était un homme de cinquante ans à cette époque. Vieux libertin usé par la débauche, il avait conservé toutes les prétentions de la jeunesse, et passait plus de temps à sa toilette qu’à ses audiences. Ce n’était que depuis la mort de sa femme qu’il était entré dans la magistrature pour prendre ce qu’on appelle une position. Comme on a pu le voir dans le chapitre précédent, Luizzi n’ignorait pas cette circonstance ; mais elle l’avait si peu frappé, quand Lili la lui avait révélée, qu’il n’avait pas soupçonné un moment qu’il pût être appelé à paraître devant M. du Val. À peine le marquis fut-il dans le boudoir, qu’il fit signe aux gendarmes de se retirer et qu’il dit à Luizzi :

– Il a fallu que ce fût vous, baron, pour que je vous reçusse, attendu que j’ai à m’habiller pour aller dîner chez notre premier président, et qu’il me reste à peine une demi-heure ; mais entre vieux amis et entre parents on agit sans façons, et vous allez me permettre de continuer ma toilette.

Il sonna, et un valet de chambre apporta tout ce qui était nécessaire au juge pour s’habiller en dandy.

– Ah çà ! dit-il au baron, vous venez donc pour cette affaire de M. de Cerny ? Comment ! après avoir enlevé la femme, vous tuez le mari ? ceci passe la permission.

– Voyons, marquis, dit Luizzi, est-ce que cette accusation d’assassinat est véritablement portée ?

– Non-seulement portée, fit le juge en passant des bas de soie, mais encore assez bien prouvée.

– Comment, prouvée ! M. de Cerny est donc mort ?

– Si bien, repartit le magistrat en mettant son pantalon, qu’il a été trouvé, percé de deux balles, dans un petit taillis près de la grande route et à une demi-lieue environ de Sar… près Bois-Mandé.

Cette révélation stupéfia le baron, car il se rappela la figure que Satan avait prise pour l’accompagner précisément en cet endroit ; et il frémit de penser que ç’avait pu être une de ses ruses pour le perdre tout à fait.

Il restait muet et accablé, lorsque le juge, qui tendait ses bretelles et sanglait son pantalon avec une joie particulière, lui dit d’un ton dégagé :

– Tiens ! vous avez là un pantalon bien fait, oh ! un pantalon fait comme un ange. Qu’est-ce qui vous habille à Paris ?

Luizzi, qui n’avait pas entendu, releva la tête de l’air d’un homme atterré, et dit au marquis du Val :

– Quoi ! on a trouvé le comte mort près de la grande route ?

– Oui, oui, fit le juge.

Et, se tournant vers son valet de chambre, il lui dit :

– Je n’ai jamais pu avoir un pantalon comme ça. Qui est-ce qui vous habille donc, Luizzi ?

– Je ne sais, répondit celui-ci, qui était fort peu à ce genre de conversation.

– J’en suis fâché, reprit le magistrat, je donnerais beaucoup pour savoir le nom et l’adresse de ce tailleur-là.

Ce n’était pas pour rien que le baron avait vu le monde par les yeux du Diable ; aussi espéra-t-il de cette circonstance plus que de sa non-culpabilité, il répondit :

– Attendez donc… c’est Humann, je crois, que s’appelle mon tailleur.

– Tu te souviendras de ce nom-là, dit le juge au valet de chambre, pendant qu’il mettait sa cravate et que Luizzi reprenait :

– Mais enfin, à supposer que le comte eût été véritablement tué, pourquoi est-ce moi qu’on en accuse ?

– Parce que l’amant de sa femme était celui qui avait le plus d’intérêt à se débarrasser du mari.

– Est-ce que vous me croyez coupable de ce crime ?

– C’est ce que j’ai dit. J’ai parlé d’un duel sans témoins, et la circonstance en valait la peine ; mais ceci resterait à prouver. Et d’ailleurs il y a une circonstance accablante : on a trouvé deux épées à côté du marquis, et il a été tué d’un coup de feu ; ce qui semblerait prouver que, si le duel a été arrangé avec vous sur l’impériale, il a été prévenu par un assassinat.

– On a donc vu M. de Cerny sur la route de Bois-Mandé ? s’écria Luizzi en se levant.

– Comment ! si on l’y a vu ? Vous avez fait quasi une demi-journée de route avec lui.

Le baron comprit alors qu’il avait été entraîné par Satan dans un piége où il devait périr. Il se détourna pour cacher la pâleur qu’il sentit se répandre sur son visage et qui eût pu être interprétée comme une preuve de son prétendu crime. Ce mouvement avait été si violent que le juge le regarda et que, s’arrêtant à son tour, il s’écria :

– En vérité, voilà un habit admirable ! Est-ce que c’est Humann qui vous fait aussi vos habits ?

Armand ne répondit pas.

Le juge, continuant son admiration, montra Luizzi à son valet de chambre, en lui disant :

– Vois comme c’est, coupé ! ça ne fait pas un pli ; et puis, ce n’est pas engoncé comme les habits qu’on me fait à Toulouse. Il faut absolument que j’aie ce tailleur-là.

Armand avait entendu, et, se retournant avec indignation vers le marquis, il lui dit :

– Est-ce pour cela que vous m’avez reçu, marquis ? est-ce là ce que je devais attendre de vous ?

Le magistrat, rappelé ainsi à ses devoirs, mais ne quittant pas cependant de l’œil l’habit parfait de l’accusé, lui répondit sèchement :

– Écoutez donc, baron, je suis chargé de l’instruction de votre affaire ; je suis fâché de vous le dire, toutes les présomptions sont contre vous, même la conversation que nous venons d’avoir ensemble, car elle avait son but, je vous prie de le croire ; et assurément, si vous n’aviez pas été coupable, vous auriez eu l’esprit plus présent pour répondre aux questions, peut-être insidieuses, que je vous faisais.

Luizzi comprit de quel voile assez grossier le juge voulait couvrir la sotte légèreté de ses paroles ; et, bien convaincu qu’il n’avait rien de bon à espérer de cet homme s’il ne flattait sa ridicule manie, il lui répondit :

– Oh ! mon cher du Val, si vous avez pris la colère assez naturelle d’un honnête homme pour le trouble d’un criminel, je suis tout prêt à vous montrer que le remords ne me domine pas au point de me faire oublier une chose aussi importante que le soin de ma toilette. Comme je vous l’ai dit, c’est Humann qui m’habille complètement, c’est certainement ce qu’il y a de mieux, à Paris, et, si vous voulez, je vous donnerai une lettre pour lui ; je suis une de ses bonnes pratiques, il a des égards pour moi et il soigne particulièrement les personnes que je lui envoie.

– Apporte de quoi écrire, dit le magistrat à son valet de chambre. N’oubliez pas l’adresse, mon cher baron.

– Non, dit Luizzi en pliant la lettre et en la remettant au marquis qui lut la suscription : À monsieur Humann, rue de Richelieu.

Le marquis était complètement habillé ; il avait donné à ses cheveux une inclinaison convenable, précisé l’ouverture de son gilet, assuré les entournures de son habit, et il mettait ses gants, lorsque le baron lui dit :

– Ah çà, mon cher, service pour service ! J’espère que vous allez me signer un ordre de mise en liberté immédiate.

– Moi ! s’écria le magistrat, est-ce que je le puis ? Vous êtes, mon cher, sous le poids d’une accusation capitale.

– Pourquoi m’avoir reçu alors ? dit le baron.

– C’est mon devoir d’écouter les accusés, dit le juge ; il me semble que je l’ai plus que rigoureusement rempli, puisque je ne devais vous interroger que dans les vingt-quatre heures qui ont suivi votre arrestation. D’ailleurs, mon cher, vous ne m’avez pas allégué un seul fait en votre faveur ; tout ce que je puis faire, c’est qu’on ait les plus grands égards pour votre position… Appelez les gendarmes, ajouta-t-il en s’adressant à son valet de chambre.

– Mais ce que vous me dites là est infâme ! s’écria le baron.

Le marquis avait mis ses gants et tenait son chapeau ; il se redressa et répondit sévèrement :

– N’aggravez pas votre position par des outrages que je serai forcé de punir.

– Vous ! s’écria Luizzi exaspéré et se rappelant en ce moment ce qu’avait été le marquis du Val et ce qu’il était encore, se rappelant à la fois madame de Crancé, Lucy et la petite fille de chez la Périne ; vous ! s’écria-t-il, misérable ! vous qui avez fait profession de tous les vices !

Les gendarmes parurent.

– Gendarmes ! s’écria le marquis avec colère, emmenez l’accusé, et qu’il soit traité avec la dernière sévérité !

Puis il sortit. Les deux gendarmes emmenèrent Luizzi tellement accablé qu’il, traversa une partie de la ville de Toulouse sans remarquer la curiosité de tous ceux qui le rencontraient et le reconnaissaient.

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