LIII SIMPLES ÉVÉNEMENTS ETSIMPLE MORALE.

Comme le Diable finissait son récit, la diligence s’arrêta. Luizzi avait écouté volontiers cette histoire. Elle semblait en effet si étrangère à ses propres affaires, qu’il n’éprouva point cette appréhension que lui causaient d’ordinaire les confidences de Satan. Après toutes les observations folles et burlesques dont l’homme artistique avait accompagné cette anecdote, Luizzi s’attendait à lui voir entamer, sur le dénoûment fort extraordinaire qui les concluait, des réflexions qui ne le seraient pas moins et une théorie littéraire à son usage particulier ; mais il fut très-surpris de lui voir garder un absolu silence sur ce qu’il venait d’entendre raconter. Seulement il demanda au conducteur le nom du village où ils se trouvaient, et, celui-ci lui ayant dit qu’il était à Sar…, le poëte donna l’ordre aussitôt de décharger ses malles. Le conducteur fut étonné de cet ordre, et, avant d’y obéir, il consulta sa feuille et répondit :

– Mais Monsieur a pris sa place jusqu’à Toulouse.

– Et je l’ai payée jusque-là, ce me semble ! Maintenant il me plaît de descendre ici.

– Nous sommes à trois lieues du château de Mathieu Durand, dit tout bas Satan au baron pendant qu’ils s’éloignaient en précédant la diligence.

– Bah ! et que va-t-il y faire ?

– Profiter du secret qu’il connaît pour tâcher d’amener le banquier à lui donner sa fille en mariage avec quelques-uns des millions qu’il a rattrapés.

– Oh ! fit le baron, mais c’est une infamie.

– Tu oublies, maître, qu’en sa qualité d’homme de lettres, ce monsieur a droit de piller les idées des autres.

– Il les choisit bien mal !

– Tu es trop modeste.

– Moi ?

– Toi ; car il ne fait pas autre chose que ce que tu as voulu faire faire jadis à Gustave et à Ganguernet. Ce n’est pas dans un autre but que tu leur as fait le récit des aventures de madame de Marignon. Vois quelle gloire est la tienne ! le Diable en est réduit à t’imiter pour mal faire.

Le reproche tombait juste ; aussi Luizzi ne daigna-t-il pas y répondre. Toutefois le nom de madame de Marignon lui rappela la rencontre du vieil aveugle et, par suite, tout ce qui avait précédé la fuite d’Orléans jusqu’à l’instant où il allait interroger le Diable sur le compte de madame Peyrol. Il marchait donc côte à côte avec Satan, songeant sérieusement à trouver un moyen de prévenir les intrigues par lesquelles Gustave de Bridely pourrait empêcher la reconnaissance de la fille de madame de Cauny, et ne sachant s’il devait s’en rapporter à lui-même ou demander des éclaircissements à son esclave, lorsque tout à coup le poëte l’appela de loin en criant : « Eh ! monsieur le baron ! monsieur de Luizzi ! » Celui-ci s’arrêta. Le poëte s’approcha et lui dit :

– Monsieur de Luizzi, je vous avais promis de vous rappeler les circonstances de notre première rencontre, et c’était à Bois-Mandé que je devais vous faire le récit de cette histoire. Vous y trouverez le mystère d’une existence encore plus étrange peut-être que celle de M. de Lozeraie et de Mathieu Durand ; si vous voulez bien me le permettre, je vous l’enverrai à Toulouse.

– Je la recevrai avec plaisir, dit le baron assez froidement.

Le poëte s’éloigna, et le baron continua la route à pied.

– Mais quel est donc ce monsieur, dit-il au Diable.

– Comment ! tu n’as pas reconnu encore une de tes vieilles connaissances ?

– Ce monsieur ?

– Le fatal Fernand, le héros du lit du pape, le ravisseur de Jeannette, à qui tu as servi de témoin…

– Ah, oui ! je me souviens, fit Luizzi, et voilà sans doute ce qu’il voulait me raconter à Bois-Mandé.

– Il y aurait probablement ajouté la suite de ses aventures avec Jeannette, et, comme tu as maintenant plus de temps à perdre que lorsque tu seras à Toulouse, je puis te la dire.

– Je n’en suis pas curieux, et je suppose que maintenant tu vas me quitter. Tu n’as sans doute plus personne à endoctriner à côté de moi ?

– J’ai fait tout ce que je voulais. Seulement il me semble que tu pourrais être plus poli envers moi, monsieur le baron, car, te voyant si peu disposé à m’entendre sur ce qui t’intéresse, j’ai eu grand soin de te choisir une histoire qui ne te regarde nullement.

– Ce sera donc la première fois que ta parole ne m’aura pas été fatale ?

– Qui sait ? dit le Diable en riant.

– Va-t’en ! s’écria Luizzi ; je ne veux plus t’écouter.

Le Diable disparut, et Luizzi poursuivit seul sa route, pensant à son aise à tout ce qu’il pouvait avoir à faire. Il se remit en présence de ses obligations. Il avait en ce moment trois femmes à sauver de la position fâcheuse où il les avait mises : c’étaient madame de Cerny, Eugénie Peyrol et Caroline. Luizzi regrettait vivement de ne pas pouvoir s’arrêter à Bois-Mandé, pour aller jusqu’au château de madame de Paradèze, et la prévenir que la fille qu’elle pleurait depuis si longtemps était enfin retrouvée, puis pour lui faire part du malheur arrivé à sa nièce ; mais sa présence à Toulouse était indispensable. Il se trouvait dans un dénûment qui ne lui permettait pas d’agir d’une manière rapide et convenable. Cependant, il crut devoir écrire à madame de Paradèze afin de lui apprendre l’événement heureux qui lui avait fait découvrir mademoiselle de Cauny dans la prétendue fille de Jérôme Turniquel ; mais le temps qui lui manquait pour s’arrêter lui manquait pour écrire, et il se décida à attendre son arrivée à Toulouse pour envoyer cette lettre.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi et prenait ses mesures, il s’aperçut que le jour commençait à baisser et qu’il était très-éloigné de la voiture, qui n’arrivait pas. Il était près d’un taillis assez épais, et déjà plusieurs hommes d’assez mauvaise mine avaient passé, et repassé devant lui. Il ne craignait pas les voleurs, mais les agents de police. Ce qui l’alarma surtout, c’est qu’il lui sembla que la figure de l’un de ceux qui avaient passé le plus près de lui ne lui était pas inconnue. En conséquence, il retourna du côté de Sar… Bientôt il entendit le bruit d’une voiture qui roulait avec rapidité, et, s’imaginant que c’était la diligence qui arrivait, il s’avança jusqu’au milieu de la chaussée. C’était une chaise de poste, derrière laquelle était assis un petit garçon qui sauta à terre dès qu’il vit le baron et qui lui dit :

– Le conducteur m’a envoyé courir après vous et l’autre monsieur, pour vous dire que le timon de la diligence s’est cassé en sortant du village et qu’on ne pourra guère partir qu’au milieu de la nuit.

Ce contre-temps, qui retardait l’arrivée du baron à Toulouse, lui donnait quelques heures pour écrire à madame de Paradèze. Il reprit donc le chemin du village qu’il venait de quitter, tandis que l’enfant tournait à droite et à gauche en disant :

– Mais où est donc l’autre voyageur ?

– Ma foi ! lui répondit Luizzi, celui-là est au diable, et tu seras bien adroit si tu le rattrapes.

– C’est égal, je vais continuer à courir.

– Tu courras longtemps.

– Que non ! fit l’enfant ; je rattraperai la chaise de poste et je dirai au postillon de le prévenir. Je vais profiter de la montée où il est à présent et où ils ne vont pas vite.

Sans attendre de réponse, le petit bonhomme se mit à courir de toutes ses jambes, tandis que Luizzi regagnait paisiblement le village en faisant dans sa tête sa lettre à madame de Paradèze. Une fois arrivé à l’auberge où tous les voyageurs étaient descendus, il demanda une chambre et tout ce qu’il fallait pour écrire, puis il s’enferma. Au bout d’une heure à peu près, il entendit frapper à sa porte, et le maître de l’auberge parut le bonnet à la main.

– Pardon de vous déranger, Monsieur, lui dit-il, mais à quelle distance avez-vous rencontré le galopin qui a été vous dire de revenir ?

– À une grande demi-lieue à peu près, à côté d’un taillis assez sombre, et, je crois, très-mal habité.

– C’est que c’est mon fils, et il n’est pas revenu encore ni l’autre voyageur.

– Je l’avais prévenu que celui-ci avait beaucoup d’avance, mais il a voulu absolument courir après la chaise de poste et charger le postillon de la commission.

– Ah ! c’est donc ça ? fit l’aubergiste ; le drôle aura rattrapé le postillon, qui lui aura permis de monter sur le troisième cheval, et il est capable d’avoir poussé jusqu’à Bois-Mandé. Peut-être bien aussi que les gens de la voiture de poste se seront chargés de conduire le monsieur au premier relais, car je crois qu’il n’y avait qu’une dame dans la berline.

– C’est probable, dit Luizzi, qui voulait se débarrasser de l’aubergiste.

– Pardon de vous avoir dérangé, dit celui-ci en se retirant.

Et Luizzi continua ses lettres. Il était à peu près minuit lorsqu’on se remit en route. Quatre heures après on était à Bois-Mandé. Luizzi quitta sa place pour chercher quelqu’un par qui il pût envoyer sa lettre à madame de Paradèze. Le premier postillon auquel il s’adressa lui dit :

– Je ferai votre commission, donnez-moi votre lettre ; je vais demain au matin conduire chez madame de Paradèze la chaise de poste qui est arrivée ce soir.

– Ah ! fit Luizzi avec étonnement ; et qui est-ce qui occupe cette chaise de poste ?

– Une dame toute seule, une drôle de dame, allez, que j’ai reconnue tout de suite malgré ses chapeaux et ses voiles, une dame qui a été autrefois servante dans cette auberge.

– Qui ça ? fit Luizzi étonné, Jeannette ?

– Tiens ! vous la connaissez ?

– Oui, je l’ai vue il y a quelques années en passant par ici. Mais qu’a-t-elle à faire chez madame de Paradèze ?

– Oh ! je ne sais pas, il y a là-dessous un tas d’histoires. C’est le vieux bonhomme qui l’avait placée dans la maison, ici.

Et comme Luizzi allait s’étonner de cette nouvelle rencontre, il entendit le conducteur dire à un voyageur :

– Ma foi, tant pis pour ce monsieur ! il se sera arrêté dans quelque maison de paysan en voyant que nous n’arrivions pas, et nous aurons passé sans qu’il s’en aperçût.

– Mais on ne peut laisser ainsi un honnête homme à moitié chemin, répondait l’officieux voyageur.

– Bon, bon ! il aime la promenade, fit le conducteur ; il se promènera en attendant une autre diligence. D’ailleurs peut-être a-t-il pris la voiture Laffitte et Caillard qui nous a dépassés pendant que je faisais raccommoder mon timon ; et, après tout, je suis de quatre heures en retard. Allons, hu ! postillon, à cheval et au galop !

Puis, s’adressant à un autre postillon, il lui dit :

– Voyons, toi qui conduisais la berline de poste, as-tu vu ce monsieur ?

– Eh non ! je vous l’ai dit : Charlot, qui était derrière est descendu parler avec le premier. J’ai filé pendant ce temps-là. Arrivé au pied de la montée, je suis entré un moment au bouchon de la mère Filon, tandis que mes bêtes montaient au pas. C’est alors que le petit Jacob a accouru après moi, a rattrapé la berline, et a dit à la dame qui l’occupait de prévenir le postillon. Puis il est revenu chez la mère Filon, où il y avait une noce et où il aura passé la nuit.

– Et tu n’as vu personne sur la route ?

– Personne.

– Au diable alors le voyageur ! fit le conducteur, et en route ! Allons, hu ! postillon, à cheval !

Luizzi, qui ne se souciait pas qu’on lui demandât des nouvelles du voyageur disparu, remit sa lettre avec une bonne gratification au postillon et se hâta de remonter en voiture. On partit, et il arriva à Toulouse sans autre accident. Dès qu’il y fut arrivé, il se rendit dans une petite maison garnie qui jouissait d’une assez mauvaise réputation, mais dont la propriétaire avait en même temps un renom de parfaite discrétion. Lorsqu’il s’y fut fait donner une chambre, il écrivit une lettre et fit appeler madame Périne, la maîtresse du logis, qui arriva aussitôt, et qui, après avoir fait la révérence, lui dit :

– Que veut Monsieur ?

– Quelqu’un de sûr pour aller porter une lettre.

– J’ai mon fils qui est muet comme une muraille.

– Puis je voudrais que vous pussiez m’avoir des habits autres que ceux-ci.

On n’a pas oublié que Luizzi avait quitté Paris en habit de visite. À Fontainebleau, il n’avait guère eu que le temps de se procurer une large redingote et un manteau. À Orléans, il avait quitté l’un et l’autre, et, surpris par M. de Cerny, il s’était enfui toujours avec le même habit. À la demande du baron, madame Périne répondit :

– Quel tailleur faut-il envoyer chercher ? Si Monsieur ne connaît pas la ville, je puis lui choisir ce qu’il y a de mieux.

– Je voudrais avoir des habits tout faits, je désire ne voir personne.

– Excepté votre notaire, M. Barnet, à ce qu’il paraît ! dit madame Périne, qui avait lu la suscription de la lettre que Luizzi lui avait donnée.

– Qui vous a dit que Barnet fût mon notaire ?

– Rien, oh ! rien… c’est que, lorsque l’on appelle un notaire, c’est ordinairement son notaire.

– M. Barnet ne peut-il être mon ami ?

– Si c’est ça, je me suis trompée, fit madame Périne en se retirant.

– Voyons, dit le baron en arrêtant l’hôtelière, est-ce que vous croyez me reconnaître ?

– Moi ? pas du tout, repartit madame Périne ; je vois bien que monsieur le baron ne veut pas être reconnu.

– Quoi ! s’écria Armand, vieille sorcière, tu ne m’as pas oublié ?

– Hé ! que voulez-vous ? monsieur Armand, c’est une des qualités de l’état d’avoir bonne mémoire ; il faut pouvoir distinguer les habitués des oiseaux de passage. D’ailleurs j’ai votre figure dans la tête de père en fils. Le vieux baron a passé de bonnes nuits ici.

– Mon père ?

– Hé oui-da ! On peut vous conter ça, maintenant qu’il est mort et que vous n’irez pas lui dire en face : « Je puis bien aller chez la Périne, vous y alliez bien, vous. » C’était le bon temps. C’est moi qui lui ai procuré la Mariette, dont il a eu une petite fille qui n’a pas démenti son origine. Vous connaissez la Mariette, qui m’a quittée pour s’établir en particulier, par amour pour Ganguernet, ce farceur chez qui s’est passée l’histoire de l’abbé de Sérac.

– Ah ! oui, je l’ai vue une fois, ce me semble, chez madame du Val.

– C’est ça, l’abbé l’y avait placée.

– Et qu’est-elle devenue ?

– On ne sait pas. Il paraît qu’elle est à Paris, où elle était allée après la maladie qui l’a rendue laide et méconnaissable, il y a de ça trois ou quatre ans.

– C’est bon, dit Armand, qui savait assez des écarts de son père pour ne pas avoir envie d’en apprendre d’autres. Envoie cette lettre chez Barnet et fais-moi monter à souper.

– Soupez-vous seul ?

Le baron la regarda de travers, mais il se rappela où il était, et il comprit qu’il n’avait pas le droit de se fâcher.

– Tout bien considéré, dit-il, je ne souperai pas. J’ai plus besoin de sommeil que d’autre chose.

– C’est bon, fit madame Périne, vous devez être fatigué, vous en avez l’air.

Elle sortit, et le baron, véritablement harassé, se coucha et dormit du sommeil du juste, dans cette honnête maison. Il ne se réveilla que le lendemain à quatre heures, et s’en voulut d’avoir perdu tant de temps. Il sonna, et une jeune et belle fille, gracieuse et fraîche comme une rose, entra et alla s’asseoir familièrement sur le lit du baron, en lui disant avec son accent gascon :

– Que vous faut-il, Monsieur ?

Le baron la contempla avec attention. Elle était charmante et montrait des dents d’un blanc vierge. Cet aspect attrista Luizzi ; il frémit de penser à ce qu’était cette enfant au visage candide, au teint rosé, au maintien naïf, et il lui répondit :

– Je ne veux rien de vous.

Elle parut piquée de la réponse et se retira du bord du lit en disant :

– Je ne suis pas seule ici.

– Je vous demande madame Périne, repartit Luizzi avec colère.

– Je vais aller prévenir Madame, répliqua-t-elle.

Et elle se retira. Un moment après, la Périne rentra et dit au baron :

– Eh, pardine ! monsieur Armand, Paris vous a rendu difficile, et je ne sais si…

– Écoute, Périne, lui dit le baron sèchement, je suis venu loger chez toi parce que je veux que personne au monde ne sache que je suis à Toulouse ; sans cela je serais allé dans le premier hôtel venu ; mais, comme on y fait tous les jours à la police la déclaration des voyageurs qui y passent, je n’y suis pas allé.

– Ah ! vous ne voulez pas que la police le sache ?…

– Non, et, comme je sais que tu te dispenses le plus possible de lui faire connaître le nom de tes hôtes, j’ai choisi ta maison.

– C’est très-bien, et il fallait me dire cela tout de suite. Dès ce moment vous êtes ici comme à cent pieds sous terre ; personne ne saura rien.

– Dix louis pour toi si tu es discrète.

– C’est comme si je les avais.

– Et maintenant, dis-moi, M. Barnet est-il venu ?

– Lui ! fit la Périne avec une exclamation de surprise.

Puis elle reprit :

– Hé ! Jésus mon Dieu ! il ne sait pas même le chemin de la maison, le pauvre homme !

– Il l’apprendra.

– À son âge ? ce serait péché. D’ailleurs, sa femme lui crèverait les yeux avec ses aiguilles à tricoter, si elle savait qu’il vînt ici.

– Du moins a-t-il répondu ? a-t-il dit quelque chose à ton fils ?

– Ah ! oui, tiens, c’est vrai, vous avez raison, il lui a dit : « Tu diras à celui qui t’envoie que je ferai ce qu’il veut. »

– Je lui disais de venir aujourd’hui.

– Lui avez-vous marqué l’heure ?

– Non ; je lui ai dit dans la journée.

– Hé bien ! la journée ne finit qu’à minuit ; vous avez encore la chance de le voir arriver.

– Allons, je l’attendrai. Fais-moi servir à dîner, et qu’on m’apporte du papier et de quoi écrire.

– Ah çà ! puisque vous ne voulez pas être reconnu, je vas vous envoyer la petite de tout à l’heure pour vous servir. Il est inutile qu’une autre vous voie ; et la vieille Marthe, vous savez ! la vieille Marthe pourrait bien vous reconnaître. La petite, au contraire, ne sait pas qui vous êtes ; puis elle est bonne fille, elle est d’une innocence étonnante. Quand vous en aurez besoin, sonnez deux fois ; elle s’appelle Lili. Je vais faire préparer le dîner ; ne vous impatientez pas.

– Fais comme tu l’entendras, mais dépêche-toi, je meurs de faim. En tout cas, envoie-moi de quoi écrire.

– Il y a tout ce qu’il faut dans ce secrétaire.

La Périne sortit, et Luizzi écrivit une longue lettre à Eugénie Peyrol pour lui apprendre que sa mère existait, où elle était, qui elle était. Deux heures se passèrent ainsi. Lili arriva alors avec tout l’attirail nécessaire pour mettre la table. Elle avait assez d’adresse, mais beaucoup de mauvaise humeur. Luizzi la suivait des yeux. Lorsqu’elle eut fini d’arranger le couvert, il se mit à table. Lili s’assit sans façon à côté de la cheminée. Elle avait l’air maussade et ennuyé.

– Est-ce que cela vous ennuie de me servir ?

– Hé donc ! fit-elle d’un ton aigre poivré d’un vif accent gascon, hé donc ! je ne suis pas ici pour être servante. Si j’avais voulu rester en maison, j’en aurais choisi une plus cossue.

– Ah ! vous étiez servante avant d’entrer ici ?

– Oui, et dans une fameuse maison encore.

– Et chez qui ?

– Tiens ! j’étais chez le marquis du Val.

– Chez le marquis ? et que faisiez-vous chez lui ? car il est veuf, ce me semble.

– Hé donc ! c’est pour ça que j’y étais.

– Ah ! fit Luizzi. Et pourquoi l’avez-vous quitté ?

– Ah ! bien, il m’ennuyait, il m’ennuyait à périr. Vous savez qu’il est député ? Sous prétexte de me donner de l’instruction, il me faisait apprendre ses discours par cœur ; et, quand je ne les répétais pas bien, il me menaçait de me faire arrêter, parce qu’il est juge à la cour royale aussi.

Luizzi ne put s’empêcher de rire. La petite reprit :

– Et puis, il avait de drôles de manières, allez ! Il mettait de faux mollets et de fausses dents, et c’était moi qui les lui arrangeais.

– Mais où vous a-t-il prise ?

– Hé donc ! il m’a prise où j’étais auparavant.

– Et chez qui étiez-vous ?

– Hé ! chez un autre maître où il me fallait travailler dix heures par jour sans bouger ; et moi, voyez-vous, je n’ai pas de goût pour le travail, c’est une nature comme ça ; j’aime mieux rire et m’amuser, et ne rien faire, c’est mon caractère ; d’ailleurs, celui-là ne valait pas mieux que l’autre, et quand, sous prétexte de travailler dans son étude, il venait me trouver la nuit dans ma chambre, il me faisait des morales mortelles.

– Rien que des morales ?

– Ma foi ! le reste ne m’amusait pas davantage, quoiqu’il eût été le premier. Je ne sais pas si vous le connaissez, mais il n’est pas beau, monsieur…

Au moment où elle allait prononcer le nom, on frappa à la porte.

– Voyez qui ce peut être, dit le baron.

Lili alla ouvrir et s’écria d’un ton de surprise gaie :

– Hé donc ! quand on parle du loup, on en voit la queue. C’est lui, c’est M. Barnet, dont je vous parlais tout à l’heure.

Barnet entra d’un air tout penaud et dit à Lili :

– Comment ! toi, ici, dans cette maison, petite malheureuse !

– Vous y êtes bien.

– Je te l’avais bien dit, mauvaise petite libertine, que tu finirais par en venir là.

– Ma foi, monsieur Barnet, je vous avoue, répondit Lili intrépidement, que j’aurais mieux aimé y commencer.

– À ton âge, être arrivée déjà à ce degré de corruption ! Pardon, monsieur le baron, fit Barnet en saluant Armand, mais on n’a pas idée de la démoralisation de la jeunesse. Une enfant qui n’a pas dix-sept ans, et qui est déjà si ancrée dans le vice !

– Je crois, mon cher Barnet, que vous lui en avez un peu montré le chemin ; épargnez donc vos remontrances à cette fille, et causons un peu sérieusement. Lili, laissez-nous.

Celle-ci se retira en riant et en faisant des cornes à Barnet, qui s’écria avec fureur :

– Oh ! pour ça, ce n’est pas vrai.

– Ah ! bien, fit Lili, les petits clercs ne sont pas difficiles ; et votre femme a beau être laide, elle les enjôle avec de bonnes soupes, de bonnes cuisses d’oie, et de bonnes bouteilles de vin qu’elle leur fait monter dans leur chambre.

– Veux-tu bien te taire, petite gueuse !

– Hé donc ! je ne le sais pas, peut-être, que nous les mangions ensemble avec les clercs.

Barnet était rouge de colère, et le baron s’en serait amusé, s’il n’avait eu véritablement des affaires très-graves à traiter avec lui. Il fit signe à Lili de se retirer, et elle sortit, en faisant retentir l’escalier des éclats de sa voix gasconne et chantant l’air populaire :

A la fount men soun anada

Lou miou galant my a rancountrada, etc.

cela avec une gaieté, une insouciance, une légèreté, que n’a pas la plus pure innocence. Luizzi en éprouva un vif dégoût. Le vice sous une forme hideuse est moins pénible à rencontrer que le vice jeune, rose, frais et insouciant. Celui-là est incurable, car il n’a pas de remords, il n’a pas l’idée du mal qu’il fait. Le notaire levait les mains au ciel en disant :

– Quelle jeunesse que celle de ce temps-ci ! Puis, lorsqu’on n’entendit plus Lili, il se tourna vers Armand et lui dit :

– En vérité, monsieur le baron, c’est un bien méchant tour que vous m’avez joué là. Comment ! me forcer à venir dans une pareille maison ! un homme comme moi ! c’est m’exposer à me perdre de réputation.

– Je n’avais pas à choisir le lieu de mon rendez-vous.

– Vous pouviez venir loger chez moi.

– Pour que madame Barnet, la femme la plus bavarde de Toulouse, allât dire dans tous les carrefours que le baron de Luizzi était à Toulouse ?

– C’est vrai, dit le notaire ; j’oubliais que vous ne vouliez pas qu’on sût votre arrivée. C’est cette jeune fille qui m’a tout troublé. Mais voyons, si j’ai bien compris votre lettre, il vous faut tout de suite beaucoup d’argent ?

– Beaucoup. Je quitte la France pour quelques années.

– Vous ! lui dit le notaire, et je croyais que vous veniez ici pour les élections.

– J’ai renoncé à la députation ; je pars, je vais en Italie.

– Ah çà ! voyons, dit le notaire, est-ce qu’il y a quelque mauvaise affaire sous jeu ?

– Non, rien qu’un caprice, je veux voir Rome ; mais, en attendant, voyons un peu nos comptes.

– À l’instant, monsieur le baron. Vous me donnerez ensuite, s’il vous plaît, les signatures que je vous ai fait demander pour finir votre affaire contre ce gueux de Rigot.

– Je vous donnerai toutes les signatures que vous voudrez ; mais voyons ce dont vous pouvez disposer pour moi.

Tous deux s’attablèrent devant une pile de dossiers et de registres, et firent pendant une heure des chiffres et des calculs. Luizzi n’était pas un homme d’affaires, mais ce n’était pas non plus un niais ; il savait voir clair dans les comptes qu’on lui présentait. Il les examina avec d’autant plus d’attention que la rencontre de Barnet et de Lili ne l’avait pas édifié sur le compte du notaire. Mais il fut forcé de reconnaître la scrupuleuse probité de celui-ci, et ne put s’empêcher de remarquer que cet homme dont la séduction avait poussé au vice une enfant qui peut-être sans cela ne fût pas devenue ce qu’elle était, se serait fait un scrupule de dérober un sou à son client. Luizzi n’avait ni le temps ni l’intention de s’arrêter sur de telles pensées ; aussi, la balance ayant été établie, il dit à Barnet :

– Ce sont donc trois cent quarante-deux mille francs actuellement disponibles que vous avez versés en dépôt chez le receveur général ?

– Précisément.

– Eh bien ! cet argent, il me le faut.

– Dans combien de temps ?

– Tout de suite.

– Trois cent quarante mille francs ?

– Oui.

– Mais il faut pouvoir les transporter.

– Pardieu ! donnez-moi des billets de banque.

– De quelle banque ?

– Vous avez raison, je m’imagine toujours être à Paris. Alors trouvez-moi d’ici à demain le plus d’or possible.

– Combien ? un millier d’écus ?

– Mais au moins cent mille francs.

– Il me faudra quinze jours pour ramasser à Toulouse cent mille francs d’or, s’ils y sont.

– Mais, voyons, que pouvez-vous me donner d’ici à demain ?

– Avec beaucoup d’efforts et en m’adressant aux négociants qui font le commerce des quadruples, je pourrai vous avoir, dans trois jours, de vingt-cinq à trente mille francs.

– Trente mille francs, soit, cela me suffira d’abord. Maintenant il me faudrait des lettres de crédit pour le reste sur l’étranger.

– Si vous alliez, en Espagne, ce serait facile, parce que nous avons beaucoup de maisons en relation avec l’Espagne, mais en Italie où vous voulez aller…

– Mon Dieu ! j’irai en Espagne, ça m’est égal.

– Ah ! dit Barnet tout étonné, ce n’est donc pas un voyage d’agrément que vous faites ?

– Je vais où je veux, ce me semble, dit le baron avec hauteur, et je ne vous demande rien que de très-raisonnable en vous demandant mon argent.

– Très-bien, très-bien ! dit le notaire ; je vous aurai du papier sur toutes les places de l’Espagne, je ne vous demande que trois ou quatre jours pour cela. Faut-il les faire passer à votre ordre ?

– Non, je vous prie, au vôtre, et vous me les passerez en blanc ; il est inutile qu’on sache que ce papier est destiné à me servir personnellement.

– Pardieu ! fit le notaire, je réponds de vos fonds tant que je les ai dans les mains et je les verse pour cela en lieu de sûreté ; mais endosser une lettre de change quand j’aurai changé cet argent contre du papier, je ne le peux pas.

– Vous me connaissez assez pour savoir que je n’exercerai aucun recours contre vous.

– Vous, monsieur le baron, c’est possible ; mais les tiers porteurs à qui vous pourriez les passer…

– Ne suis-je pas tenu de rembourser avant vous, au contraire ?

– Oui, mais vous ne serez pas en France à l’époque des échéances.

– Vous vous défiez donc des valeurs que vous me donnez ?

– Nullement. Je prendrai toutes les précautions possibles, mais on n’est sûr que de ce qu’on tient.

– Il doit cependant y avoir un moyen ?

– Je ne vous propose pas de faire un endos sans garantie, ce serait déprécier un papier dont vous pouvez avoir besoin à tout instant ; mais vous n’avez qu’à me faire un acte de garantie contre remboursement, en me donnant autorisation d’hypothéquer une de vos propriétés pour rembourser en votre nom, et je ferai tout ce que vous voudrez.

Ce fut Luizzi qui fit tout ce que voulut le notaire, car à chaque pas il voyait se dresser un à un devant lui les obstacles qui naissent d’une mauvaise position, et, en homme qui veut en sortir à tout prix, il jetait tout à la mer dans l’espoir d’échapper à l’orage.

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