LII

Si je vous ai clairement expliqué, au commencement de ce récit, et par l’exemple de l’emploi des fonds de M. de Berizy placés en rentes sur l’État et disponibles pour quelque bonne opération ; si vous appréciez la position du banquier vis-à-vis d’un grand nombre de ses clients, vous comprendrez les pertes énormes qu’il eut à subir lorsque, obligé de rembourser rapidement tous les dépôts d’argent qui se trouvaient chez lui, il fut forcé de réaliser à quatre-vingt-sept des rentes cinq pour cent qu’il avait achetées cent dix, et à soixante-deux du trois pour cent qu’il avait acheté quatre-vingt-deux. Il ne fallut pas moins que l’immense perturbation apportée par la révolution dans les affaires commerciales pour amener une telle dépréciation des fonds publics et ébranler la fortune de ceux qui les possédaient comme gages de leurs propres dettes. D’un autre côté, cette dépréciation gagna toutes les valeurs et particulièrement les propriétés sises dans Paris, qui fut rapidement déserté à cette époque. Il en résulta encore que l’opération avec Daneau, qui eût été si avantageuse à toute autre époque, dut se réaliser en perte lorsque Mathieu Durand fut forcé de faire ressource de tout pour solder les capitalistes qui lui redemandaient leurs fonds. C’est à peine s’il vendit dix-huit cent mille francs des propriétés qu’il avait payées deux millions deux cent mille francs et qui auraient pu valoir trois millions, comme il l’espérait. Sans doute, ce ne pouvait être deux affaires aussi minimes que celle de M. de Berizy et celle de Daneau qui devaient amener la gêne dans une maison comme celle de Mathieu Durand ; mais en expliquant quels furent les fâcheux résultats de celle-ci, j’ai voulu vous faire comprendre quel avait dû être le résultat de beaucoup d’autres basées sur les mêmes prévisions et renversées par le même événement. Toujours est-il que deux mois après la révolution de Juillet, le banquier Mathieu Durand, ayant voulu satisfaire sur-le-champ aux exigences de ses créanciers, se trouva à peu près ruiné et possédant à peine en créances liquides, mais qui n’étaient pas immédiatement exigibles, ce qu’il pouvait devoir encore.

– Ruiné ! s’écria le poëte, mais il n’a jamais donné de bals si brillants !

– Vous savez bien que les anciens paraient la victime avant de l’immoler, dit le Diable. La banque est encore plus poétique ; elle se couronne de roses pour aller déposer son bilan…

Cependant Mathieu Durand n’en était pas là, car il se trouvait en présence de trois créanciers seulement dont les réclamations pouvaient avoir quelque importance. Le plus considérable était M. de Berizy, qui, comme nous l’avons dit, lui avait confié les fonds de la nouvelle vente faite à M. Félix ; le moindre des trois était M. Daneau, qui avait laissé chez le banquier les six cent mille francs qui lui revenaient sur le prix de ses maisons ; le troisième était M. de Lozeraie, parti pour l’Angleterre quelques jours avant la révolution de Juillet afin d’y terminer le mariage de son fils. Mais le fils du comte de Lozeraie, gentilhomme de la chambre et en passe d’arriver à tout sous le gouvernement de Charles X, ne parut plus au marchand de la Cité un parti assez convenable sous le gouvernement de Louis-Philippe, et M. de Lozeraie fut obligé de rentrer en France au bout de deux mois sans avoir pu réaliser ses brillantes espérances de fortune.

Voilà où en étaient vis-à-vis les uns des autres les divers personnages de cette histoire le 1er septembre 1830. Ce jour-là, et pour en revenir à notre point de départ, Mathieu Durand était encore dans son cabinet ; mais ce n’était plus en lui ni l’extrême bonheur du premier jour où nous l’avons vu, ni la joie inquiète du second, c’était une attitude triste quoique encore hautaine, abattue quoique décidée, c’était l’homme qui ne ployait pas sous son malheur, dont il reconnaissait cependant l’étendue. Ce jour-là les deux mêmes hommes que nous avons rencontrés dans le cabinet du banquier s’y trouvaient encore. Le premier était Daneau, le second le marquis de Berizy, le véritable homme du peuple et le véritable grand seigneur. Comme la première fois, le banquier lisait attentivement un papier qui paraissait vivement le préoccuper. Cette préoccupation était si grande, que le banquier, ayant devant lui M. Daneau et M. de Berizy, ne pouvait détacher les yeux de cet écrit, qui semblait lui causer une vive douleur.

« – Qu’est-ce donc ? dit enfin le marquis, quelque fâcheuse nouvelle, Monsieur ? »

Mathieu Durand se remit sur-le-champ et répondit d’une voix dont il chercha vainement à maîtriser l’émotion :

« – Non, rien qu’une satire, une satire indigne contre moi.

– Et cela vous affecte à ce point ? dit M. Daneau.

– C’est la main qui l’a écrite, Messieurs, qui me blesse plus encore que les coups qu’elle me porte. C’est un enfant, un jeune homme que j’ai fait élever, c’est le jeune Léopold Baron qui s’est servi de l’éducation que je lui ai donnée, des secrets qu’il a appris dans l’intimité où je l’avais admis, pour verser sur moi la calomnie et le ridicule.

– Quoi ! s’écria Daneau, ce petit M. Léopold, qui ne parlait jamais de vous autrefois que pour vous appeler son père, son sauveur ?

– C’est le même, dit Mathieu.

– Eh bien ! je puis vous le dire aujourd’hui, reprit Daneau, cette exaltation ne m’a jamais fait l’effet d’être de bon aloi ; c’était un méchant flatteur.

– Et tout flatteur devient détracteur, dit le marquis ; c’est la règle, il n’y a rien là d’étonnant. »

– Morale un peu vieille, fit l’homme de lettres.

– Morale très-jeune, fit le Diable ; car elle est éternelle, et ce qui est éternel est toujours jeune.

Puis il continua :

« – Laissons cela, reprit le banquier. Je devine, Messieurs, le but de votre visite ; vous venez sans doute pour réclamer les fonds… »

Le marquis et l’entrepreneur interrompirent en même temps Mathieu Durand, et ils commençaient à parler ensemble lorsqu’ils s’arrêtèrent tous deux en se cédant, disaient-ils, la parole.

« – Parlez, Monsieur, dit le marquis.

– Après vous, Monsieur, dit l’entrepreneur, et, si vous avez quelque chose à dire que je ne puisse entendre, je vous cède la place.

– Restez, dit Mathieu Durand ; car je pense que les explications que j’aurai à donner à l’un pourront servir à l’autre.

– Comme il vous plaira, dit M. de Berizy ; je parlerai devant Monsieur, car, si je l’ai bien compris, c’est le même motif qui nous amène.

– Je le crois, dit amèrement le banquier.

– Monsieur Mathieu Durand, reprit le marquis, vous êtes un honnête homme ; vous me devez deux millions, je viens vous prier de les garder.

– Quoi ! s’écria le banquier.

– On a failli vous ruiner, Monsieur, en vous forçant à des remboursements trop rapprochés ; je ne me ferai pas le complice d’une panique qui a déjà amené tant de désastres ; vous êtes mon ennemi politique, mais il s’agit entre nous de probité ; je crois à la vôtre, je vous laisse mes fonds, et je ne vous les redemanderai que le jour où vous jugerez qu’ils vous sont complètement inutiles. »

On ne pourrait dire si le banquier fut plus heureux de voir la confiance qu’il inspirait comme honnête homme qu’humilié de se voir rendre un service par un de ces grands seigneurs qu’il avait si longtemps voulu écraser du poids de sa fortune. Cependant, après un moment d’hésitation, le bon sentiment l’emporta ; il tendit la main au marquis et lui dit avec effusion :

« – Je vous remercie et j’accepte, monsieur le marquis. »

– Oh ! voilà la morale de votre comédie ! s’écria l’homme de lettres. Vive le gentilhomme ! n’est-ce pas, monsieur de Cerny ?

– Non, Monsieur, repartit Satan ; car j’ajoute qu’à ce moment Daneau s’avança d’un air confus et attendri, et dit avec une admirable gaucherie de cœur :

« – Vous ne me devez que six cent mille francs ; mais, s’il pouvait vous être agréable de ne pas me les rendre, je n’ai pas oublié que vous m’avez sauvé, et si peu que ce soit… »

Une larme vint aux yeux du banquier, et il s’écria :

« – Ah ! voilà qui me console de tout ! Merci, monsieur Daneau ; mais je n’accepte pas, vous n’avez que cela au monde, et vous avez besoin de vos capitaux pour travailler.

– L’intérêt à cinq me suffira ; je me trouve assez riche, ne me refusez pas, ce serait m’humilier.

– C’est bien ce que vous faites là, Monsieur, dit le marquis en se tournant vers Daneau.

– Et vous donc, Monseigneur, s’écria Daneau, égaré par son enthousiasme au point de donner à quelqu’un un titre dont l’abolition lui paraissait une des plus précieuses conquêtes de la révolution de Juillet ; et vous donc, Monseigneur, c’est bien plus noble ! car enfin, moi, je ne suis pas habitué à être riche, et je perdrais mon argent que je ne m’en apercevrais pas tant que vous.

– Mais vous ne le perdrez pas, mon cher Daneau, dit le banquier, et j’espère qu’il profitera entre mes mains comme celui de M. de Berizy. »

Quelques instants après, l’entrepreneur et le marquis se retirèrent ensemble, et tous deux, au moment de se quitter, se serrèrent la main sur la porte de l’hôtel, l’ancien ouvrier et le grand seigneur, le décoré de Juillet et l’ex-pair de Charles X, deux honnêtes gens. Voilà ma morale, Monsieur, sans compter celle qui est tout à fait au bout de cette histoire. Cependant ce double désintéressement avait rendu la confiance à Mathieu Durand ; il voyait se rouvrir devant lui une nouvelle carrière de fortune. Les deux millions six cent mille francs qui lui étaient laissés par le marquis et Daneau, ainsi que les douze cent mille francs dus à M. de Lozeraie, étaient, comme nous l’avons dit, couverts par des créances liquides et exigibles dans le délai d’un an tout au plus. Mathieu Durand se voyait donc au bout d’un an à la tête d’un capital disponible de près de quatre millions, après avoir satisfait à la minute à tous ses engagements ; il en résultait que son crédit, un moment ébranlé, devait se relever plus fort, car il aurait résisté à une catastrophe qui en avait entraîné de plus puissants que lui. Il ne demandait rien qu’un an, pendant lequel il aurait aussi à faire rentrer autant que possible les fonds engagés par lui dans une foule de petites commandites ; et, de ce côté, il croyait pouvoir compter encore sur plus d’un million, en faisant même une part de 60 pour 100 aux faillites qu’il aurait à subir. En présence d’un avenir qui s’éclaircissait ainsi après avoir été si sombre, Mathieu Durand se livrait aux plus vives espérances ; mais, presque au même instant, il vit un nouveau nuage s’étendre sur le large horizon qui s’ouvrait devant lui. Il n’y avait pas deux heures que le marquis de Berizy et Daneau l’avaient quitté, lorsqu’il reçut une lettre de M. de Lozeraie qui l’avertissait de son retour d’Angleterre, en le priant de vouloir bien tenir à sa disposition les douze cent mille francs qu’il avait laissés dans sa caisse. Cette réclamation était d’une importance à jeter une nouvelle perturbation dans les affaires du banquier. Pour y satisfaire, il lui fallait nécessairement engager ou aliéner une partie des créances sur lesquelles il comptait, et, par conséquent, subir une nouvelle perte sur ces créances ; car on n’était pas à une époque où un emprunt comme celui-là, où une telle vente pût s’opérer à des conditions ordinaires. C’était mettre d’un seul coup Mathieu Durand au-dessous de ses affaires, lorsque, une heure auparavant, son actif dépassait encore son passif ; c’était le forcer à dévoiler, par une négociation de cette espèce, qu’il était réduit à ses dernières ressources ; c’était attaquer et perdre son crédit, cette fortune du financier : crédit contre lequel on ne pouvait, à vrai dire, articuler jusqu’à ce moment aucun retard ni aucune opération où se montrât la moindre gêne. Mathieu Durand réfléchit longtemps à cette nouvelle position ; il l’envisagea dans tout ce qu’elle avait de plus fâcheux ; il considéra que c’était toute sa vie financière et politique qu’il allait jouer d’un seul coup ; il pensa au sort de sa fille ; il vit la joie de tous ses anciens ennemis ; il reconnut enfin qu’il ne pouvait se sauver que par un coup décisif, et il se rendit sur-le-champ chez M. de Lozeraie. Celui-ci, lorsqu’on lui annonça le banquier, se rappela la longue attente que Mathieu Durand lui avait fait subir dans son antichambre. Il eut un moment l’envie de rendre au banquier le supplice qu’il en avait reçu ; mais comme, d’après ce qu’il avait entendu dire de la position de Mathieu Durand, M. de Lozeraie était véritablement alarmé pour les fonds qu’il avait laissés chez lui, l’intérêt de sa fortune l’emporta sur celui de sa vanité, et il fit entrer immédiatement Mathieu Durand. Pour la seconde fois, les deux parvenus se trouvèrent en présence. Le caractère de Mathieu Durand différait de celui de M. de Lozeraie en ce qu’il emportait avec lui toute la décision forte et rapide de l’orgueil qui trouve encore une espèce de satisfaction dans l’humiliation volontaire qu’il s’impose, tandis que la vanité de M. de Lozeraie gardait toutes les indécisions de la nature qui cherche à échapper par mille faux-fuyants à l’acte de soumission que les circonstances l’obligent à faire. Ainsi, lorsque Mathieu Durand se trouva en présence de M. de Lozeraie, il n’éprouva aucun embarras, aucune gêne, et l’aborda avec cette ferme assurance d’un parti pris sans arrière-pensée. Il commença la conversation par ces mots :

« – Monsieur, je viens me livrer à vous.

– Qu’entendez-vous par là, Monsieur ? lui dit le comte, plus alarmé encore de cette parole que fier d’être ainsi déclaré le maître de la destinée de l’homme qu’il détestait le plus au monde.

– Je vais vous l’expliquer, Monsieur, repartit le banquier. »

Aussitôt il raconta à M. de Lozeraie l’état de ses affaires, tel que j’ai essayé de vous le faire comprendre, et termina ainsi sa confidence :

« – Vous le voyez, Monsieur, les fonds que vous avez déposés chez moi vous sont parfaitement garantis ; et, si vous pouviez douter de la parole d’un honnête homme, mes livres pourraient vous convaincre… »

M. de Lozeraie avait attentivement écouté Mathieu Durand, et il avait reconnu, avec une joie qu’il avait habilement dissimulée, que sa créance était parfaitement assurée. Une fois sûr de la solvabilité de son débiteur, il ne pensa qu’à prendre une revanche cruelle de l’affront qu’il en avait reçu naguère, et, interrompant Mathieu Durand au moment où il prononçait les dernières paroles que je viens de rapporter, il lui dit :

« – Les livres de MM. les banquiers disent tout ce qu’on veut ; ils ont un langage hiéroglyphique ou plutôt élastique qui prouve à volonté la richesse ou la misère. Je vous avoue, Monsieur, que je n’ai aucune foi en de pareils témoignages. »

Le banquier se mordit les lèvres ; mais Mathieu Durand était résolu à sauver à la fois sa fortune et sa réputation. Par orgueil pour son avenir, il sacrifia courageusement l’orgueil du présent. Il répondit donc à M. de Lozeraie :

« – Je ne m’étonne pas, Monsieur, de vous voir partager ces préjugés des gens du monde sur le mode de comptabilité et de tenue de livres adopté dans les maisons de banque. Toutes ces nombreuses écritures que nous avons introduites pour prévenir, par un contrôle exact des unes sur les autres, la moindre apparence de fraude, ne semblent, aux yeux de ceux qui ne les connaissent pas, qu’un dédale inextricable où l’on espère égarer l’investigation des intéressés. Je ne puis donc vous en vouloir de ce que vous venez de me dire ; mais il y a entre nous quelque chose de plus net, de plus facile à comprendre, c’est la parole d’un homme d’honneur, et elle doit suffire.

– Et si elle ne me suffit pas, Monsieur ? dit le comte de Lozeraie.

– En douteriez-vous ? s’écria Mathieu Durand.

– Et à supposer que je ne doutasse pas de votre bonne foi, Monsieur, repartit le comte, n’ai-je pas le droit de douter de vos prévisions ? Une fortune comme celle de M. Mathieu Durand, renversée en quelques mois, atteste-t-elle beaucoup de prudence et d’habileté ?

– Oubliez-vous qu’il a fallu une révolution pour la renverser ?

– Oubliez-vous que vous êtes un de ceux qui l’ont amenée ?

– Je n’ai pas à vous rendre compte de mes opinions, ce me semble.

– Mais vous avez à me rendre compte de ma fortune, Monsieur.

– Je l’ai fait.

– Je ne me paye pas de paroles, Monsieur ; et, quand je vous dirai qu’il me faut ma fortune, qu’il me la faut demain, j’entends vous parler d’argent comptant.

– Je vous ai fait comprendre, reprit le banquier en serrant les dents comme pour fermer le passage à la colère qui l’agitait, je vous ai fait comprendre que cela était impossible.

– Les tribunaux vous prouveront que rien n’est plus possible.

– Moi ! aller devant les tribunaux, s’écria Mathieu Durand.

– C’est où vont les gens de mauvaise foi qui ne payent pas leurs dettes.

– Il y a un autre endroit, Monsieur, reprit le banquier avec hauteur, où vont les honnêtes gens qui ont payé les leurs.

– Quand cela vous sera arrivé, Monsieur, dit le comte, je verrai si un homme comme moi doit y suivre un homme comme vous.

– C’est une décision que vous serez forcé de prendre plus vite que vous ne le pensez.

– Jamais si vite que je le désire, car elle sera précédée de la rentrée en mes mains de mes capitaux.

– Vous n’attendrez pas longtemps.

– J’attends encore mon argent.

– À demain, Monsieur.

– Je tiendrai votre quittance prête.

– Tenez donc aussi vos armes prêtes.

– Ne me faites pas perdre mon encre et mon papier, je vous prie.

– Vous n’y perdrez rien, je vous le jure.

Le banquier sortit. Il rentra immédiatement chez lui, et écrivit à Daneau et à M. de Berizy. Puis il se rendit chez M. de Favieri, lui expliqua franchement sa position et lui demanda le crédit nécessaire pour solder immédiatement M. de Lozeraie. Le banquier génois écouta le banquier français sans que son visage lui apprît s’il était disposé ou non à faire ce qui lui était demandé. Puis, quand Mathieu Durand eut fini de parler, il lui répondit froidement :

« – Veuillez me laisser la liste et le montant des créances sur le dépôt desquelles vous voulez opérer cet emprunt ; dans deux heures vous aurez ma réponse, et je vous dirai à quelles conditions je puis faire cette opération, si toutefois je puis la faire. »

Deux heures après, Mathieu Durand reçut un billet de M. de Favieri, qui le priait de vouloir bien lui envoyer MM. Daneau et de Berizy, ajoutant que tout s’arrangerait probablement. L’attente de Mathieu Durand fut cruelle ; mais sa joie fut extrême lorsque ses deux témoins vinrent lui apprendre que les douze cent mille francs lui étaient parfaitement inutiles, attendu que M. Félix ayant offert sa garantie à M. de Lozeraie, celui-ci l’avait acceptée, et avait donné quittance de la somme due par Mathieu Durand en passant à M. Félix ses droits sur Mathieu Durand.

« – M. Félix ! » dit le banquier, stupéfait de retrouver encore ce nom mêlé à une affaire de cette importance.

– Il était temps qu’il s’en étonnât, dit le poëte en riant. Quant à moi, je vous avoue que je n’écoute vos centaines de millions, de trois, de cinq pour cent, que pour savoir enfin quel est ce M. Félix.

– Vous voyez bien, dit le Diable, que j’ai eu raison de ne pas satisfaire votre curiosité dès l’abord ; mais nous voici au dénoûment : une belle scène de drame, en vérité !

À l’exclamation du banquier, M. de Berizy avait répondu :

« – Oui, ce même M. Félix, qui s’est mis aux lieu et place de M. de Lozeraie pour l’achat de ma forêt, et qui aujourd’hui se met si généreusement en votre lieu et place.

– Mais quel est donc cet homme ?

– Je vous jure que je l’ignore.

– Je le verrai, dit Durand, devenu tout pensif à cette singulière nouvelle, je le verrai, quand toute cette affaire sera terminée ; car je suppose, Messieurs, que vous n’avez pas oublié que j’ai d’autres intérêts que des intérêts d’argent à démêler avec M. de Lozeraie.

– Non, certes, reprit M. de Berizy, et le rendez-vous général est pour demain, à neuf heures, chez M. de Favieri ; nous partirons tous de là.

– Neuf heures, c’est bien tard, dit le banquier.

– Nous avons choisi l’heure de monsieur…

– Cette heure a paru convenable à tout le monde, dit M. de Berizy en interrompant Daneau, qui avait pris la parole. À demain, monsieur Durand ! »

Durand, resté seul, sentit une sorte de joie cruelle en pensant qu’il allait enfin pouvoir se venger de cet homme qui l’avait si insolemment traité. Dans les premiers transports de sa colère, il oublia tout autre intérêt que celui de la vengeance de son orgueil. Mais, lorsqu’il pensa que ce duel pouvait avoir des suites fatales et qu’il lui fallait mettre ordre aux affaires les plus urgentes, il pensa à sa fille qu’il allait laisser au milieu du dédale d’une liquidation d’où lui seul pouvait arracher encore quelques restes de fortune. Que deviendrait, après lui, cette jeune fille élevée à satisfaire tous ses caprices, et qui n’avait pas reçu de lui la moindre idée d’ordre ou d’économie ? Il revint avec chagrin sur cette fausse éducation qu’il avait laissé donner à une enfant qui eût pu être bonne et simple s’il l’eût voulu ; il se reprocha amèrement son imprévoyance. Mais quelque douleur qu’il éprouvât à l’aspect du fâcheux avenir qu’il pouvait léguer à sa fille, il n’entra pas un moment dans l’esprit de Mathieu Durand d’éviter, par la moindre concession, le duel qui l’attendait. Son orgueil domina tout autre sentiment, et il détourna, pour ainsi dire, la tête de ces pénibles réflexions pour qu’elles ne vinssent pas affaiblir sa résolution. Le lendemain, Mathieu Durand et ses témoins, M. de Lozeraie et les siens, se trouvaient à neuf heures précises chez M. de Favieri ; les voitures attendaient, les conditions du combat étaient réglées, et l’on allait quitter le salon, lorsque tout à coup on vit entrer le vieux M. Félix. Les deux adversaires s’arrêtèrent tous deux à l’aspect de ce vieillard, et celui-ci leur dit d’un ton grave :

« – Messieurs, je désirerais vous entretenir l’un et l’autre en particulier avant la rencontre qui doit avoir lieu entre vous.

– Monsieur, repartit Mathieu Durand en s’inclinant, nous savons, M. de Lozeraie et moi, tout ce que la raison peut vous dicter des paroles conciliantes dans une affaire pareille ; mais les choses sont arrivées à un point que nous ne pourrions attendre plus longtemps l’un et l’autre sans nous déshonorer tous les deux.

– Monsieur a raison dans ce qu’il dit, reprit M. de Lozeraie, et je partage pour cette fois son opinion.

– Monsieur de Lozeraie, reprit doucement M. Félix, je vous ai, je crois, rendu un grand service en vous libérant vis-à-vis de M. de Berizy. Monsieur Durand, je ne vous ai pas été moins utile en vous mettant en position de payer M. de Lozeraie. C’est au nom de ce que j’ai fait pour vous que je vous prie de vouloir bien m’écouter. Les deux ennemis se tournèrent en même temps chacun du côté de ses témoins comme pour les consulter, et ceux-ci ayant montré par quelques mots qu’il était convenable de céder aux désirs de M. Félix, ils se retirèrent, et Mathieu Durand et M. de Lozeraie restèrent seuls avec le vieillard. Lorsque tout le monde fut sorti, M. Félix prit un siége, et en désigna un d’abord au banquier, puis un au comte, qui s’assirent, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. L’aspect vénérable, calme et fort en même temps de ce vieillard, contrastait avec l’impatience inquiète de ses auditeurs, qui de temps à autre échangeaient un coup d’œil comme pour se promettre l’un à l’autre qu’ils ne céderaient pas aux prières du vieillard. Le vieillard les considéra un moment et sembla puiser dans cette attention un sentiment plus rude de sévérité, et il commença ainsi :

« – Il y a six mois, Messieurs, je me suis présenté chez chacun de vous… chez vous d’abord, monsieur Mathieu Durand ; je vous ai raconté comment j’avais été condamné, et je vous ai demandé le moyen de rétablir tout à fait l’honneur de mon nom. Vous m’avez refusé. »

Le banquier se tut. M. Félix continua :

« – Je me présentai ensuite chez vous, monsieur de Lozeraie, et je vous parlai de réclamations que j’avais à exercer sur la fortune de votre femme ; vous les avez écartées par la menace.

Le comte se tut aussi. M. Félix reprit :

« – Si j’ai bien compris ce que l’un et l’autre vous avez opposé à mes demandes, il en résulte que l’un, M. Mathieu Durand, fil d’un ouvrier, et qui doit sa fortune à lui seul et à son travail, n’a pas voulu venir en aide à l’imprudent qui avait dissipé follement l’immense héritage de son père ; il en résulte que l’autre, M. de Lozeraie, issu d’une grande famille, s’est fié à la puissance du grand nom qu’il porte pour faire taire les plaintes de celui qu’il appelé un intrigant…

– Où voulez-vous en venir, Monsieur, dirent ensemble Mathieu Durand et le comte.

– À ceci, Messieurs, à constater que moi, pauvre vieillard de quatre-vingts ans, je n’ai trouvé appui et justice ni chez l’homme du peuple ni chez le grand seigneur. »

Les deux antagonistes se turent, car il n’y avait rien à dire à cela.

« – Vous êtes l’homme du peuple, monsieur Durand ?

– J’en suis fier, reprit celui-ci.

– Vous êtes le grand seigneur d’antique race, monsieur de Lozeraie ?

– Je n’en tire pas vanité, reprit le comte avec une vanité excessive.

– Eh bien ! dit le vieillard en élevant la voix, vous, Mathieu Durand, et vous, comte de Lozeraie vous avez tous deux impudemment menti.

– Monsieur ! s’écrièrent les deux ennemis en se levant ensemble, une telle insulte…

– Asseyez-vous, Messieurs, je vous en prie ; je vous l’ordonne s’il le faut, et si mes quatre-vingts ans ne suffisent pas pour que vous m’écoutiez avez respect, j’invoquerai un titre qui pourra vous forcer à m’écouter tous deux à genoux. »

– À genoux ! dit le poëte, qui commençait à prêter à ce récit une attention plus particulière.

– À genoux, repartit le Diable ; le mot a été dit, l’action a été faite. Écoutez.

À l’accent solennel qu’avait pris le vieux M. Félix, le banquier et le comte demeurèrent stupéfaits. Il sembla qu’une même idée, qu’un même doute entrât à la fois dans le cœur de ces deux hommes, et ils se mirent à considérer le vieillard avec une sorte de crainte respectueuse, puis reprirent leur place près de lui en baissant tous deux le front. Le vieillard les contempla encore en silence et avec un air de triomphe où se mêlait cependant une expression d’amère douleur. Il fit effort sur lui-même pour surmonter cette émotion, et reprit avec plus de calme :

« – Je sais votre histoire à tous deux, Messieurs, mais je ne vous la raconterai pas. C’est la mienne que je vais vous dire, elle servira de préambule à la vôtre, que vous pourrez répéter ensuite comme vous avez l’habitude de la raconter. »

M. Félix parut recueillir un moment ses souvenirs, puis il reprit d’une voix ferme et décidée :

« – En 1789 j’étais négociant à Marseille ; mes affaires avaient été très-brillantes jusqu’à ce moment. J’étais marié à une femme qui m’avait donné deux fils. L’un était âgé de quatorze ans à cette époque, l’autre de treize. »

Mathieu Durand et M. de Lozeraie firent un mouvement.

« – Ne m’interrompez pas, Messieurs, reprit M. Félix d’un ton absolu : c’est une histoire déjà si vieille que je pourrais m’y perdre, si je ne la racontais comme il me convient. L’aîné de ces fils était depuis quatre ans en Angleterre, où il faisait son éducation. Je le destinais au commerce, et je voulais qu’il connût de bonne heure un pays qui était, surtout à cette époque, notre modèle en industrie. Le second commençait ses études dans un des colléges de Paris. Comme beaucoup d’autres, je ne m’alarmai point des commencements de la révolution de 89 ; mais les événements se pressant et ma fortune menaçant de périr dans cette grande catastrophe, je fis passer près de cent mille francs en Angleterre en les plaçant sur la tête de mon fils aîné, et je fis revenir le plus jeune de Paris ; car l’avenir s’assombrissait tous les jours de plus en plus. Vous savez, Messieurs, à quels excès furent poussées, à cette époque, les passions révolutionnaires. J’appris que j’étais désigné comme un aristocrate, car la fortune était alors, comme aujourd’hui, une aristocratie. Peut-être aurais-je bravé les chances d’un jugement où j’aurais été exposé seul ; mais je tremblai devant l’idée d’une de ces horribles émeutes dont Marseille avait été déjà le théâtre, et qui pouvait pénétrer dans ma maison et y égorger sous mes yeux ma femme et mon fils. Je pris mes mesures en conséquence : je fis passer tous les fonds dont je pouvais disposer chez M. de Favieri, le père de celui que vous connaissez, très-jeune homme alors et qui n’habitait pas Gênes à cette époque ; puis, un jour du mois de février 1793, je m’embarquai secrètement avec ma femme et mon fils, et je les conduisis à Gênes. Mon absence ne devait pas être longue, mais elle le fut assez pour que mes ennemis l’apprissent, et je fus immédiatement porté sur la liste des émigrés. On saisit mes biens, on me condamna à mort. Une pareille condamnation était peu de chose pour un homme qui se trouvait à l’abri de l’échafaud. On alla plus loin. On demanda une liquidation de ma maison de commerce ; et, comme tous les biens que je possédais étaient séquestrés, il fut facile d’établir une faillite, et cette faillite, aidée de mon départ, amena aisément ma condamnation comme banqueroutier frauduleux. Je voulus rentrer en France pour faire relever ce jugement de déshonneur, au risque de voir s’exécuter celui qui menaçait ma tête. Les larmes de ma femme et les conseils de M. de Favieri m’en détournèrent, et je me décidai à partir pour la Nouvelle-Orléans, afin d’y arriver avant la nouvelle de ma condamnation et de ne pas livrer à ceux qui m’avaient dépouillé et déshonoré les sommes considérables qui m’étaient dues par les principaux négociants de cette ville, qui me connaissaient personnellement ; car c’était le troisième voyage que je faisais en Amérique. Cependant ce fut durant mon court séjour à Gênes que j’eus occasion de rencontrer M. de Loré et de lui prêter diverses sommes. En effet, M. de Loré était un gentilhomme d’Aix, qui, comme tant d’autres, avait fui une condamnation capitale en emmenant avec lui sa fille, âgée de quinze ans à peu près à cette époque, et un jeune homme de grande famille, orphelin, le dernier rejeton de sa race, et dont lui, M. de Loré, était le tuteur. Ce jeune homme s’appelait Henri de Lozeraie… Ne m’interrompez pas, Monsieur, dit M. Félix au comte, qui avait fait un mouvement. Je partis donc en laissant à Gênes ma femme et mon fils, alors âgé de dix-sept ans, sous la protection du vieux M. de Favieri et de M. de Loré, et après avoir dit à mon fils aîné d’attendre de ma part de nouvelles instructions… »

– Il faut vous dire, fit le Diable en s’interrompant, que depuis le commencement de ce récit Mathieu Durand et M. de Lozeraie avaient plusieurs fois tenté de l’interrompre en jetant des regards suppliants sur le vieux M. Félix ; mais le vieux M. Félix les avait contenus, soit en leur ordonnant le silence comme je vous l’ai dit, soit par la seule autorité de son regard. Les deux auditeurs étaient pâles, tremblants ; ils tenaient la tête baissée et ils n’osaient plus même se regarder l’un l’autre.

Le Diable avait mis dans cette interruption une intention que Luizzi avait devinée : il attendait une observation de l’homme de lettres ; mais celui-ci, si prompt à interrompre le commencement du récit, ne semblait plus maintenant occupé que d’en apprendre le dénoûment.

Satan reprit, en laissant la parole à M. Félix :

« – Beaucoup d’événements inutiles à vous rapporter, la difficulté des communications à une époque de guerre générale, m’empêchèrent de terminer mes affaires aussi rapidement que je l’avais espéré. Je ne pus donner des nouvelles de moi à ma famille ni en recevoir d’elle, et ce ne fut qu’au bout de quatre ans que je fus libre de revenir en Europe. J’allais partir, lorsque je reçus une lettre de M. de Favieri le fils, de celui que vous connaissez enfin, et qui m’annonçait de singulières nouvelles. Une maladie endémique avait désolé Gênes. M. de Loré était mort, le jeune de Lozeraie aussi, ma femme était morte, et mon fils, après avoir retiré en son nom tous les fonds que j’avais déposés chez M. de Favieri le père, s’était enfui avec mademoiselle de Loré. Tous ces événements étaient arrivés avant son retour auprès de son père, qui lui-même, me disait-il, venait de succomber à la même fatale maladie qui m’avait enlevé ma femme. Frappé au cœur par ces déplorables nouvelles, je partis pour l’Angleterre afin d’y retrouver au moins mon fils aîné ; mais j’appris que lui aussi s’était fait rendre un compte exact des capitaux placés sur sa tête et qu’il avait quitté l’Angleterre en disant qu’il allait me rejoindre en Amérique. J’y retournai, et de là je fis prendre de toutes parts, dans tous les pays du monde où je pouvais atteindre, des informations sur Léonard Mathieu, mon fils aîné, et Lucien Mathieu, mon fils cadet ; car je m’appelle Félix Mathieu ; mais jamais on n’a entendu parler nulle part de ces deux noms. Maintenant, vous, monsieur Mathieu Durand, et vous, monsieur le comte Lucien de Lozeraie, pouvez-vous me donner des nouvelles de mes deux enfants ?

– Mon père ! mon père ! » s’écrièrent les deux frères en tombant à genoux devant le vieillard, qui s’éloigna d’eux.

– Comment ! à genoux ! s’écria le poëte, ils se sont mis tous deux à genoux ?

– Oui, vraiment, fit le Diable, comme vous dans une reconnaissance dramatique, ni plus ni moins qu’au théâtre de la Porte Saint-Martin ou de la Gaîté.

– Et quelle est la morale que tire de ceci M. de Cerny ? reprit le poëte.

– Pas d’autre que celle qu’en tira le vieux M. Félix lui-même, lorsque, s’éloignant, il s’écria d’un ton irrité :

« – À genoux, orgueil et vanité ! c’est là votre place ! À genoux ! vous qui, dévoré de la soif de la richesse, envieux de ces hommes que vous aviez vus grandir autour de vous par le travail et l’économie, avez voulu vous placer plus haut qu’eux tous, et qui, pour rendre encore plus éclatante l’élévation de votre fortune, avez imaginé de la faire partir d’aussi bas que possible ; qui, ambitieux d’un nom dont vous ne devriez l’éclat qu’à vous seul, avez renié celui de votre père en lui laissant une tache d’infamie qu’il vous était si facile d’effacer ! À genoux aussi ! vous qui, enivré de la vanité d’un grand nom et ne pouvant vous en faire un, avez volé celui d’un autre et vous en êtes paré ; vous qui aviez aussi renié le nom de votre père, qui n’avait compromis ce nom que pour vous sauver ! À genoux tous deux ! c’est votre place, et il ne vous manque, dignes frères que vous êtes, que de vous relever pour aller vous égorger l’un l’autre. Allez maintenant, je ne vous retiens plus ! »

Le poëte ne disait plus rien. Le Diable reprit :

– Si vous faisiez de la comédie actuelle, Monsieur, je vous raconterais bien la scène qui suivit cette reconnaissance : la rage de ces deux hommes qui s’étaient vus humilier l’un et l’autre, en face l’un de l’autre, leur embarras et leur rage encore plus cruelle lorsqu’il fallut s’embrasser par l’ordre de leur père.

– Et leur père leur a-t-il pardonné ? dit le baron.

– Plus que vous ne pouvez croire, repartit le Diable, car il a couvert la faute de ses fils de son silence ; il n’a raconté qu’à M. de Favieri, de qui je la tiens, la vérité de cette singulière histoire, et, si je vous l’ai répétée moi-même, j’avoue que ç’a été surtout pour vous prouver ma thèse et pour vous montrer que ni les caractères, ni les événements, ni les mœurs ne manquaient à la comédie, s’il était possible de la faire.

– Et comme cela se pratique dans toute bonne comédie, tout a été scellé, sans doute, par le mariage de M. Arthur de Lozeraie et de mademoiselle Delphine Durand ? reprit Luizzi.

– Oh ! que non ! fit le Diable ; la réconciliation n’a pu aller jusque-là. Grâce au secret que leur a promis leur père, nos deux héros ont gardé leur position respective : Mathieu Durand est toujours Mathieu Durand. Il parle toujours de l’obscurité de son origine, de la fortune qu’il a été obligé de gagner d’abord sou à sou et de rétablir ensuite sans le secours de personne, de son amour pour le peuple dont il est sorti, de l’éducation qu’il s’est péniblement donnée ; et je ne doute pas que, pour soutenir son rôle jusqu’au bout, il ne finisse par marier sa fille, en la dotant magnifiquement, à quelque homme qui, comme lui, se sera fait un nom à la force du poignet.

Le poëte ne dit rien, mais Luizzi s’écria :

– Qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par la force du poignet ?

– Ma foi, repartit le Diable en riant, j’entends toute fortune qu’on ne doit qu’à soi seul.

– Même une fortune littéraire ? fit le baron en guignant le poëte.

– Hé ! pourquoi pas ? repartit Satan ; il me semble que, par la littérature dont on nous inondeavec tant de profusion, la force du poignet est une des premières qualités de l’homme de lettres.

Mais le poëte n’entendait plus, et le Diable reprit complaisamment :

– Quant à M. de Lozeraie, il est toujours M. de Lozeraie, plus bouffi que jamais de l’antiquité de sa race, d’autant plus impertinent qu’il peut croire qu’on en doute, et, malgré sa haine pour la révolution de Juillet, tout à fait rallié à la nouvelle dynastie, qui, n’étant pas très-riche en grands noms, vient de l’appeler à la chambre des pairs.

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