IVPAUVRE MÈRE, ETC.

Le Diable avait disparu, et Luizzi s’aperçut, en ouvrant les volets et les croisées, que le jour était moins avancé qu’il ne le croyait. Le premier objet qui frappa ses regards fut la correspondance qui lui avait apporté la nouvelle de sa ruine : il la relut encore. L’espérance que le Diable lui avait rendue et qui l’avait égaré un moment s’effaça devant une nouvelle lecture. Il savait trop bien que le Diable ne lui avait jamais offert une bonne chance que pour l’attirer dans quelque piége. En outre, Satan n’avait-il pas dit : Tu n’es peut-être pas ruiné, mais peut-être l’es-tu plus que tu ne le penses ? Le baron se décida donc à agir comme si sa ruine était certaine. D’ailleurs il n’avait pas entendu vainement le récit de Satan : Eugénie lui semblait la femme telle qu’il l’avait rêvée. Tous les déplaisirs qui étaient nés de sa situation ne l’épouvantaient plus, une fois Ernestine mariée et portant un nom derrière lequel on n’irait pas chercher celui qu’on devait y supposer. Luizzi descendit au salon, résolu à accepter l’offre de madame Peyrol et à se faire admettre en cinquième dans le contrat des prétendants. Cependant une chose l’étonna : ce fut que le jour, au lieu de grandir et de se lever dans toute sa splendeur, baissât sensiblement. Une singulière crainte s’empara de lui : ce récit, qu’il croyait n’avoir duré qu’une partie de la nuit, avait-il été prolongé par le Diable jusqu’à la fin du jour fatal ? Il ne put en douter en traversant la salle à manger, où la table était à peine desservie comme après le dîner. Alors, pris à l’improviste par cette nouvelle ruse du Diable, il courut vers le salon et entra comme un fou au milieu d’un grand cercle silencieusement rangé autour d’une large table. Son entrée et l’étonnement peint sur son visage occasionnèrent un mouvement de surprise ; chacun le regarda avec un air de pitié. M. Rigot s’avança vers lui et lui dit assez haut pour que tout le monde l’entendit :

– Ah ! vous voilà, monsieur le baron ? J’ai appris les mauvaises nouvelles qui vous sont arrivées, et j’ai défendu qu’on allât vous déranger dans votre chambre. Dame ! quand on est ruiné tout d’un coup de fond en comble, cela frappe, surtout vous autres grands seigneurs, qui n’êtes pas habitués à la misère comme nous, pauvres manans. Mais je vous remercie d’avoir assez pris sur vous pour assister à notre fête de famille.

Luizzi, remis un peu de son trouble, balbutia quelques mots et jeta un regard sur Eugénie qui se tenait humblement dans un coin. On voyait qu’elle avait pleuré toute la journée. Elle regarda aussi Luizzi, qui la salua avec un respect qu’il ne lui avait pas montré lorsqu’elle était venue vers lui, mais qu’il essaya de rendre manifeste lorsqu’il allait à elle. Parmi les personnages présents à cette scène, il y en avait un que Luizzi n’avait pas encore vu : c’était le notaire, qui le considérait d’un regard tout particulier à travers le verre de ses lunettes. Il sembla à Luizzi qu’il connaissait cet homme : l’expression de son visage, plus que ses traits, l’avait déjà frappé, et il allait chercher dans ses souvenirs en quel lieu et à quelle époque il l’avait rencontré, lorsque sept heures sonnèrent.

– Voici le moment ! s’écria Rigot ; l’opération va commencer. Mettons d’abord les trois noms de ces dames dans un chapeau ; on les tirera l’un après l’autre pour savoir qui choisira la première. M. le baron va nous rendre ce service, lui qui n’est pas au nombre des concurrents.

– Je n’ai pas dit cela, murmura Luizzi, poussé par l’épouvante de la misère qui l’attendait, et retenu cependant par un reste d’honnêteté.

– Ah ! ah ! fit M. Rigot, la nuit porte conseil, à ce que je vois, monsieur le baron. J’en suis charmé.

Luizzi baissa la tête devant cette injure, qu’il avait trouvé si lâche d’accepter quand elle s’adressait à d’autres qu’à lui. Il entendit alors le petit rire sec et aigu du notaire, et il lui sembla qu’il avait déjà entendu ce rire malfaisant, mais il ne put se rappeler en quelle circonstance. Le petit rire aigre domina le murmure de mécontentement qui s’éleva parmi les concurrents et qui finit par éclater en apostrophes grossières.

– Ah ! ah ! fit l’avoué, M. Rigot a raison ; la nuit porte conseil et la ruine aussi.

– Bon, fit le maître clerc, je suis sûr que, s’il en avait le temps, ce ne serait pas seulement un contrat de mariage que Monsieur voudrait signer.

– La résolution de M. le baron, ajouta le pair de France, lui fait d’autant plus d’honneur qu’elle est plus tardive : ce n’est qu’en face du danger que les grands courages se montrent.

– Je voudrais qu’il y en eût à vous dire que vous n’êtes qu’un fat, reprit Luizzi, pour que vous fussiez bien persuadé de ce courage.

– J’en chercherai la preuve quand il vous plaira.

– Tout de suite, Monsieur.

Et ils s’apprêtaient à sortir quand M. Rigot s’écria :

– Celui d’entre vous qui sortira d’ici pour aller se battre sera exclu du concours.

Il faut dire, à l’honneur du baron, que ce fut M. de Lémée qui s’arrêta le premier. M. Rigot continua :

– Et le premier qui fait une menace sera de même exclu.

– Je n’ai pas prononcé une parole, fit le beau commis d’agent de change.

Le plus absolu silence suivit ce petit incident, et M. Rigot reprit :

– Ma sœur, ma nièce, ma petite-nièce, voici cinq beaux gaillards très-convenables, et de tout âge. Faites attention à bien vous assortir sous ce rapport. La convenance des âges est la première base du bonheur. Récapitulons : M. de Lémée a vingt-cinq ans…

– Trente, vous voulez dire, fit le petit jeune homme en lançant un regard à madame Peyrol.

– Bien ! dit M. Rigot. M. l’avoué est un peu plus âgé, n’est-ce pas ?

– Vingt-neuf ans, s’écria M. Bador en se cabrant devant Ernestine.

– M. Marcoine a…

– Je ne sais pas mon âge, fit le clerc.

– Et monsieur Furnichon ?

– J’ai l’âge qu’on veut.

– Quant à M. le baron, il a trente-deux ans, je le sais. Nous pouvons donc commencer. Mais, puisque M. le baron est du nombre des prétendants, il ne peut plus nous rendre le service de tirer les noms. Ce sera ce drôle d’Akabila qui nous servira d’enfant de loterie. Allons, marche, gredin, ou je me fais des pantoufles avec la peau de ton derrière !

Et avant que le malheureux Akabila eût compris ce qu’on voulait de lui, il fut admonesté par le pied de M. Rigot, lequel sembla aller s’informer de ses futures pantoufles. Le fils de roi comprit, mit la main dans le chapeau, et ramena un nom. C’était celui d’Ernestine. L’avoué, qui était près d’elle, poussa un soupir qui fut répété en chœur par M. Marcoine et M. Furnichon. Akabila plongea encore la main dans le chapeau, et cette fois le notaire lut le nom d’Eugénie. Ce fut le tour de M. de Lémée de pousser un énorme soupir, auquel firent écho le clerc et le commis. Il ne restait plus que le nom de madame Tourniquet, qui fit une horrible moue en disant :

– Après les autres, s’il en reste ; c’est bien régalant !

– Il en restera, gardez-vous d’en douter, dit l’avoué d’un air très-satisfait.

– Et de beaux ! dit le commis.

– Et de bons ! dit le clerc.

– Et de nobles ! fit M. de Lémée.

Luizzi se tut.

– Et de bien amoureux ! cria une voix de la porte du salon.

C’était Petit-Pierre qui entra tout botté en disant :

– C’est vous que je cherche, monsieur le baron ; je viens de la part d’un monsieur de Paris, qui m’a dit que vous alliez tout de suite le trouver ou qu’il allait venir.

– Un moment, dit le notaire, nous ne pouvons pas procéder comme cela ; et, si monsieur se retire, je demande qu’il soit exclu.

Luizzi s’arrêta incertain entre l’espérance que le Diable lui avait donnée et la menace qu’il lui avait faite, et il dit à Petit-Pierre :

– Et quel est ce monsieur ?

– C’est une espèce de grand, sec, noir, qui a un portefeuille sous le bras et deux estafiers qui le suivent ; ça m’a tout l’air d’un homme de justice.

– D’un huissier ? s’écria Luizzi.

– Possible, reprit Petit-Pierre, car il a demandé la demeure du juge de paix, et je l’ai laissé griffonnant sur des papiers timbrés.

– Il paraît que monsieur le baron a des lettres de change sur la place ? dit l’avoué.

– Si j’en ai, je les payerai, dit Luizzi d’un ton de dédain.

– Avec quoi ? reprit le pair de France.

Ce mot fit pâlir Luizzi, et le notaire, après avoir encore ri de son petit rire, reprit :

– En finirons-nous, oui ou non ?

– C’est juste, dit M. Rigot. Que ceux qui n’en veulent pas s’en aillent.

Luizzi fut près de sortir : il sentait bien qu’il se déshonorait aux yeux de cette femme qui lui avait parlé en termes si méprisants des hommes qui poursuivaient les chances de sa dot. Mais il se rappela en même temps qu’il avait accepté des lettres de change montant à une assez forte somme, dans un compte avec son banquier, et qu’il les avait endossées. À la crainte de la misère se joignit celle de la prison, et le baron, à qui la nature n’avait pas départi une dose suffisante de résolution et de bon sens pour le guider dans les moments difficiles, le baron resta. Petit-Pierre se rangea dans un coin, et mademoiselle Ernestine fut appelée à déclarer le choix qu’elle avait fait.

Nous n’avons pas la prétention de peindre le visage des assistants, car des positions semblables à celles que nous racontons se trouvent rarement dans la vie humaine ; mais si l’on veut bien s’imaginer une assemblée d’héritiers au jour de l’ouverture d’un testament, qui prenant un air indifférent et se mordant les lèvres pour en cacher le tremblement, qui la bouche ouverte et les yeux hors de la tête, qui le regard quêteur et trépignant des pieds, des mains, des doigts, du nez, qui la mine défaite et les jambes mal assurées, on aura une idée de la tenue de cette assemblée. Ernestine se leva, baissa gracieusement les yeux, et, tandis que l’avoué soupirait à faire éclater son cœur dans sa peau, elle dit modestement :

– Je choisis M. le comte de Lémée.

Celui-ci, qui regardait amoureusement madame Peyrol, releva soudainement la tête, poussa un cri de joie, courut vers Ernestine, et, lui baisant les mains :

– Vous avez compris mon cœur, lui dit-il, oh ! vous sentiez que je vous aimais et que je vous aimais seule.

Madame Peyrol laissa échapper un sourire de mépris, tandis que l’avoué, se rapprochant d’elle par une savante manœuvre, affectait un air plein de joie et s’écriait :

– C’est tout simple, la jeunesse avec la jeunesse ; c’est un choix très-judicieux, il faut être à peu près du même âge pour être heureux ensemble.

– Quel âge avez-vous donc ? reprit M. Rigot, vous nous avez dit vingt-huit ans.

– J’en ai parbleu trente-cinq bien sonnés, reprit l’avoué en regardant madame Peyrol.

– Qui est-ce qui n’a pas trente-cinq ans ? dit le clerc avec humeur, voilà un beau mérite !

– Et si on ne les a pas, on les aura un jour, dit le commis.

– Silence, silence ! fit M. Rigot, c’est le tour d’Eugénie.

Elle ne quitta pas sa chaise et promena son regard autour d’elle. Puis elle dit, comme si les paroles qu’elle prononçait lui déchiraient la poitrine :

– Je choisis M. le baron de Luizzi.

– Moi ! s’écria Armand.

Il se rappela alors qu’il avait demandé à Satan le secret de la donation et que celui-ci n’avait pas répondu.

– Acceptez-vous ? dit M. Rigot.

– Hé ! hé ! hé ! hé ! fit le notaire.

À ce moment, Luizzi reconnut le rire du Diable et s’arrêta soudainement.

– Acceptez-vous ? répéta M. Rigot.

– Un moment, fit le notaire, monsieur le baron n’était pas là quand on a lu les contrats, et peut-être veut-il en prendre connaissance avant de se décider. Il faut qu’il sache qu’en cas de décès de la femme le contrat donne au mari survivant une part d’enfant ; venez voir cela, monsieur le baron, venez voir.

Luizzi alla vers le notaire, sentant son cœur faillir ; car, en acceptant l’offre de madame Peyrol, il se condamnait peut-être à une misère plus grande que celle qu’il redoutait, si elle n’avait rien de la dot, et c’était peut-être la nouvelle dont le Diable l’avait menacé. Il s’approcha de la table, s’y appuya pour ne pas tomber, et vit à côté des contrats un grand paquet cacheté contenant la donation des deux millions.

– C’est là, dit le notaire en posant ses doigts aigus sur le contrat, lisez !

Armand ne le put pas, sa vue était troublée, il était saisi d’une espèce de vertige.

– Mettez mes lunettes, dit le notaire ; vous verrez mieux, monsieur le baron.

Et sans autre façon le notaire mit ses lunettes sur le nez de Luizzi, en lui montrant toujours du doigt l’endroit où il devait lire. À peine Luizzi eut-il porté les yeux sur le papier, qu’il s’aperçut que les lunettes de Satan lui avaient rendu cette puissance de vision, grâce à laquelle il avait pu lire l’histoire d’Henriette Buré à travers les murs et la nuit. Il regarda alors la donation, il se pencha vers la table, tandis que tout le monde le suivait d’un regard plein d’anxiété, et il lut, sous l’enveloppe de la donation, que M. Rigot donnait la somme de deux millions à Ernestine Turniquel, fille naturelle d’Eugénie Turniquel, femme Peyrol.

– Eh bien ! acceptez-vous ? demanda M. Rigot pour la troisième fois.

Luizzi se laissa aller sur la chaise du notaire, et répondit : « Non. »

Ce fut un cri de joie de tous les concurrents et un cri de honte et de désespoir d’Eugénie. Quant à M. Rigot, il répétait avec rage :

– Non ? ah ! vous dites non… non !… nous verrons… Allons, Eugénie, choisis un autre mari. Je te réponds que ces messieurs accepteront.

– À mon tour de dire non, repartit Eugénie ; donnez votre fortune à ma fille, mon oncle, et laissez-moi aller vivre dans quelque village obscur.

– Eh bien ! non aussi, s’écria Rigot avec emportement ; vous aurez chacune un mari ou vous n’aurez rien.

– Je préfère la misère, dit Eugénie.

– Et moi je garde mes millions.

– Gardez-les, mon oncle ; je n’ai pas oublié que le travail m’a nourrie, je sais travailler.

– Bien, dit Jeanne, et je t’aiderai, moi.

– Ah ! s’écria Ernestine, c’est une indignité !

– Ernestine ! dit Eugénie.

– Oui, Madame, oui, c’est une indignité ! Ce n’est pas assez de m’avoir donné une existence misérable et sans nom, de m’avoir fait passer une enfance honteusement exilée de partout, de m’avoir refusé de me faire connaître mon père qui était un homme d’un grand nom, je le sais. Vous m’enlevez par votre refus la seule chance que j’ai d’avoir un nom et une fortune. Oui, c’est une indignité !

– Oh ! s’écria madame Peyrol en cachant sa tête dans sa main ; Ernestine, ma fille !

– Et tu souffres qu’une drôlesse comme ça te parle avec cette insolence ? reprit madame Turniquel ; ah ! que je lui ferais chanter une autre gamme, moi… !

– Madame, dit Ernestine, je ne sais ce que vous me voulez, je ne vous connais pas.

– Ah ! tu ne me connais pas, malheureuse ! s’écria la vieille Jeanne ; et quand ta mère, au lieu de te mettre aux Enfants-Trouvés comme tant d’autres, travaillait pour te nourrir, qui est-ce qui te berçait et te soignait chez ta nourrice, méchante bâtarde ?

– Si je le suis, s’écria Ernestine, ce n’est pas ma faute, c’est celle de ma mère.

– Oh malheureuse ! malheureuse ! s’écriait Eugénie, en se tordant avec désespoir et en suffoquant de sanglots, malheureuse !

– Et il n’y a pas un honnête homme ici à qui donner cette honnête femme ? s’écria M. Rigot hors de lui.

Le baron eut un moment le désir de courir à Eugénie. Il se leva à moitié de son siége, mais le Diable lui montra la donation du doigt et lui dit :

– Lis, lis.

Luizzi retomba assis sur son fauteuil. L’avoué prit la balle au bond, et comprenant la colère de M. Rigot, il s’écria :

– Monsieur, que madame Peyrol soit riche ou pauvre, il y a ici d’honnêtes gens tout prêts à lui offrir leur main.

– Oui, oui, dirent ensemble le commis et le clerc, oui, nous sommes là.

– Et moi itou, dit Petit-Pierre.

– Eugénie, écoute, dit le vieux Rigot : choisis un mari, ceux-ci ne sont pas si mauvais que je le croyais ; voilà qui me raccommode avec ces Messieurs.

– Non, mon oncle, non, je ne le puis. C’est trop odieux.

– Demandez pardon à votre mère, dit tout bas M. de Lémée à Ernestine, où nous sommes perdus.

Ernestine resta un moment indécise, tandis que Luizzi contemplait cette scène, et, reconnaissant partout la main de Satan, il lui dit tout bas :

– Tu avais raison. Pauvre mère !

– Attends, attends, répondit Satan.

Alors Ernestine s’approcha d’Eugénie, et, se mettant à genoux, elle lui dit d’une voix très-attendrie, mais avec des yeux très-secs :

– Pardonnez-moi, ma mère, c’est un moment de folie et d’égarement… C’est un amour peut-être trop violent qui m’a emportée… Hélas ! vous savez, vous, quelles fautes il peut faire commettre.

– Tais-toi, tais-toi, malheureuse ! lui dit sa mère, ne m’outrage pas dans tes prières comme dans ta colère, tais-toi. Puisque Dieu a marqué ma vie pour qu’elle soit la pâture des autres, je la donnerai jusqu’au bout ; puisque tu ne peux être riche et heureuse que par le dernier sacrifice que je puisse faire, je te le ferai.

Elle s’arrêta, et, se retournant vers l’avoué, elle fut prête à lui parler, mais la force sembla lui manquer, et elle leva un dernier regard sur Luizzi, un regard où elle s’offrait encore à cet homme à qui elle croyait quelque honneur dans l’âme parce qu’il avait refusé. Mais le Diable fit entendre son petit rire aigu, et Luizzi baissa les yeux.

– Monsieur, dit Eugénie à l’avoué, voulez-vous de moi, vous ?

– Oui, Madame, dit M. Bador, et Dieu m’est témoin que je vous honorerai et vous respecterai toujours.

– Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria M. Rigot ; et maintenant, notaire, ouvrez la donation. Je la maintiens, qu’on se marie ou qu’on ne se marie pas ; ceux qui ne seront pas contents n’auront qu’à s’en aller. Lisez, tabellion, lisez…

Le notaire prit lentement la donation et brisa les cinq cachets l’un après l’autre. Il semblait jouer avec l’attente des épouseurs ; le clerc et le commis, désintéressés pour leur part, examinaient en ricanant la figure pantoise des deux épouseurs, tandis que Luizzi regardait tristement la malheureuse Eugénie qui cachait sa tête dans ses mains. Le notaire déploya le papier solennellement, et prit ses lunettes, qu’il essuya pendant quelques minutes.

– Bon, bon, fil M. Rigot, ne vous pressez pas, ça viendra.

Enfin le notaire mit ses lunettes, et, après tous les toussements d’usage, il lut l’acte de donation sans passer une syllabe du protocole barbare de cet acte, puis il arriva au fameux article par lequel M. Rigot déclarait donner la somme de deux millions, actuellement déposés à la banque de France, à sa petite-nièce Ernestine Turniquel, fille naturelle d’Eugénie Turniquel. Ernestine poussa un cri de joie et le comte de Lémée tomba à ses pieds, pendant que madame de Lémée les pressait tous deux dans ses longs bras, démesurément maternels. Eugénie suspendit ses larmes et dit à M. Bador :

– Oh ! Monsieur, pardonnez-moi !

– Laissez, laissez, dit l’avoué ; j’ai un acte en bonne forme dans ma poche, et dès cet instant M. de Lémée vous doit cinq cent mille francs.

– Comment ! s’écria Ernestine à son futur, vous avez osé disposer de ma dot ?

– Et si vous ne l’aviez pas eue ? dit l’avoué.

– Nous discuterons la teneur de l’acte, répondit le pair.

– Il est en règle, repartit l’avoué.

– Nous verrons.

– Très-bien, très-bien, fit M. Rigot, vous savez que vous êtes les maîtres de ne pas épouser, car ce qui est fait est fait, et la dot sera donnée comme il est dit.

– Si monsieur de Lémée veut reconnaître la validité de l’acte ? fit l’avoué.

– Je vous le défends ! cria Ernestine à son futur.

– C’est un acte immoral, dit M. de Lémée, qui m’a été arraché d’une manière subreptice.

– Par exemple ! dit le commis, et mes dix mille francs ?

– Encore ! dit Ernestine.

– Et les miens ? ajouta le maître clerc.

– Et ceux du baron, sans doute ? dit M. Rigot.

– Je ne suis pour rien dans cet infâme marché, Monsieur, dit le baron.

– Hé ! hé ! hé ! hé ! fit le notaire en riant si vite et si aigrement que tout le monde s’arrêta pour l’écouter. C’est que l’acte n’est pas fini, Messieurs, dit-il, écoutez. Et il continua : Ladite somme sera placée sur l’État en rentes à cinq pour cent.

– Bon ! fit le commis, la rente est à cent dix, cela fait 90,909 francs 09 centimes.

– J’aurais trouvé mieux que cela sur hypothèque, fit le clerc.

– Écoutez donc, dit M. de Lémée.

– Et la dite rente, continua le notaire, considérée comme usufruit de la somme de deux millions, sera payée à madame Eugénie Turniquel, femme Peyrol, qui en jouira jusqu’au jour de son décès, sa fille n’en ayant que la nue-propriété.

– Voilà qui est admirable ! s’écria l’avoué.

– Voilà qui est stupide ! s’écria M. de Lémée, et avec quoi voulez-vous que nous vivions pendant ce temps-là ?

– Vous avez votre acte qui vous assure cinq cent mille francs, dit le clerc. M. Bador le trouvait si bon tout à l’heure !

– En effet, reprit M. de Lémée, et cette transaction…

– Est nulle, dit aussitôt l’avoué ; je ne touche pas, je ne peux pas payer.

– Vous êtes un fripon, dit le pair.

– Et vous un misérable.

– Voyons, s’écria M. Rigot de sa voix de stentor, acceptez-vous, monsieur le comte, oui ou non ?

– Ma foi ! dit le pair en se promenant à grands pas, deux millions à attendre je ne sais combien de temps… c’est un bel avenir, sans doute, mais un avenir bien éloigné…

– Ah ! Monsieur, voilà votre amour ! fit Ernestine.

– Eh ! Mademoiselle, reprit-il, votre mère est bien jeune !

– Quelle horreur ! s’écria Eugénie.

– Ne vous tourmentez pas comme ça, fit l’avoué, vous vous rendrez malade.

Eugénie se détourna encore et rencontra le regard de Luizzi qui semblait celui d’un homme pris de vertige.

À ce moment, M. Rigot s’écria encore :

– Eh bien ! monsieur le comte, acceptez-vous ?

Le comte hésita, et le notaire lui dit tout bas :

– Madame Peyrol est jeune, mais la grand’mère est vieille, et, en l’amadouant un peu, vous aurez avant deux ans le million qui lui revient.

– C’est vrai, dit Ernestine.

– Eh bien ? eh bien ? fit M. Rigot.

– J’accepte, dit le comte.

– Faut-il des chevaux de poste à ces messieurs de Paris ? fit Petit-Pierre.

– Que le diable t’emporte ! s’écria le clerc.

– Cela ne lui manquera pas, repartit le notaire.

– Que le diable vous emporte tous et moi aussi ! reprit le commis furieux.

– C’est son devoir, dit encore le notaire, et il le remplira.

Puis il continua :

– Tout n’est pas fini, nous avons encore à connaître le choix de madame Turniquel.

– C’est vrai, dit Petit-Pierre en s’avançant d’un air galant.

– Je n’en suis pas, moi, d’abord, s’écria le commis.

– Ni moi, repartit le clerc.

– En ce cas, répliqua le notaire, il n’y a plus que Petit-Pierre et le baron de Luizzi.

– Moi ? s’écria Luizzi.

– Il est bon de remarquer, dit le tabellion d’une voix si aigre qu’elle se fit entendre par-dessus le murmure de tout le monde, que le contrat de madame Turniquel est tout à fait à l’avantage du futur ; car, au lieu d’avoir un million constitué en dot, elle reconnaît que le futur apporte un million, ce qui fait que ledit futur est le véritable propriétaire de la fortune et en peut disposer de son plein gré.

– C’est bien différent ! s’écria le commis.

– Cela change la thèse, reprit le clerc.

– Du tout, du tout, dit la vieille ; vous avez fait les dégoûtés, merci de vous, messieurs les mirliflors !

– C’est juste, fit Petit-Pierre ; des muscadins, c’est pas ça votre affaire, la belle Jeanne.

– Peut-être que si, fit madame Turniquel ; et, puisque ma petite-fille qu’est si fière est comtesse, je ne serai pas fâchée d’être baronne.

– C’est comme ça ? dit Petit-Pierre ; adieu, Jeanne, vous méprisez vos vieux amis, vous vous en repentirez.

Il fit mine de sortir, puis il revint tout à coup.

– À propos, dit-il, monsieur le baron à quatre chevaux, je m’en allais sans vous remettre une lettre que m’a donnée ce grand sec noir, je l’avais oubliée dans ma poche.

Petit-Pierre jeta la lettre sur la table, et Luizzi la prit pour la lire, pendant que chacun allait et venait dans le salon, l’avoué calmant Eugénie, et M. de Lémée se querellant avec Ernestine parce que l’héritage de la grand’mère leur échappait. La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur, un jugement de prise de corps exécutoire sur l’heure a été rendu contre vous pour une somme de cent mille francs. Toutes mes mesures sont prises pour vous arrêter, les autorités sont informées ; veuillez donc me solder le montant de votre condamnation ou vous rendre vous-même à Mourt où je vous attends, si vous voulez éviter le désagrément et le scandale d’une arrestation publique.

« LALOGUET, garde de commerce. »

– Un million ! s’écria le notaire, comme pour ramener l’ordre et le calme dans la société ; un million, vous avez entendu ? un million dont le futur conjoint aura la propriété et la libre disposition !

– Est-ce que tu renonces tout à fait, Petit-Pierre ? dit M. Rigot.

– Elle ne veut pas de moi, l’ingrate ! dit le postillon d’un ton pleurard.

– Ne t’en va pas, Petit-Pierre ; car, si je ne suis pas baronne, je veux être paysanne, tout l’un ou tout l’autre.

– Voilà qui est bien dit, repartit le notaire, tout l’un ou tout l’autre : c’est le sort de bien des gens, riches ou pauvres, menant joyeuse vie ou pourrissant à Sainte-Pélagie.

– Voyons, dit M. Rigot, est-ce que vous dormez, baron ? êtes-vous mon beau-frère ou mon prisonnier ? car je vous préviens que c’est moi qui suis porteur de la lettre de change, et je vous jure que vous ferez vos cinq ans. Voulez-vous… une fois ?

Le baron s’enfonça les ongles dans la poitrine.

– Deux fois ?

Le baron se déchira la peau avec rage.

– Trois fois ? c’est la dernière, voulez-vous ?

– Oui ! s’écria le baron en se levant et en regardant autour de lui avec un tel air de menace qu’aucun rire, qu’aucun mot n’osa sortir de la bouche de personne.

– Ç’a été dur, dit M. Rigot.

– Pas tant que je le croyais, fit le notaire.

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