XVIIIRENCONTRES.

Il vit Juliette, Henri et Caroline qui, penchés sur son lit, l’empêchaient de se briser les membres dans les horribles convulsions que le tétanos avait fait succéder à son immobilité. Malgré les douleurs atroces qu’il éprouvait, il avait, comme il arrive souvent dans cette inexplicable affection, la parfaite perception de tout ce qui se passait autour de lui et l’entier usage de sa raison. En voyant Henri et Juliette qui lui prodiguaient des soins empressés, le baron dut se dire qu’il avait été durant quelques heures sous l’empire d’un délire extravagant, et dans ce moment une idée soudaine sembla venir l’éclairer sur le danger de sa position. Il se rappela que déjà, à deux reprises, il avait été pris pour un fou ; il comprit qu’étant sans cesse sous l’obsession des révélations du Diable, toute chose certaine devenait un doute pour lui, toute apparence un mensonge, qu’il traduisait en crimes et en vices tout ce qu’il ne pouvait expliquer autrement. Alors la crainte de voir cette propension de son esprit s’arrêter à une idée fixe et se tourner en démence s’empara tellement du baron, qu’il résolut de ne plus chercher à sonder les mystères de la vie et de continuer à marcher comme le vulgaire des hommes, en se guidant, non plus sur les fausses clartés de l’enfer qui teignaient tout d’une sanglante couleur, mais à l’aide des simples lumières de son jugement, et en regardant les choses et les hommes de leur meilleur côté. Peut-être Luizzi fit-il alors à l’égard du Diable ce qu’Orgon fit à l’égard de Tartufe. Quand l’hypocrite a quitté la maison du bourgeois crédule, celui-ci s’écrie : C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien. Une fois que Luizzi voulut chasser de sa tête cette manie d’apprendre, il s’écria en lui-même : Maintenant, je croirai que tous sont gens de bien.

La convalescence assez pénible qui suivit ce grave accident, si rebelle à la guérison, dissipa entièrement toutes les craintes de Luizzi, que la maladie avait exalté jusqu’à une si épouvantable vision. Henri fut pour lui d’une attention extrême. Quant à Juliette, elle lui tint fidèle compagnie, lui faisant des lectures, causant avec une bonhomie, une grâce et une modestie qui ne se démentaient point. Elle n’en avait que plus d’attraits pour le baron ; car à ce charme d’une société douce et facile elle joignait cet enivrement magnétique que le baron subissait toujours malgré lui. Enfin, lorsqu’il fut capable de sortir, il était tout à fait amoureux de Juliette, ou plutôt, pour en revenir à la singulière passion que lui inspirait cette femme, il la désirait comme un séminariste et la redoutait comme un enfant. Un notable changement eut lieu, du reste, dans la position du baron. De même qu’il avait envoyé le marquis de Bridely pour avoir des nouvelles de M. de Mareuilles, de même celui-ci avait chargé le jeune du Bergh de s’informer de la santé d’Armand. Ces visites s’étaient renouvelées chaque jour des deux côtés. Gustave avait trouvé le moyen de dire chez madame de Marignon, où Mareuilles demeurait depuis qu’il était son gendre, qu’il avait, lui, marquis de Bridely, soixante mille livres de rente, et cela sembla une excuse pour les peccadilles passées ; sa tentative d’escroquerie devint une folie de jeune homme à qui l’espoir d’une grande fortune avait permis d’être moins circonspect qu’un pauvre diable, attendu la certitude qu’il avait de pouvoir grandement réparer ses torts. On s’était accoutumé à le voir ; et, s’il n’était pas des intimes de la maison, on laissait cependant échapper avec quelque vanité le nom du marquis de Bridely parmi les beaux noms des jeunes gens qui fréquentaient la maison de madame de Marignon. On murmura même que la belle et jeune madame de Mareuilles regrettait, sinon la personne et la fortune de Gustave, du moins son titre de marquis. D’une autre part, Luizzi avait reçu avec politesse les visites d’abord cérémonieuses, ensuite plus amicales de M. Edgard du Bergh. L’air fin et doux de ce très-jeune homme, qui baissait les yeux comme une fille et parlait d’une petite voix mièvre et flûtée, avait plu à Luizzi. Il l’avait invité à venir pour son compte, et Edgard avait profité de l’invitation. Il en était résulté une espèce de rapprochement par intermédiaires entre Luizzi et M. de Mareuilles ; et le baron, sans envie de pousser les choses plus loin, mais en homme qui sait vivre, consacra sa première sortie à son adversaire, dont la guérison était beaucoup moins avancée que la sienne.

La réconciliation de deux hommes qui s’étaient assez bravement battus l’un contre l’autre pour mêler à leur combat des quolibets, quelque mauvais qu’ils fussent, n’était pas difficile à amener. Mareuilles tendit la main à Luizzi ; ils s’embrassèrent et ne s’en voulurent plus, car ils étaient trop libres de se haïr ouvertement pour se garder une rancune cachée. D’ailleurs ils n’avaient guère voulu que se tuer l’un l’autre, et on ne s’en veut pas dans le monde pour si peu. Si Mareuilles et Luizzi avaient été rivaux pour une cause politique, pour des succès de femmes, pour une supériorité de chevaux ou de coupe d’habit, c’eût été une haine à mort ; mais pour du sang, il n’y avait que des manants qui auraient pu se le rappeler. Après avoir vu Mareuilles, Luizzi demanda à voir madame de Marignon, par laquelle il fut reçu avec cette grâce de bonne compagnie d’une femme qui sait oublier et se souvenir à propos. Luizzi chercha à retrouver dans cette vieille dame si bien tenue, si posée, si digne, la folle Olivia, la libertine Olivia, et il reconnut qu’il y avait, au-dessous de cette apparence de roideur un fond d’indulgence et de facilité qui obéissait aux pruderies dont elle était entourée, mais qui les détestait. Madame du Bergh, qui se trouvait là, remercia Luizzi du bon accueil qu’il avait fait à son fils. Il retrouva madame de Fantan, qui lui annonça que sa fille était mariée, puis la belle madame de Mareuilles. Luizzi sortit de chez madame de Marignon tout à fait raccommodé avec ce monde que le Diable lui avait montré si odieux. D’ailleurs, depuis sa première et fatale maladie, le baron s’était si souvent trouvé en contact avec les vices ridicules et grossiers de la bourgeoisie et du peuple, qu’il se sentit revivre dans l’atmosphère facile et légère de ce salon ; il écouta avec un plaisir tout nouveau cette parole dorée et flatteuse des gens qui ont du savoir-vivre, et il se promit bien de ne plus recommencer ses perquisitions hors de cette sphère élevée.

Cependant quelques jours s’étaient à peine écoulés depuis la première sortie de Luizzi, lorsqu’il reçut une lettre de Barnet, qui avait quitté Paris deux jours après le fameux duel. Dans cette lettre, le notaire conjurait le baron de venir à Toulouse pour mettre ordre à ses affaires, et il lui faisait part d’un projet qui sourit assez à Armand. Le député d’un arrondissement où Luizzi avait ses plus riches propriétés venait de mourir, une nouvelle élection allait être faite. Barnet, qui disposait d’un assez grand nombre de voix, ne voulait les donner, par opinion, ni au candidat de l’opposition extrême gauche, ni au candidat légitimiste ; il ne voulait pas, en outre, pour cause de haine particulière, les donner au candidat ministériel qui avait emporté sur lui une place de receveur particulier que Barnet eût préférée à son étude ; il les offrait donc au baron, à qui il assurait le succès s’il voulait venir lui-même tenter la chance. Le baron fit part de cette lettre à sa famille, dont Juliette faisait presque partie, et ce fut avec un vif sentiment de plaisir qu’il vit pour la première fois cette jeune fille s’animer dans l’expression des vœux qu’elle faisait pour lui et se complaire dans le tableau brillant qu’elle traçait de l’avenir d’un homme politique. Luizzi se laissa d’abord gagner à cet enthousiasme ; mais il se rappela à quelles investigations sont soumis les malheureux candidats, et il eut peur que son passé ne fût pas facile à expliquer à des électeurs bourgeois et très-peu fantastiques. Cependant une étrange découverte et un événement non moins étrange le poussèrent à accepter. En effet, se trouvant quelques jours après chez madame de Marignon, il parla d’un ton assez dégagé de la candidature qu’on lui offrait. Ce fut de tous côtés un concert de félicitations sur sa bonne fortune.

– Vous vous ferez élire, n’est-ce pas ? lui dit un vieux monsieur à figure cambrée et aristocratique ; il serait temps que la France se fît représenter par quelques noms qui pourraient lui rappeler que toute sa gloire n’appartient pas à cette époque. Les Luizzi datent, dans l’histoire, de la guerre des Albigeois ; on les (trouve à côté des Lévis et des Turenne dans ces mémorables événements.

– Il serait temps aussi, mon cher monsieur d’Andeli, reprit madame de Mareuilles, que nos députés ne fussent pas tous des avocats de canton, des médecins de campagne ou des marchands de fer et de cotonnade. Ces messieurs, avec leurs habits marron, leur linge malpropre et leurs mains sans gants, envahissent tous les salons ; ils sont chez le roi, ils sont chez les ministres, ils sont partout, et une pauvre femme ne sait à qui parler, à moins qu’elle veuille discuter l’impôt sur le sel ou le tarif des douanes. Ils ne dansent pas, ils n’écoutent pas, ils ne rient pas.

– C’est vrai ; mais ils votent, dit une dame qui passait pour faire des mots charmants ; c’est leur grande affaire.

– Et surtout celle des ministres, ajouta un monsieur qui était renommé pour la hardiesse de ses opinions.

– En vérité, ma chère Lydie, reprit une jeune femme dont Luizzi ne pouvait apercevoir les traits, car elle était adossée à une fenêtre et presque cachée sous son chapeau, mais dont la voix le frappa singulièrement, en vérité, dit-elle, je ne suis pas de votre avis. Vous feriez bien mieux de ne pas nous enlever les derniers hommes de salon qui nous restent, et de ne pas conseiller à monsieur le baron d’aller se perdre dans cette cohue d’honorables fort honorables, je veux le croire, mais qui suent la politique et l’ennui à empester tout un salon dès qu’ils y entrent. C’est un mal qui se gagne, une odeur dont on s’imprègne ; et tenez, mon mari, qui a à peine l’âge requis pour occuper son siége à la chambre des pairs, est déjà empoisonné de cette manie. Quand il rentre d’une séance de la chambre haute, c’est comme M. de Mareuilles quand il revient du club des jockeys ; mon mari sent la politique et le vôtre le tabac. J’aime presque autant un capitaine de la garde nationale.

Luizzi cherchait à se rappeler où il avait entendu cette voix, lorsqu’il fut distrait par l’accent mâle et hardi d’une autre femme qui, grandement belle dans toute l’étendue du mot, repartit avec une sorte d’impétuosité passionnée :

– Et que voulez-vous qu’on fasse à notre époque, si on ne se livre pas à la carrière politique ? Le but de tout homme qui a l’intelligence de sa force n’est-il pas, toujours et en tout lieu, d’imposer sa supériorité à ses rivaux, et de se faire un nom et un pouvoir dont on soit obligé de reconnaître l’ascendant ? La carrière politique est la seule qui, aujourd’hui, puisse mener à ce but ; tout homme qui a quelque ambition virile doit donc la suivre.

– À ce compte, dit la jeune femme d’un ton assez aigre, vous eussiez trouvé bon que, dans les jours les plus abominables de la révolution, un homme d’honneur eût recherché ce pouvoir et ce renom dont vous parlez ? Vous eussiez approuvé qu’un vrai gentilhomme se fît, par exemple, le soldat de Bonaparte pour arriver à une épaulette de général ou à un bâton de maréchal, et qu’un marquis de vieille race se fît sénateur pour être comte de l’empire ?

– Assurément, Madame.

– Voilà des sentiments qui m’étonnent de la part de la comtesse de Cerny, de la fille du vicomte d’Assimbret, d’une femme qui porte deux des plus beaux noms de France !

– Et que je ne m’étonne pas, moi, répondit avec dédain la belle femme, de ne pas voir partager à la comtesse de Lémée !

– La comtesse de Lémée ! s’écria Luizzi… Fille Turniquel, murmura-t-il en lui-même, comme s’il eût voulu achever la pensée de madame de Cerny.

– Moi, dit la jeune femme en saluant gracieusement Luizzi, moi, monsieur le baron, qui étais curieuse de savoir si vous me reconnaîtriez.

– Ah ! vous vous connaissez, dit madame de Marignon, voulant rompre le cours des reparties qui commençait à s’aigrir entre ces deux dames.

– Nous avons passé quelques jours ensemble chez M. de Rigot, mon oncle, dit madame de Lémée. J’espère, monsieur de Luizzi, que vous ne m’en voulez pas du méchant procès qu’il vous a fait ? Il l’a perdu, et j’en suis ravie. C’est un peu la faute d’un certain M. Bador, à qui il en avait confié la direction ; mais, quoique sa maladresse m’ait fait perdre d’assez belles espérances d’héritage, j’en remercie ce cher monsieur, puisqu’il a fait qu’il ne peut y avoir aucune rancune entre nous.

Luizzi écoutait, admirant l’imperturbable aplomb de mademoiselle Ernestine Turniquel, lorsque celle qu’on avait appelé la comtesse de Cerny dit à Luizzi :

– Ah ! vous avez connu monsieur… de Rigot ?

– J’ai eu cet honneur, répondit assez froidement le baron, qui désirait se mettre du parti de madame de Lémée, afin qu’elle le ménageât de son côté, tandis qu’il cherchait à se rappeler où il avait entendu prononcer ce nom de Cerny.

– Je vous en félicite bien sincèrement, Monsieur, reprit la comtesse d’un ton presque impertinent et en regardant Luizzi attentivement.

Madame de Marignon, voulant encore rompre la conversation sur le compte de Rigot, dit à Luizzi :

– Et pourrait-on savoir dans quel département vous comptez vous faire élire ?

– Dans l’Aude, dit Luizzi, à N…

– Mais vous avez là un terrible concurrent, dit le vieillard qui avait parlé le premier.

– Qui donc, mon cher d’Andeli ? demanda madame de Marignon.

Ce nom avait déjà été pour Luizzi un sujet d’étonnement, et il faisait de fâcheuses réflexions, en voyant chez madame de Marignon et sur ce pied d’intimité le père de l’infortunée Laura, lorsque celui-ci reprit :

– Oui, monsieur le baron, vous avez un terrible concurrent, un homme qui peut compter sur les efforts de tous nos amis politiques.

– Et c’est ?…

– M. de Carin, dit le marquis.

– M. de Carin ?… répéta Luizzi.

– Le connaissez-vous donc aussi ? reprit la comtesse avec un intérêt très-marqué.

– Oui, beaucoup… beaucoup… répondit lentement Luizzi, devenu pensif à tous ces noms évoqués un à un comme pour le frapper de mille affreux souvenirs…

– Ah ! reprit madame de Cerny, voilà ce que j’appelle un homme de cœur et de haute capacité. Avec un caractère moins ferme que le sien, c’était une vie manquée ; marié à une idiote qui a fini par devenir folle, il a eu à subir de tels chagrins que tout autre y eût succombé.

– Du moins n’a-t-il pas eu celui d’être trompé par sa femme, dit le baron amèrement.

Tout le monde éclata de rire, et madame de Cerny devint rouge jusqu’au blanc des yeux.

– Allons, reprit en riant madame de Fantan, il faut tout pardonner à la folie : la pauvre femme ne savait ce qu’elle faisait. D’un autre côté, Cerny avait été fort dérangé avant de vous épouser, et on ne perd pas si vite de mauvaises habitudes.

Ceci rappela à Luizzi que le comte de Cerny était celui qui avait essayé d’être moins grossier que les autres hommes qui entouraient madame de Carin. Pendant qu’il réunissait un à un tous ces souvenirs, des regards équivoques couraient autour de ce cercle comme des éclairs à l’horizon. Mais madame de Cerny les arrêta d’un coup d’œil impérieux et reprit :

– Quoi qu’il en puisse être, M. de Carin a cherché une distraction à ses malheurs dans une vie noblement occupée, et il en a triomphé. Ah ! monsieur le baron, si M. de Carin est le concurrent que vous avez à combattre, je désespère de votre succès.

– Eh bien ! je le tenterai, reprit Luizzi avec une énergie dont personne ne devina le secret, et qui venait de l’indignation qu’avaient fait naître en lui les éloges de la comtesse pour M. de Carin et la calomnie des autres contre l’infortunée Louise ; je le tenterai, et peut-être ne serai-je pas aussi malheureux que vous le pensez.

– C’est un courage que j’honore, repartit madame de Cerny.

– Faites-en donc provision, reprit le vieux marquis d’Andeli. Carin m’a écrit qu’il avait déjà un concurrent redoutable, un riche maître de forges du pays, un certain capitaine Félix Ridaire.

– Félix Ridaire ! répéta Luizzi.

– Oui, et M. de Carin est d’autant plus inquiet qu’à part ses opinions, qui sont fort exagérées, on dit que ce M. Ridaire est un homme d’une capacité incontestable et d’une probité au-dessus de tout soupçon.

– Le capitaine Félix Ridaire ! répéta Luizzi en souriant dédaigneusement.

– Le connaîtriez-vous aussi ? s’écria-t-on de tous côtés.

– Oui, oui, dit Luizzi avec la même expression énergique : je le connais et je combattrai ce concurrent comme l’autre.

– Vous connaissez toute la terre ! dit la comtesse en riant.

Luizzi s’approcha d’elle, pendant que quelques personnes qui se levaient faisaient rompre le cercle avec bruit.

– Et je crois avoir l’honneur de vous connaître aussi, dit-il tout bas à la comtesse.

Cette réponse de Luizzi lui avait été dictée par un singulier sentiment de dépit contre tous ces éloges si libéralement accordés à des gens qu’il en savait si complètement indignes. D’un autre côté, si le nom de madame de Cerny lui avait rappelé le récit de madame de Carin, le nom d’Assimbret lui avait remis en mémoire le vicomte libertin, habitué de la maison de la Béru, qui avait si gaiement volé à Libert les nuits de son Olivia et si rudement chassé ce rustre de Bricoin. Un vague désir de troubler cette femme en lui disant qu’il était dans la vie de chacun des choses avec lesquelles on peut le dominer poussa le baron, et, lorsque la comtesse lui répondit en riant :

– Je ne crois pas, monsieur le baron…

Celui-ci continua :

– Cependant, Madame, je pourrais vous expliquer comment une femme telle que vous, oubliant avec indulgence les égards de position qu’elle doit au nom du comte de Cerny, se trouve chez madame de Marignon par complaisance sans doute pour son nom de mademoiselle d’Assimbret.

– Quoi ! Monsieur, dit rapidement la comtesse d’un ton alarmé et en jetant un regard significatif sur madame de Marignon, vous savez… ?

– Beaucoup de choses, dit Luizzi, encouragé par l’effet qu’il produisait ; et peut-être aussi, continua-t-il, pourrais-je vous rassurer sur le résultat des attentions de M. de Cerny pour l’infortunée madame de Carin.

Ce mot qui, pour Luizzi, ne faisait allusion qu’à l’innocence de Louise dont il se croyait assuré, sembla confondre madame de Cerny. Une rougeur subite se répandit sur son visage, elle regarda Luizzi avec un singulier effroi et balbutia d’une voix altérée :

– C’est impossible… Monsieur… vous ne savez pas…

– Je sais tout, repartit Luizzi, charmé de pousser jusqu’au bout cette mystification dont le succès était si inattendu pour lui.

Et, tandis que madame de Cerny le suivait d’un regard épouvanté, il la salua et sortit en se disant : « Il n’y a donc aucune femme sur la vie secrète de laquelle on ne puisse frapper, même au hasard, sans y éveiller le souvenir d’une honte ou d’un remords ? » Cette réflexion attrista Luizzi ; il fut au moment de rentrer dans tous ses doutes sur le compte de Henri et de Juliette. Cependant il réfléchit que, pour ce qui concernait madame de Carin, il n’avait d’autres renseignements que ceux qu’il avait puisés dans le manuscrit de cette infortunée. Il se souvint que le Diable l’avait laissé dans le doute sur la véracité du récit de Louise et que son histoire avait tout le caractère d’une idée fixe ; d’un autre côté, il se dit qu’en supposant même que cette histoire ne fût pas le résultat d’une folie, il était assez naturel que madame de Carin n’y eût point fait l’aveu d’une faiblesse qui eût pu donner des armes contre elle. En conséquence de ces bonnes raisons, l’indignation qui avait poussé Luizzi lorsqu’il avait entendu parler de M. de Carin et de Félix se calma devant le doute qui le prit, et la résolution où il avait été un moment de se servir contre eux, dans sa lutte électorale, de ce qu’il savait sur leur compte, lui parut tout au moins imprudente. Il était dans ces dispositions au moment où il rentrait à son hôtel ; il se repentait de l’entraînement qui l’avait conduit à se prévaloir un moment de connaissances dont il ne pouvait révéler l’origine, lorsqu’une autre voiture que la sienne s’arrêta à sa porte. Le valet de pied ouvrit la portière, et Luizzi put remarquer que le brillant équipage était occupé par une femme. Du fond de la porte cochère où il était descendu il put entendre une voix qui dit avec vivacité :

– Tout de suite pour M. le baron de Luizzi… puis à l’hôtel.

Une main élégante, d’une grande richesse de forme et d’une blancheur éblouissante, remit un billet au domestique qui ferma la portière. Celui-ci entra chez le concierge et lui jeta le billet en lui répétant l’ordre de sa maîtresse.

– Tout de suite pour M. le baron de Luizzi.

Puis il remonta à son poste en criant au cocher :

– À l’hôtel !

Et l’équipage disparut au grand train de ses deux superbes chevaux. Le baron avait cru reconnaître la voix de la femme qui avait parlé, et il ne s’était pas trompé. Illut le billet, qui était ainsi conçu :

« Monsieur,

« Les paroles que vous m’avez dites rendent une explication indispensable entre nous. Je crois m’adresser à un homme d’honneur, je n’hésite donc pas à vous dire que je vous attends ce soir à dix heures. Nous serons seuls.

« LÉONIE DE CERNY. »

Ce billet charma d’abord Luizzi, et il se fit un assez doux devoir de répondre à une telle invitation. Mais, en y réfléchissant bien, il pensa qu’il serait fort embarrassé de résoudre les doutes de madame de Cerny ; il reconnut que le peu qu’il savait des relations du comte et de Louise ne suffirait pas à une femme sans doute très-jalouse. Car il fallait un sentiment bien puissant pour la pousser à une démarche aussi extraordinaire que celle qu’elle venait de faire ; il se dit enfin que dans tous les cas il lui faudrait expliquer la source de tous ces renseignements, et Luizzi ne se souciait nullement de raconter d’aucune façon comment il avait pu entrer dans la maison de fous habitée par madame de Carin. Il en conclut qu’il serait plus facile et plus raisonnable d’écrire un billet d’excuse, et il monta chez lui en se réservant d’y réfléchir.

Il trouva tout le monde assemblé chez Caroline. On projetait une partie de mélodrame à la Porte-Saint-Martin, et tout le monde était d’un entrain complet. Caroline surtout semblait ravie, et Juliette était d’une gaieté charmante ainsi que Henri. Luizzi, du reste, avait remarqué que les manières du lieutenant s’étaient polies au contact des gens comme il faut, et il s’associa facilement à la joie commune. Le jeune du Bergh et Gustave étaient de la partie. Luizzi refusa d’y aller sous prétexte de santé et parce que d’ailleurs, dit-il, il avait vu cette pièce. Il voulut être libre, sans parti bien arrêté cependant de se rendre chez madame de Cerny. Seulement, pendant le dîner, il parla de sa visite chez madame de Marignon ; il nomma la comtesse avec affectation, pour voir si Edgard du Bergh pouvait lui apprendre quelque chose sur son compte. Il fut satisfait, sinon dans sa curiosité, du moins dans le but qu’il s’était proposé ; car Edgard parla de madame de Cerny avec un enthousiasme ardent pour sa beauté et le respect le plus profond pour sa vertu. Cette fois encore Luizzi, en écoutant du Bergh, laissa échapper l’occasion de remarquer le trouble que le nom de Cerny produisit sur Juliette ; mais il était tout à la comtesse, et il répondit à Edgard :

– Je sais combien elle est belle, dit le baron, je ne doute pas qu’elle ne soit irréprochable ; mais ne la croyez-vous point très-jalouse ?

– Elle ? s’écria du Bergh, pas le moins du monde, je vous jure. Sans être mal avec la comtesse, nul ne mène une vie plus indépendante que son mari. Je ne la crois pas jalouse par caractère, et le comte, d’ailleurs, ne lui en donne guère le sujet. Après avoir été l’un des hommes les plus à la mode de Paris, il a changé tout à fait de manière de vivre, il a tourné à l’ambition, et comme sa femme a, je le crois, plus de cette passion dans le cœur que d’aucune autre, ils s’entendent à merveille.

Ces renseignements ne concordaient pas avec l’effroi de la comtesse à propos des paroles de Luizzi sur la prétendue intrigue de M. de Cerny et de madame de Carin ; il demeura donc dans sa perplexité et laissa sa compagnie se préparer au plaisir des horreurs de la Tour de Nesle, qui était alors dans sa nouveauté. Chacun était allé s’apprêter ; Juliette seule était restée dans le salon avec le baron, qui réfléchissait à part lui. Alors la jeune fille, l’arrachant à sa rêverie, lui dit fort simplement :

– J’ai bien peur que nous n’ayons pas grand amusement au spectacle, car vous n’avez pas voulu braver, pour nous accompagner, l’ennui d’une seconde représentation.

– Vous avez tort, dit Luizzi nonchalamment, cette pièce est au contraire d’un intérêt très-vif, et, si je n’étais bien faible encore…

– Et quel est le sujet de cet ouvrage ?

– Le sujet ? dit Luizzi en regardant Juliette… Ma foi, il est assez difficile à expliquer. Je laisse à l’auteur le soin de s’en charger…

– Il s’agit d’une reine de France, dit Juliette, qui avait des amants…

– Qu’elle faisait jeter dans la Seine après des nuits d’ivresse et d’orgie, répondit le baron.

Le visage de Juliette s’éclaira d’un regard fauve et d’un sourire luxurieux, et le baron fut frappé de l’idée soudaine qu’une nature comme celle de Juliette pouvait expliquer la férocité et la lubricité des crimes attribués à Jeanne de Bourgogne. Par un mouvement emporté du désir incessant que cette femme réveillait en lui, il se rapprocha d’elle et lui dit :

– Il y a dans ce drame une peinture merveilleuse de ces plaisirs frénétiques, de ces baisers furieux, de ces ivresses délirantes où jette l’amour, et ce tableau vous surprendra, j’en suis sûr.

Juliette leva sur Luizzi des yeux humides où son regard tremblait comme les rayons d’une étoile dans la brume. Armand en fut pour ainsi dire inondé. Dans un mouvement irréfléchi, il osa prendre Juliette dans ses bras, et, plus hardi qu’il ne l’avait été jusque-là, il l’attira sur ses genoux, chercha ses lèvres de ses lèvres, et l’attacha à lui. Juliette sembla se tordre sous ce baiser ; mais, s’arrachant encore une fois à Luizzi, elle s’enfuit en s’écriant :

– Oh ! non ! non ! non !

Luizzi allait peut-être se décider à suivre Juliette au spectacle, persuadé que cette jeune fille cachait sous sa réserve un amour qui la dévorait et qui la lui livrerait le soir même, s’il savait profiter de l’exaltation que pouvait faire naître en elle un drame pareil à la Tour de Nesle ; mais, au moment où il flottait entre le désir de posséder Juliette et l’obligation de se rendre à l’invitation de la comtesse, il reçut un nouveau billet ainsi conçu :

« M. le baron de Luizzi ne m’a pas fait dire s’il se rendrait à mon invitation. J’attends sa réponse, et j’attends surtout M. de Luizzi. « LÉONIE. »

Encore une fois le baron se dit qu’il serait mal d’abuser de la faiblesse de l’amie de sa sœur ; et, pour ne pas céder à une nouvelle tentation, il répondit sur-le-champ qu’il aurait l’honneur de se présenter à dix heures chez madame de Cerny. Pendant ce temps, il avait entendu Henri et Caroline causer gaiement et rire dans leur chambre, où ils étaient allés depuis longtemps achever leur toilette. Juliette rentra cependant avant eux, et, comme on les entendait approcher en s’appelant avec la douce familiarité du bon ménage, Juliette alla vers le baron et lui dit :

– Il faut que je vous parle ce soir absolument.

– À quelle heure ?

– À notre retour du spectacle.

– Il sera minuit, dit Luizzi qui calculait qu’il pouvait être de retour de chez madame de Cerny.

– À minuit soit, plus tard s’il le faut, dit Juliette…

– Où vous verrai-je ?

– Chez moi, si vous ne craignez pas d’y monter, quand moi je ne crains pas de vous y recevoir.

Luizzi fit un signe de consentement et chercha la main de Juliette, qui la retira en disant d’un air particulier et avec un soupir violent :

– Nous verrons… nous verrons…

Henri et sa femme rentrèrent, puis bientôt après Gustave et Edgard, et ils partirent. Luizzi resta seul à réfléchir sur ses deux rendez-vous, et voici les pensées qui lui vinrent à ce propos : « Plus je regarde le monde, plus je vois que la chose qui y tient le plus de place, c’est l’amour ou, ce qui passe pour l’amour, le plaisir. Les femmes ne s’occupent guère d’autre chose légitimement ou illégitimement. Or il est difficile qu’elles s’en occupent tant, si les hommes ne s’en mêlent pas un peu ; seulement ils dédaignent de paraître y trop penser, non par discrétion, mais par vanité, et pour se faire considérer comme des esprits graves et rassis. Il me semble donc que le rôle de curieux que je joue au milieu de tout cela est assez niais. Voici une double occasion d’en sortir. Juliette sera à moi quand je le voudrai, cette nuit même si je le veux ; mais une femme dont la défaite me charmerait bien autrement, ce serait madame de Cerny. Une femme vertueuse, une femme à idées arrêtées ; cela doit être un triomphe flatteur et un adorable passe-temps ! »

Pour bien faire comprendre ce caprice du baron, qui abandonnait Juliette en pensée pour se reporter vers madame de Cerny, il faut dire encore que cette fille si singulière n’agissait absolument que sur les sens du baron, et que, dès qu’elle était absente, rien ne restait à son souvenir de cet empire pour ainsi dire physique qu’elle exerçait sur Armand. Madame de Cerny, au contraire, avait tous ces charmes du nom, de l’esprit, de la bonne réputation, qui irritent par la pensée les désirs d’un homme, et Luizzi, troublé encore de son entretien avec Juliette, reporta sur la chaste madame de Cerny tous les désirs que la fille ardente lui avait inspirés. Cependant il persistait à courir après l’espérance de posséder la comtesse, sans voir le moyen d’y parvenir. Que dirait-il à cette femme ? Après la prétention de finesse qu’il avait montrée, n’aurait-il pas l’air d’un sot en n’ayant à lui raconter que la maigre circonstance du récit de Louise ? Cette crainte du ridicule se mêlant à ses pensées, le baron réfléchit au hasard qui avait fait que, jusqu’à ce moment, les confidences du Diable ne lui avaient guère servi qu’à lui montrer sous un jour fatal ses actions passées, et non à le guider dans ses actions futures ; il se décida donc à apprendre la vie de madame de Cerny, pour en user selon les circonstances de sa visite. Alors, se trouvant seul pour la première fois depuis longtemps, il appela le Diable, et le Diable parut soudainement sans que Luizzi crût d’abord que ce fût lui, tant il avait adopté une singulière tenue.

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