10

Je ne voulais pas perdre un instant. J’allai m’établir auprès de la grille d’entrée pour guetter le retour d’Yvane. L’inquiétude me rongeait. Qui sait ? déjà peut-être… Quand je vis apparaître la petite voiture sur la route, je me précipitai au-devant d’elle.

— Yvane !… Yvane !… appelai-je.

Je sautai sur le marchepied, j’étreignis Yvane, et me jetant sur ses joues, les couvris de baisers. Je la retrouvais, elle était vivante, bien vivante ! Ma conduite tranchait si étrangement sur ma réserve habituelle qu’elle en resta tout interdite.

— Mais qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle de sa même voix calme de toujours, nuancée pourtant de surprise.

— Ce qu’il y a ?… Rien, rien, fis-je en me reprenant. Si ce n’est que je suis bien content de vous revoir ! Vous aussi, ajoutai-je en me tournant vers Narda.

Et, pour donner le change, je voulus la serrer aussi dans mes bras.

— Non, pas sur la joue, dit-elle, ma dent me fait encore mal.

Elle tourna la tête pour se dérober et ma bouche tomba en travers de sa bouche.

— Mais voyons, Pierre, pourquoi ces manifestations soudaines ? demanda Yvane.

— Il y a si longtemps que vous étiez parties, j’ai fait un rêve affreux. Yvane, venez avec moi tout de suite, Narda rentrera la voiture.

Dès que la voiture eut disparu, je renouai mes bras autour de la taille d’Yvane. Je ne me lassais pas, pour m’assurer de sa présence, de toucher son corps, ses muscles, de la sentir robuste et pleine de vie auprès de moi. Il n’entrait vraiment aucune tendresse dans ces gestes.

— On dirait un jeune chien qui retrouve son maître, fit-elle amusée.

— Oui, fis-je, c’est cela, c’est bien cela.

Je ne voulais perdre aucune minute pour la mettre en garde, je n’avais préparé aucun mensonge.

— Yvane, promettez-moi… ou plutôt, je vous supplie de me promettre… c’est une faveur que j’implore de vous… Écoutez, c’est très sérieux : il faut que vous me promettiez sur tout ce que vous avez de plus cher… Tant pis si cela vous paraît bizarre…

— Ah mais, quel préambule ! Qu’avez-vous donc ce soir ?

— Je vous demande de vous engager à ne pas quitter la Colle pendant un mois, à ne pas approcher de la côte, à ne prendre le bateau sous aucun prétexte.

— Quelle bizarrerie ! Pourquoi ?

— Il ne faut pas que vous me demandiez des explications, c’est très grave, je vous assure… très grave pour moi.

Nous marchions dans une contre-allée, je reprenais peu à peu mes esprits. Le petit sourire qu’elle avait eu sur les lèvres pendant mes démonstrations se figeait en une grimace légère que semblait avoir oublié sur son visage sa pensée occupée à réfléchir. Je ne voulais pas qu’elle réfléchisse – il me paraissait si facile de deviner – je voulais qu’elle accepte mes conditions comme une bizarrerie de mon caractère.

— Une épreuve que j’ai décidé de vous imposer. Mais je vous supplie de m’accorder ce que je vous demande, si stupide que cela vous paraisse.

À l’accent de ma voix qui devait être assez angoissée, son beau visage se fit grave.

— Yvane, continuai-je, tout ce que je taisais dans mon cœur, tout ce que je ne pouvais me décider à dire, mais qui se laissait voir mieux que le soleil au ciel… Yvane, puisque vous savez que vous êtes pour moi la seule chose qui compte sur la terre…

Elle mit un doigt sur mes lèvres. Elle avait raison, mieux valait me taire. Je balbutiai encore « Mon amour », ou plutôt mes lèvres en articulèrent les syllabes sur ses lèvres. Nous étions debout, au milieu des cyprès impassibles. Mes deux mains soutenaient ses épaules. De la tête aux pieds nos deux corps se touchaient. Pour la première fois, je la tenais contre moi, non plus comme une grande fleur rencontrée au bord du chemin, mais comme la seule entre les créatures. Je serrai contre ma poitrine, comme l’autre moitié de mon cœur, ce cœur que je sentais battre à travers l’étoffe légère, ce cœur dont, peut-être, étaient déjà comptés les battements qui le séparaient du silence…

Alors commencèrent les jours les plus angoissants et les plus merveilleux que j’eusse jamais connus.

Tant que j’étais avec Yvane, la touchant de mes mains, ne la quittant pas du regard, découvrant dans son adorable visage mille retraites cachées où j’allais me perdre en songes, m’égarant dans tous les secrets de sa nuque et de sa chevelure, éprouvant de mes lèvres la caresse de ses cils, le coin frais de ses paupières, retrouvant sur sa joue les parfums que laissaient échapper dans les airs toutes les herbes de mai, j’oubliais, j’oubliais tout.

D’avoir parlé, d’avoir mis fin à mes hésitations stupides, à mes réticences intérieures, avait ouvert les voies à un flot de tendresses qui s’échappait de moi en torrents de joie, me secouant de bonheur, me donnant une confiance infinie dans les forces de l’amour.

Mais quand, la nuit venue, je me retrouvais seul avec moi-même, l’atroce angoisse me reprenait. Je la voyais sous la menace affreuse. Songeant que le plus grand remords des vivants est de ne point avoir assez aimé, assez dit leur amour aux êtres disparus, j’eusse voulu, sans relâche, pour échapper au moins à ce remords, dire, redire encore à l’Yvane vivante un amour si grand, si immense, qu’il puisse la combler pour l’éternité.

Puis, l’insomnie se poursuivant, je forgeais contre moi des griefs insensés. « Lâche », me disais-je, « tu n’as parlé, tu ne t’es engagé que parce que tu savais qu’elle allait mourir. Cet amour-là n’est pas celui qui peut vaincre la mort. C’est avant de savoir qu’il fallait te déclarer. N’espère pas l’arracher au destin qui l’attend. »

Dès l’aube, dès qu’un dernier souci des convenances le permettait, je courais sous les fenêtres d’Yvane. Je ne voulais perdre aucune minute. Tout pénétré encore de mes terreurs nocturnes, je la croyais morte, et, chaque fois, mon premier baiser était comme un baiser que j’eusse déposé sur un visage sans vie dans une chambre mortuaire. Et j’avais la joie indicible de voir ce visage s’animer, s’éveiller, revivre, de sentir autour de mon cou se nouer deux bras de chair, de retrouver l’Yvane vraie de toujours.

Elle s’était docilement pliée à mon interdiction de ne pas s’écarter de la Colle, de n’approcher sous aucun prétexte de la côte. Plus de promenades en bateau, plus de bains de mer. Je me prétendais jaloux, je la voulais à moi, avec moi, tous les instants du jour. Une nuit, je m’éveillai couvert d’une sueur d’angoisse, je venais de penser dans un demi-sommeil au réservoir que j’avais oublié. À fleur de terre, il était un danger permanent. Je me levai aussitôt, j’allai ouvrir le robinet de vidange, et je ne quittai l’endroit que lorsque le réservoir fut à sec.

Certes, il est connu d’associer la mort à l’amour. Mais ici, il n’était pas question de littérature, et jamais ces deux divinités ne furent enlacées aussi intimement, aussi réellement qu’elles le furent pour moi au cours de ces jours. La pensée de la mort agissait sur mon cœur pour en extraire, avec une intensité inouïe, toute la passion dont une créature humaine pouvait être capable. J’aimais, j’aimais à en mourir moi-même.

Peu à peu, les jours passaient, et je reprenais espoir. À mesure que je m’éloignais de l’instant de l’horrible confidence, que je voyais Yvane, heureuse, bien vivante, confiante dans la tendresse infinie que je lui témoignais, je me prenais à douter, j’oubliais. Toutes mes précautions étaient prises. Je montais une garde vigilante. Le cauchemar se faisait moins pénible. Je tenais une comptabilité sévère, rayant chaque jour après l’autre sur mon calendrier porteur d’une noire accolade allant du 24 mai au 22 juin. Les jours passaient sans accident. Le mois de juin fut délicieux de lumière et de fraîcheur.

— Me tiendrez-vous encore longtemps prisonnière ? me demandait Yvane durant les longues soirées blanches où le soleil semblait ne pouvoir se décider à disparaître.

Pour me taquiner, elle proposait une petite promenade en auto sur la corniche, mais devant l’effet que faisait aussitôt sur moi une proposition de ce genre, elle n’insistait pas, murmurant seulement :

— Bizarre épreuve, cela ne ressemble à rien…

Je ne vivais que pour elle, qu’avec elle. Je me refusais à voir tout autre habitant du château, je voulais que rien ne vînt troubler le rêve où nous nous réfugiions. L’oubli du monde extérieur me rendait plus confiant dans les puissances du cœur. Yvane était là, toujours là. Sa taille souple, que je sentais comme une liane ferme et vivante à mon côté, m’était une certitude qui m’aidait à chasser les sombres angoisses de mes nuits. Plus calme, moins inquiet quant à l’immédiat, je pouvais la regarder vivre, avec plus de curiosité pour son esprit. Il m’apparut que sa pensée, qui m’avait toujours été assez mystérieuse, ne s’était pas laissé envelopper dans l’immense tendresse que je drapais autour de son corps et de son cœur. Au contraire, comme assurée que quelqu’un, qui était un peu elle-même, avait pris la garde de sa chair, et la dispensait du souci de garder le contact avec la réalité de chaque jour, elle semblait user de ses possibilités de loisir pour pousser ses rêves vers des horizons plus lointains où je la suivais à peine. Silencieux, je restais à mi-chemin de ces hauteurs, comme le berger qui laisse son troupeau s’ébattre vers les cimes, assuré qu’il est de le retrouver au soir sur le chemin de la vallée.

— Le bonheur – la chose est plus mystérieuse que le mot – est-il un abri clos, ou un tremplin qui permet de mieux rebondir ? Rêvait-elle à voix haute. Heureuse, je ne me suis jamais sentie si légère, si disposée à rebondir… au-delà de mon bonheur, pourrais-je dire. Comme dans les rêves, je croirais presque qu’il me suffirait d’étendre les bras pour partir en flèche dans les airs, devenir l’alouette, ou le nuage…

Sa main, cependant, jouait dans mes cheveux.

— Pierre, Pierre, comment, avec un nom si dur, pouvez-vous être si tendre ?

L’étrange est qu’il fallait l’entendre – à la signification de l’intonation – presque comme un reproche, comme si le mot « tendresse » eût signifié ici laisser-aller ou mollesse…

Au cours d’une des promenades par lesquelles j’essayais de lui faire oublier sa réclusion, je m’étais assis au flanc d’une colline. Elle était venue se blottir entre mes genoux, s’adossant contre ma poitrine, dans son fauteuil, disait-elle, et j’avais incliné ma tête sur sa nuque, goûtant dans l’échancrure de sa blouse la saveur de sa peau tiède et souple. Mes bras s’étaient refermés sur ses seins.

— Rien, rien ne pourra me l’arracher, soufflai-je à mi-voix dans l’ombre de sa chevelure.

Au bout d’un long silence, je l’entendis murmurer :

— Il fait beau, beau, comme si j’allais mourir…

Je poussai un cri.

— Pourquoi ? reprit-elle. Le bonheur est tellement plus grand que la vie, que lorsqu’on se confie tout entière à lui, on dépasse la vie, et la mort n’a plus de sens.

— Non, Yvane, c’est un blasphème. Il ne faut pas tenter les Dieux.

Elle réfléchit quelque temps.

— Vous tenez plus que moi à ma chair, dit-elle. Celui qui aime le plus n’est-il pas celui qui va le plus loin, poussé par son bonheur ?

Si grande était la puissance de l’envoûtement qu’à plusieurs reprises, au soir de ces journées, j’oubliai de rayer le jour échu sur le calendrier. La seconde quinzaine de juin était entamée. Nous décidâmes que nous ferions l’ascension d’une montagne voisine durant la nuit du solstice d’été. Nous verrions, au jour le plus long de l’année, se coucher le dernier soleil du printemps, et nous marcherions toute la nuit pour atteindre la cime et le voir reparaître à l’aube, soleil d’été et déjà nous fuyant…

Narda nous conduisit en voiture, au pied de la montagne, nous traitant de fous parce que nous avions refusé d’emporter quoi que ce fût.

— Je veux marcher les bras libres, ne connaître que mon seul poids, avait dit Yvane. Toute précaution, tout préparatif est une injure au paysage, une arme contre la nature…

Nous prîmes le sentier à huit heures du soir. Le jour était tiède encore. Je la laissai marcher devant moi pour régler l’allure, qui était plus que paresseuse, et pour garder devant mes yeux, comme un spectacle dont je ne me lassais pas, le balancement de sa taille, le jeu de ses longues jambes nues, au dessin juvénile, qui franchissaient parfois d’un bond rapide un obstacle, me révélant sous la robe courte un jarret plus pâle, chaste et creusé par l’effort. De ses mains qu’elle avait voulues libres, elle caressait au passage les baies des arbousiers ou éprouvait les pointes des feuilles d’aloès, se retournant brusquement pour s’assurer de ma présence et répondre par un sourire au sourire dont j’accompagnais tous ses gestes.

Les derniers lézards abandonnaient la place, la végétation se faisait plus rare, le sentier plus étroit. Adossés à un pan de muraille rocheuse, chaude encore, nous assistâmes au coucher du soleil. La vue s’étendait au fond de la vallée jusqu’à la mer luisante et grise dans la brume des lointains, la mer, ma secrète ennemie, maussade dans le décor illuminé par la terre rouge des monts, comme si je lui eusse ravi la proie qu’elle espérait. De cette proie, muette à mes côtés, je pris, avec une satisfaction de vainqueur, le bras nu qu’avaient par endroits éraflé les branches sèches des genévriers. Pour en effacer les traces blanches et lui rendre son poli naturel, je le caressai de ma paume ainsi qu’on fait pour un objet de précieuse matière.

— Vous non plus, vous ne croyez donc pas qu’il faut consentir aux marques qu’imprime la vie ? demanda-t-elle.

Je pris le temps de réfléchir, avant de répondre :

— La même vie qui les creuse les efface aussi, mieux que nos soins.

Elle avait renversé la tête vers le zénith, qui tournait déjà au violet sombre.

— Les nuages, eux, ne salissent pas le ciel, fit-elle.

L’ombre montait de l’Est. Plus d’oiseaux. Un épervier attardé passa au-dessous de nous, fuyant vers la vallée.

— Nous serons ce soir sur la montagne les deux seules choses vivantes, et qui pensent ; c’est une grande responsabilité, fit-elle avec ironie. Voici la nuit, je la sens venir, plus tiède… Et, se tournant vers moi : « La première nuit où nous serons ensemble. » Puis, brusquement : « Je suis contente, il y aura clair de lune. »

Une clarté pâle se laissait voir sur la cime en face de nous.

— Vous devinez tout, vous voyez tout avant moi, constatai-je. Moi, je ne veux voir que vous… Mais il est bien que vous soyez en avant, interrogeant les choses, comme ma vigie infiniment sensible.

Elle noua ses bras autour de mon cou, coucha sa tête sur mon épaule.

— C’est portée par vous que je vois mieux et loin. Seule, je ne serais jamais venue si haut. Et tout ici est si calme ! Qu’allons-nous trouver au sommet de la montagne ? Si nous allions rencontrer des anges ?

— Heureuse ? demandai-je.

— À en oublier de vivre, répondit-elle.

Nous reprîmes notre marche. Notre montagne n’avait rien d’immense et de pénible, mais elle était une cime et son dos débonnaire nous rapprochait des étoiles. L’air s’immobilisait et les pierres gardaient autour d’elles un peu de la chaude atmosphère du jour tout imprégnée de thym. Peu à peu, sous la clarté lunaire, les formes perdaient leur sens trop précis. Le monde de la nuit naissait autour de nous.

Elle approcha sa bouche de mon oreille pour murmurer :

— Écoute, dans sa course sur la terre, la nuit marche de cime en cime, et nous allons, j’en suis sûre, vers l’endroit où se pose son pied nu…

Je savais que l’exaltation prenait chez elle la forme d’un retour à l’enfance. Moi-même je me sentais peu à peu entrer dans la féerie. Une fatigue diffuse m’inclinait à suivre toutes les sollicitations de l’imagination et j’eusse pu voir de bonne foi les elfes se glisser entre les flaques de lune.

Je proposai une halte.

— Non, plus haut, plus haut encore, dit-elle.

Je suivis son ombre blanche qui escaladait en courant les éboulis des dernières pentes.

— Le sommet ! fit-elle s’arrêtant brusquement, interdite devant le décor fantastique des pierres dressées qui couronnaient le plateau que nous venions d’atteindre. Elle haletait. Un reflet de lune, accroché au bouton de cristal de sa robe, palpitait comme une étoile pâle.

— Enfant, vous allez briser ce cœur, fis-je en posant la main sur son sein.

— N’importe… Pauvre cœur, il m’a portée jusqu’ici. Il est à vous, gardez-le. Moi, je suis à la nuit.

La nuit nous entourait de son silence infini. Tout près de mon oreille, un murmure se fit entendre :

— Jamais je ne pourrai consentir à cesser d’être heureuse. Maintenant, je suis si heureuse, si ivre d’être si loin, si haut, que je voudrais danser, danser seule pour la nuit.

Je reconnaissais à peine sa voix.

Elle s’arracha de mes bras, bondit à quelques pas, et rejetant brusquement sa robe, parut s’enfuir dans le ciel étoilé.

Forme blanche sous la lune, sautant de pierre en pierre, un instant immobile, presque grêle sous le ciel immense, puis bondissant à travers les ombres pour reparaître à l’autre bout de la nuit sous la voûte bleu sombre, tantôt arrêtée sur un autel de pierre, tantôt se glissant plus rapide entre les monstres gris des rochers accroupis… On eût dit la prêtresse d’un culte étrange qui n’était célébré et compris que par elle-même. Quel esprit émané de cette terre antique avait ainsi pris possession de son corps ? Quelle flamme sacrée, renaissant des cendres du passé, se reprenait à vivre en elle ? Chaste Bacchante, éprise des grands secrets de la nature, elle semblait s’offrir à la caresse des cieux…

La reine des elfes dansait cette nuit-là sur la montagne. Une étincelle de chair bondissait aux confins de la terre et du ciel. Mes yeux l’ont vue sous les étoiles qui ne voient point.

— Je n’osais intervenir. Quelque chose, là, me dépassait, dont je sentais la gravité plus que je ne la comprenais, une chose, pourtant, à la signification haute et profonde…

Je reçus dans mes bras, reposai sur mes genoux, une forme épuisée, à demi évanouie de fatigue, ruisselant des senteurs de la terre et des sucs distillés par sa chair. Sur sa tempe, parmi ses cheveux collés, je recueillis pieusement, comme un fidèle obscur du grand mystère, la sueur versée par ce corps en libation à l’esprit de la nuit. Ce cœur qu’on m’abandonnait, palpitait encore des émotions d’une trop folle tentative, j’en berçai doucement le repos jusqu’au retour de l’aube.

À la lueur du ciel pâlissant, des cernes mauves se laissèrent voir autour de ses paupières closes. Ses joues creusées prenaient des teintes d’ivoire. Le jour nouveau me révélait un autre visage que je reconnaissais à peine, un visage périssable mais que sa faiblesse même me faisait aimer plus encore que son image glorieuse. Je l’aimais à toucher le fond de la tendresse humaine, à délirer de joie. Elle ouvrit les yeux, et, devant les étoiles, argentées, plus lointaines, murmura : « C’est la fin, déjà… » avant d’enfouir son visage contre ma poitrine.

Je l’enveloppai de mon vêtement. La première fraîcheur du jour nous menaçait. Nous commençâmes à descendre. Elle marchait les yeux fermés, appuyée sur moi, telle une somnambule. « Comme c’est long ! » soupirait-elle. Je voulus la porter dans mes bras. Marcher à l’aube, portant l’objet de son amour ! Dans mon ivresse, j’eusse soulevé le monde… Quand le soleil d’été se leva, je le regardai avec orgueil, en égal.

Je ne la quittai qu’au seuil de sa chambre, à l’abri dans le cadre familier. Une dernière fois, je la serrai à l’étouffer. Le bonheur ruisselait en moi, allant imprégner jusqu’aux plus lointaines de mes fibres. J’allai me jeter sur le divan du pavillon pour reprendre le rêve…

Plus tard, dans un demi-sommeil, j’entendis une voix qui appelait : « Pierre ! Pierre ! » Je me dressai : c’était la voix de Narda. Je bondis sur le seuil. Narda montait en courant vers moi.

— Pierre, cria-t-elle, venez vite.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Yvane, venez vite, Yvane, dans sa baignoire, elle ne bouge plus, elle est toute froide.

Cauchemar ou réalité ? Je chancelai. Brusquement, face au soleil de midi, je compris, et m’écroulai sans connaissance.

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