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Dirk habitait certainement le château puisque les séances journalières avaient lieu dans le bureau du docteur. La présence des chiens interdisait toute investigation nocturne. Il m’était impossible de me fier aux domestiques malais pour essayer de lui communiquer un billet. Restait la solution la plus simple : profiter d’une absence du docteur dans la journée pour rejoindre l’endroit où, prisonnier plus ou moins volontaire, Dirk était gardé.

Mais il fallait auparavant situer autant que possible cet endroit. Pour une fois, mon métier d’architecte allait m’être utile en me permettant de reconstituer, d’après ce que je pouvais observer de l’extérieur du château, son plan intérieur. Il comptait deux étages, sans parler du rez-de-chaussée surélevé où personne n’habitait. Je savais, pour y être allé, que le docteur avait son bureau et les pièces qui lui servaient de laboratoire, au premier. Quand il avait appelé Dirk par la petite porte de son cabinet, j’avais entendu ce dernier descendre des marches, donc Dirk devait se tenir à l’étage supérieur. Du côté qui faisait vis-à-vis à mon pavillon, la façade de cet étage ne comptait pas moins de quatorze fenêtres. Sur l’autre face du bâtiment, les observations que je ne pouvais faire qu’en passant dans l’après-midi devaient forcément être plus discrètes : le nombre des fenêtres était le même, quelques-unes étaient parfois ouvertes : chambres de domestiques, et, peut-être, chambre de Dirk. La difficulté était de déterminer celle-ci pour ne pas entrer par inadvertance chez les Javanais.

Les jeunes filles habitaient l’aile droite qui était à ma gauche quand j’observais de mon pavillon, le docteur au contraire habitait l’aile gauche. Dirk devait être logé non loin de lui, ce qui me laissait le choix entre sept fenêtres sur chaque façade. Le grand escalier que j’avais pris pour monter chez le docteur occupait le milieu du bâtiment et menait au premier étage dans le long couloir, courant de bout en bout, et où s’ouvrait, entre autres portes, la porte du bureau. En me souvenant des vitraux de couleur qui ornaient les croisées du cabinet, je pus aisément repérer sur la façade les trois fenêtres qui leur correspondaient.

L’escalier intérieur qui menait chez Dirk devait aboutir au-dessus de ces fenêtres et ne pouvait conduire sur l’autre façade du château si, comme je le supposais, un couloir médian courait de bout en bout du second étage, en répétant la disposition adoptée pour les communications du premier étage, ce qui était vraisemblable étant donné la symétrie de l’immeuble. Cela ne me laissait plus le choix qu’entre deux fenêtres du second étage sur la façade qui me faisait vis-à-vis. Supposant alors que l’escalier menant du premier au second occupait le milieu du bâtiment, je calculai qu’ayant atteint le palier du second étage j’avais à prendre à ma droite, marcher pendant dix à douze mètres avant de me trouver en face d’une porte ouvrant dans la pièce où se tenait Dirk.

À mesure que je l’analysais ainsi, la maison perdait peu à peu pour moi de son mystère, ce qui était un avantage moral pour la bonne réussite de mon entreprise. Mais, maintenant que je resonge à tous ces calculs, à tout ce temps que je perdais pour tenter de découvrir ce que je devais apprendre et dont je ne me doutais encore nullement, j’en viens à me demander si, ce faisant, je n’étais pas le jouet d’une volonté supérieure. Enfin, passons…

Bien entendu, je ne pouvais opérer que de jour. De temps à autre, le docteur se faisait conduire sur la côte, et j’avais heureusement un signe de son absence quand la Mercédès n’était pas au garage. Qui mieux était, le bruit de la lourde voiture sur les graviers de l’allée venait jusqu’à ma retraite et m’avertissait à domicile du départ. Il ne me restait qu’à attendre une occasion favorable.

Le 24 mai – cette date devait avoir une terrible importance – je ruminais mon plan, étendu dans un hamac à l’entrée du pavillon, quand le bruit caractéristique de la Mercédès vint m’avertir que le docteur venait de partir. Je savais qu’Yvane était allée à Nice pour conduire Narda chez le dentiste. La voie était entièrement libre. Je décidai de tenter ma chance.

Je descendis rapidement dans l’oliveraie, dans la tenue même où j’étais, un complet de flanelle bleu marine et des espadrilles, puis je remontai sur la terrasse du château que je contournai par le côté droit. Un coup d’œil au passage sur la porte ouverte du garage me confirma que la Mercédès était sortie. J’atteignis le perron sur la façade principale, appuyai sur la poignée de la porte qui s’ouvrit. J’étais dans la place.

Affectant un air dégagé, au cas où j’aurais rencontré un domestique, je pris le grand escalier qui me mena au premier étage. Jusque-là, tout alla bien. Je restai un instant en arrêt devant une reproduction de la Leçon d’anatomie qui décorait le palier. Puis, n’entendant aucun bruit, je mis le pied sur l’escalier du second. Je commençai à me sentir dans l’état d’esprit d’un cambrioleur. L’escalier, plus étroit, était décalé de trois mètres sur la gauche, ce qui modifiait mes calculs. Au second étage, je me trouvai devant un couloir assez étroit où m’attendait une surprise : toutes les portes donnant dans ce couloir étaient du même côté et s’ouvraient en face de moi pour correspondre, par conséquent, à des pièces dont les fenêtres se trouvaient sur la façade principale. Tous mes calculs tombaient à l’eau.

Je revins sur mes pas, assez désorienté, et frappai au premier à la porte du bureau du docteur. Rien ne répondit. J’appuyai sur le bec de cane, la porte était fermée. Deux tentatives analogues sur les portes voisines ne furent pas plus heureuses : le docteur avait pris ses précautions.

Peu à peu, l’inquiétude qui avait accompagné mes premiers pas cédait à un sentiment d’irritation qui donnait à mes démarches plus d’audace. Après m’être assis dans un fauteuil de rotin sur le palier du premier étage, pour y reprendre mes déductions à loisir en face de la Leçon d’anatomie, je remontai au second, comptai quatorze mètres (onze mètres plus trois mètres de décalage de l’escalier) dans le couloir depuis le palier du second, puis, faisant face à la paroi où ne se trouvait aucune porte, je la frappai du poing à deux reprises. Rien ne répondit. Le mur sonnait le plein. J’allais répéter mon geste quand j’eus la surprise d’entendre un éternuement étouffé, puis un second. Le bruit semblait venir du parquet. Il n’y avait pas de doute, quelqu’un était là, qui ne pouvait être que Dirk. Mais il fallait que je pusse entrer en communication avec lui.

Je redescendais pour faire une nouvelle tentative au premier étage quand je remarquai, à mi-hauteur de l’escalier, une porte dissimulée dans la boiserie. Elle s’ouvrit sans difficulté sous une poussée un peu énergique, découvrant un étroit couloir, éclairé au ras du plancher par le haut des fenêtres du premier étage. L’étage avait été coupé à mi-hauteur sur une certaine étendue, ce que je n’avais pu prévoir, et c’est dans une des pièces ainsi constituées que devait être logé le prisonnier. Le couloir aboutissait à un escalier en colimaçon qui, après quelques marches ascendantes, était barré par une voûte de construction récente. Mais je distinguai, dans l’ombre de l’escalier qui n’était pas éclairé directement, une sorte de placard s’ouvrant dans la paroi. J’en ouvris les battants pour découvrir une ouverture assez étroite, du genre de celles qui servent au passage des plats entre une cuisine et son office. J’étendis le bras, à tâtons trouvai au fond un volet que je poussai. Une petite pièce, à peine éclairée, se révéla en contre-bas. Sur un divan d’angle, je distinguai une forme allongée.

— Dirk ! appelai-je.

La forme se leva, je reconnus la silhouette de Dirk plus que son visage, tant la pièce était obscure. Il vint vers l’ouverture, et leva les bras comme pour recevoir quelque chose que je lui eusse tendu. C’était par cet endroit qu’on devait lui apporter sa nourriture, et il répétait un geste familier.

— Dirk, lui dis-je, c’est moi, Pierre Delambre, je vous cherchais, je tiens à vous voir en l’absence du docteur. N’y a-t-il pas un moyen qui me permette d’aller commodément jusqu’à vous ?

Ses lèvres remuèrent, aucun son n’en sortit. L’évidence vous confond par son caractère d’évidence d’autant plus qu’on ne l’a pas prévue. Je rencontrais là l’obstacle capital auquel, en dépit de toutes mes réflexions, je n’avais pas un instant songé dans la préparation de l’expédition. Comment entrer en communication avec Dirk, puisque la pensée du pauvre garçon n’occupait plus la minute présente ? J’insistai pourtant :

— Dirk, faites un effort, je vous en prie. Ne pourrais-je pas avoir une conversation avec vous ? Je ne savais pas qu’on vous tenait prisonnier ainsi. Quels que soient vos torts, le traitement qu’on vous fait subir est inhumain, pis, d’une cruauté intéressée qui me répugne. Je suis votre ami, Dirk, prêt à faire tout mon possible en votre faveur. Répondez-moi, dites-moi que vous m’entendez.

Ma voix prenait un accent plaintif, je ne pouvais engager la tête bien avant dans l’ouverture, mais j’y passai mes bras. Dirk, dressé sur la pointe des pieds, avait saisi la main que je lui tendais et la serrait avec une énergie où je croyais voir la marque de son désespoir de ne pouvoir s’exprimer. La manche bleue de mon habit paraissait noire dans l’ombre. J’avais l’air d’être penché à une portière et de faire des adieux à un ami resté sur un quai de gare. La poignée de main de Dirk se faisait très longue et, soudain, j’entendis :

— Cher ami, j’ai été de tout cœur avec vous. Quelle fin épouvantable !… Pauvre Yvane, cette mort étrange, atroce ! Noyée ! Noyée dans de pareilles conditions…

D’abord je ne compris pas. Puis, subitement, un coup me frappa au cœur. Je poussai un hurlement de bête et retirai brutalement ma main.

— Dirk, m’écriai-je dans l’ouverture, Dirk répétez, que dites-vous ? Que dites-vous ? Yvane… Dirk, qu’avez-vous dit ? Répétez ?

Je hurlai, menaçai… Il ne souffla plus mot, et, sous mes injures, regagna même son divan.

Je me tus, j’étais inondé de sueur. Machinalement, je fis quelques pas dans le couloir. Non, ce n’était pas possible, je m’étais trompé. Et pourtant, avec une intensité, une précision que n’avait jamais eue en moi le souvenir d’aucun son, j’entendais encore les paroles retentir : « Pauvre Yvane, cette mort étrange, atroce !… Noyée ! Noyée dans de pareilles conditions… »

À mi-chemin dans le couloir, je fis demi-tour pour revenir vers la lucarne, essayer de renouer le fil que mon cri avait brisé. Je priai encore, suppliai, rien n’y fit. Dirk ne se dérangea même pas.

« Cette mort atroce !… Noyée !… noyée dans de pareilles conditions… » Les mots bourdonnaient dans ma tête. Mon esprit se refusait encore à en accepter toute la signification. Je m’étais effondré dans un fauteuil du hall, résolu à guetter le retour du docteur, l’attendant même avec une impatience auprès de laquelle celle que j’avais mise à le voir partir n’était que dérisoire. Que faisait-il donc ?… Il fallait que je le voie sur-le-champ… Je ne sais combien de temps s’écoula dans cette situation. Enfin, j’entendis la voiture arriver devant le perron, je me précipitai :

— Docteur, docteur !

— Qu’y a-t-il ? dit-il devant mon air hagard.

— Ah ! Docteur.

Il m’entraîna rapidement dans le bureau, à l’écart du chauffeur qui déchargeait la voiture.

— Dirk, dis-je, Dirk… Dites-moi d’abord… De combien de temps est-il… ? Enfin, quelle est son avance ?

— Vingt-neuf jours et six heures, répondit-il. Mais pourquoi ?

— Vingt-neuf jours et six heures, répétai-je. Vingt-neuf jours et six heures… Non, ce n’est pas possible ! m’écriai-je révolté.

— Mais enfin, m’expliquerez-vous ? me demanda-t-il avec un agacement compréhensible.

Je lui dis tout, sans rien omettre, les doutes que j’avais conçus, la façon dont je l’avais espionné, je lui racontai dans tous ses détails mon équipée de l’après-midi, je ne cachai rien.

Quand j’eus prononcé les paroles échappées à Dirk, je le vis pâlir, et, sans qu’il dit un mot, des larmes se mirent à couler de ses yeux.

— Non, non, m’écriai-je, dites-moi que je me trompe, que ce n’est pas vrai ! Vous ne le croyez pas, vous ne le pensez pas ! Je n’ai plus d’espoir qu’en vous, ça ne peut pas être vrai. Dirk fait erreur, il parle quelquefois au hasard.

Le docteur secoua la tête. Doucement, il demanda :

— Répétez-moi les paroles que vous avez entendues.

Je répétai.

Le docteur baissa silencieusement la tête et abrita ses yeux derrière sa main.

— Mais enfin, criai-je encore, nous lutterons, maintenant que nous sommes avertis, que nous savons, nous pouvons prendre nos précautions en conséquence… Ce bateau, ce bateau que nous devions acheter, je sais maintenant ce qui me reste à faire. Il faut la tenir à l’écart de la côte, nuit et jour… Puisque nous savons, que nous savons grâce à vous, grâce à vos expériences, il faut que nous puissions en tirer parti.

Il secoua la tête et répondit tristement :

— Nous savons aussi que la terre tourne, et nous ne pouvons pas pour cela l’arrêter. Ce que vous espérez est aussi impossible que d’immobiliser le soleil.

Cette résignation m’indigna. Je me levai, frappai un grand coup sur la table :

— Eh bien moi, dis-je, je n’accepterai pas, je relève le défi. Je la sauverai, je veux la sauver… Mais vous ne comprenez donc pas que je l’aime ! criai-je dans le visage redevenu impassible du docteur. Je l’aime depuis que je l’ai vue. Jamais je ne l’ai dit, avoué, ni à elle, ni à moi-même, mais je l’aime… Je ne me laisserai pas arracher celle que j’aime. Yvane, Yvane…

Je ne savais plus ce que je disais. Le docteur m’observait en silence.

— Calmez-vous, fit-il, vous ne m’apprenez rien que je ne sache déjà. Mais, nous autres hommes, devons être forts. Si un médecin vous avait annoncé qu’une maladie fatale l’emporterait, ne réussiriez-vous pas à vous dominer ?

— Mais un accident peut s’éviter. Noyée, noyée, elle ! Quand je pense que, l’autre jour encore, penchée sur le bord du bateau, elle disait à propos du fond de la mer… Ah ! C’est affreux ! Mais je lutterai, je lutterai, j’aurai raison contre vous, contre vos expériences, contre tout… Je n’y crois pas, du reste, je vous le dis en face, je ne crois pas à tout ce que vous faites.

Il vint à moi, me prit par les épaules.

— Mon pauvre ami, mais oui, n’y croyez pas, j’ai pu me tromper.

Il était visible qu’il ne parlait ainsi que pour me laisser une espérance. Je me laissai tomber dans un fauteuil, répétant :

— Mais je l’aime… Je lutterai, je lutterai… aidez-moi…

— Oui, fit-il, je vous aiderai. Mais ne l’avertissez pas, ce serait trop atroce. Parlez vaguement de pressentiment, si vous voulez, et encore, avec son caractère si sensible… Veillez, veillez sur elle. Voyons, nous sommes le 24 mai. Vingt-neuf jours, cela nous donne jusqu’au… Voyons, le mois de mai compte trente ou trente et un jours ?

À ces mots, me revint le souvenir de la phrase : « Vous m’avez embrassée en septembre », je ne pus résister, et me laissai aller à une crise de larmes.

Revenant à moi, un peu calmé, je murmurai :

— Je me suis peut-être trompé, peut-être ai-je été abusé par des consonances. Si vous essayiez de me confronter à nouveau avec Dirk ?

Le docteur parut réfléchir.

— La scène que vous m’avez décrite, et pendant laquelle s’est produit de façon tout à fait fortuite l’accrochage du décor et de la pensée de Dirk, reproduit visiblement une scène d’adieux sur un quai de gare. En ce moment, c’est-à-dire dans vingt-neuf jours, vous êtes dans le train, vous avez quitté Dirk, vous êtes loin de lui, il est donc impossible qu’un nouvel accrochage se produise entre vous et lui pour l’instant.

Le calme et la lucidité avec lesquels je le voyais raisonner m’indignèrent et me rendirent toute ma fébrilité.

— Mais il faut faire quelque chose quand même ! Cherchez, n’acceptez pas !…

— Vous me voyez aussi atterré que vous, ô mon ami. Yvane est la seule affection qui me reste sur la terre, le dernier lien qui m’unisse encore à ma pauvre Gabrielle… Je crois voir revivre sa mère quand je la vois… Vous l’aimez, vous ne pouviez pas trouver un être plus délicat et plus précieux… Je vais réfléchir. Mais je vous la confie, Pierre…

Et il ajouta, en me poussant doucement vers la porte :

— Qui sait ce que peut l’amour ?

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