11

Le médecin légiste demanda une enquête qui conclut à un accident. Un séchoir électrique manié dans l’eau du bain avait provoqué un début d’électrocution dont l’œuvre avait été achevée par une immersion prolongée du corps dans l’eau froide. Je ne l’appris que plus tard. En sortant de mon évanouissement, je n’avais pas voulu revoir celle qui n’était plus. Aucune image de mort ne devait ternir son souvenir. Je ne voulais rien voir, rien entendre, continuer le rêve.

Je décidai de fuir, de quitter pour toujours le pavillon. On me conduisit sur le quai d’une gare. Je montai dans un train. Quand le train s’arrêta, je descendis dans une ville. Pendant deux jours je vécus dans un monde que je ne reconnaissais plus. Il n’y avait rien, il ne restait rien. Je ne pouvais m’arracher à mon hallucination. Je me disais : « Il faut manger ? Ah ! Oui, il faut manger. Tiens ? il faut donc manger ? » Ou : « Dormir ? Il faut donc dormir ? » Mais le sommeil ne m’obéissait pas. Si, d’aventure, je parvenais à m’assoupir quelques heures, mon réveil n’était que plus atroce. « Qu’y a-t-il donc ? » me demandais-je pendant de longues minutes, ayant perdu toute mémoire. Puis, je retrouvais l’horrible appel, je croyais entendre le cri de Narda. Chaque fois, c’était le même choc au cœur, la même chute dans le vide, le même gouffre au fond duquel j’étais précipité. Le fil rompu ne se rattachait pas. Mon esprit restait égaré. Un être se mesure au vide qu’il laisse. Yvane disparue, le vide était si grand qu’il couvrait le monde.

Je ne pouvais plus continuer à vivre ainsi. Je revins au pavillon. Là, du moins, je retrouvais des souvenirs, là flottaient encore sous les branches des ombres avec lesquelles je pouvais m’entendre et qui peu à peu m’inviteraient peut-être à accepter ce que, de toutes mes forces en révolte, je me refusais encore à subir.

Je ne sortais presque pas, attendant les heures dédaignées des humains, les heures de la pleine nuit, ou de l’aube, pour me livrer à des manières de pèlerinages au cours desquels je rebrassais sans fin des songes. Je ne craignais aucun ridicule. J’allais retrouver les chiens dans leur chenil pour leur parler d’Yvane. Ces bêtes qu’autrefois je pouvais à peine approcher, comme si elles avaient compris, m’acceptaient maintenant pour compagnon. Je me glissais dans le garage pour revoir la petite voiture dans laquelle je l’avais aperçue pour la première fois, j’en caressais le siège, le volant, je posais mes lèvres sur la poignée du changement de vitesse qui avait été polie, usée par la paume de sa main et, les yeux clos, renouant dans l’espace avec cette main enfuie et froide, je dévidais le chapelet des souvenirs qui lui étaient associés : sa main brune sur la table de l’auberge, son mouvement, de la main gauche toujours, pour ramener les mèches rebelles derrière son oreille, sa main sur la barre du bateau, ou encore ses doigts étendus, comme pour accrocher les notes lointaines d’un clavier, et enserrant son front : c’était le jour où nous étions montés dans la loggia d’où se découvraient les montagnes rouges… Au détour d’une allée, une bouffée de chèvrefeuille m’arrêtait, je croyais réentendre sa voix disant : « Je le préfère à toutes les orchidées de la terre », elle allait paraître, ses socquettes de laine blanche roulées sur ses chevilles bien prises dans de larges souliers jaunes, ses boucles blondes s’échappant du serre-tête pour flotter sur sa nuque mordue de soleil, tout son beau visage clair, transparent, illuminé de ses yeux bleu pâle… Retrouvant sous une table de jardin un gant que je pensais lui avoir appartenu, je crus défaillir, et mon trouble fut si visible que Narda, mensonge ou vérité, réclama vivement le gant comme étant un des siens.

Je la recréais, d’abord attentif à ne rien ajouter qui ne lui appartînt pas, mais aussi ne conservant d’elle que ce que nous avions eu en commun. Forme plus légère, plus diaphane, plus aisée à manier dans mes songes, avec laquelle je pouvais continuer à poursuivre le rêve dans lequel j’avais vécu. Ainsi le dormeur arraché au sommeil s’efforce, de toutes les ressources de son imagination éveillée, à renouer le fil rompu du songe qui l’avait enchanté. Des fragments de nos conversations me revenaient à l’esprit. Peu à peu, j’en inventais d’autres, imaginaires, où je faisais questions et réponses, me guidant sur les intonations de sa voix restées dans ma mémoire pour trouver les mots qu’elle aurait prononcés. Souvent il m’était arrivé de maudire les faiseurs de légende, mais force m’était de reconnaître que certains êtres obligent à la légende.

À voir évoluer mon Yvane de rêve, je comprenais mieux qu’elle n’ait pu vivre dans un monde réel, compliqué, exigeant trop de calculs. Une certaine maladresse de ses gestes – le jour du tricycle, que serait-il arrivé si je n’étais survenu ? – un certain oubli de son corps, un dégoût de l’action, la versatilité de son humeur, bref tout ce qui faisait d’elle un être délicieux et charmant était en désaccord avec le train du monde. Trop délicate pour vivre. Qui sait ? vivante, je ne l’avais peut-être déjà aimée que comme on aime une morte, idéalement ? Mais quel était donc ce monde si les seuls êtres précieux qu’on y rencontre sont aussi les seuls qui n’y puissent pas vivre ?

Je savais bien qu’à la première distraction de ma pensée, au premier relâchement de mon effort volontaire, je viendrais au contact de cette réalité : « Elle est morte », et que s’effondrerait le fantôme aérien que je m’efforçais de faire vivre. La faiblesse de mes songes en regard de la densité implacable du réel m’était ainsi un rappel constant de la dureté du monde. Et la sèche philosophie du docteur, le côté implacable du destin, s’imposait peu à peu à moi. Tout était écrit, il avait raison, il n’y avait rien à faire. Yvane, elle-même, n’en avait-elle pas eu conscience ? Son laisser-faire en face des choses, son refus de prendre des décisions, ne la montraient-ils pas soumise d’avance à une invincible fatalité ?

Des pluies lentes d’été accompagnaient ces rêveries. Les habitants du château respectaient ma solitude et mes folies. Quant à moi, j’en étais venu à une indifférence complète à l’égard du docteur et de ses recherches. En ce qui me concernait, elles avaient épuisé d’un seul coup leurs possibilités. L’avenir ne m’intéressait pas plus que la vie présente. Il m’arrivait d’apercevoir de loin mon hôte dans le parc. Je remarquai qu’il s’était fait plus sévère, plus soucieux semblait-il, mais je faisais un détour pour ne pas le rencontrer. À divers symptômes, je devinai que l’agitation régnait dans les laboratoires, les fenêtres restaient allumées une bonne part de la nuit. Parfois les hurlements des bêtes martyrisées venaient jusqu’à moi. Peu m’importait. J’étais étranger à l’univers, en mon genre aussi égaré que Dirk pouvait l’être dans l’avenir par l’effet de la magie du docteur. En mon cas, point n’avait été besoin de tout l’attirail de la science, le simple souvenir d’Yvane avait suffi à ravir mon esprit, à l’emporter dans le passé, ne laissant au présent qu’un corps vide.

Il m’arrivait précisément de rencontrer parfois le pauvre Dirk. Sans que je sache pourquoi, l’espèce de captivité dans laquelle on l’avait tenu longtemps semblait s’être faite moins sévère. Comme il était toujours muet, il ne me gênait guère. Il m’emboîtait le pas, s’arrêtant quand je m’arrêtais, s’éloignant quand je lui faisais signe que sa présence me lassait.

Un jour, dans le bois de pins, nous étions assis tous deux sur un tronc abattu. Au loin, une équipe de bûcherons travaillait dans une région récemment incendiée, et des coups de hache ponctuaient à intervalles réguliers le silence. Il murmura :

— Quelle horrible guerre…

Je crus qu’il s’agissait d’un combat de fourmis qui se déroulait à nos pieds et vers lequel je dirigeais un œil vague, puis je me rappelai que ses paroles ne pouvaient pas s’appliquer au présent. J’eus l’occasion de les rapporter au docteur qui me surprit un matin dans le garage. Son visage paraissait fatigué, avec dans le regard une nuance un peu hagarde assez nouvelle chez lui. Une certaine brusquerie de gestes et de paroles perçait sous son désir de se montrer toujours affable.

— La confidence est intéressante, dit-il. Dirk a près d’un an d’avance en ce moment. Il doit s’agir d’une guerre européenne. Depuis plusieurs jours, je ne parvenais pas à obtenir quelque chose de lui, j’en vois maintenant la raison : l’époque où il vit est perturbée par les événements, et les possibilités d’accrochage avec l’atmosphère calme où nous vivons ici sont plus rares.

— Ah ! la guerre… fis-je.

Je le disais machinalement, au fond assez indifférent. Le docteur se méprit sur le sens de ma réflexion.

— Le fait qu’il vous a parlé doit vous rassurer quant à vous-même, et établit qu’en tout cas, dans un an, vous serez encore vivant.

J’eus un geste de détachement. Cette logique dans les déductions m’agaçait. Et je trouvais à tous ces propos plus ou moins obscurs sur le futur un caractère puéril. Ils me rappelaient les prédictions des voyantes, et, pour être à prétentions scientifiques, tout ce marc de café ne m’intéressait pas davantage.

— Ne vous étonnez pas si vous entendez un peu de bruit, me dit encore le docteur, je vais être probablement obligé, lors des prochaines séances, de tirer quelques coups de fusil pour créer l’atmosphère.

C’est après l’avoir quitté que ma pensée revint sur cette assurance qu’il m’avait donnée : « Dans un an, vous serez encore vivant. » Ainsi, dans un an, je serais encore le même personnage, ayant régulièrement mangé, dormi, ayant continué le jeu monotone de la vie, ayant oublié peut-être. On en vient à aimer sa douleur au point d’accepter malaisément qu’elle puisse vous quitter un jour. La perspective d’en venir à oublier, me blessa particulièrement. Puis, cette brève entrevue avec le docteur avait réveillé d’un seul coup ma rancune. La même révolte qui s’était emparée de moi à l’annonce de la mort d’Yvane me souleva à nouveau. « Ah ! Dans un an je serai encore vivant ! » De quel droit disposait-il de moi ainsi ? Et ma liberté, qu’en faisait-il ? Cette impression de fatalité sous laquelle il me fallait vivre me devenait insupportable. Je sentais que j’étais aux limites d’une espèce de folie, mais il n’était plus en mon pouvoir de me dominer.

Tout un chaos de sentiments et de pensées m’agita : ma douleur, le souvenir d’Yvane, une rébellion contre la fatalité, contre la vie. Brusquement je crus entrevoir une possibilité de vengeance contre l’univers, contre le docteur, contre ses dires. « Dans un an, vous serez encore vivant » ; il était bien hardi de l’oser avancer. S’il était impossible d’empêcher la mort de faire son œuvre à l’heure dite, avec la vie on devait pouvoir en agir encore à sa guise. Moi, vivant dans un an, c’était à voir…

Glissant sur cette pente, dans l’atmosphère de semi-folie qui était alors la mienne, – et la seule dans laquelle je pusse vivre – j’en vins à penser que, si je parvenais à infliger un démenti au docteur, je ruinerais tout son système et que, par contrecoup, la mort d’Yvane se trouverait niée. Cette idée insoutenable m’apparaissait néanmoins comme plus lumineuse de jour en jour. Ah ! Il allait tirer des coups de fusil ! Mais, moi aussi, j’avais un revolver… J’étais mûr pour tous les errements de la solitude… Maintenant il me semblait être appelé par Yvane. Si, créant sa légende, je n’avais pas obéi à une pure fantaisie, mais cédé à son invitation, n’était-ce pas, maintenant, que, des lieux indicibles où se perpétuait son souvenir, elle m’invitait à la rejoindre ? Oui, c’était bien elle qui m’appelait… Dès lors, menacé d’un côté par un univers à la marche implacable, de l’autre sollicité par le plus gracieux fantôme qu’eût jamais porté l’air léger de ces nuits d’été, pouvais-je longtemps hésiter ?

Quand revint un soir tiède et paisible, si semblable au soir où nous étions partis ensemble pour notre dernière promenade que je crus entendre à ma porte le bruit de la voiture qui nous avait emmenés, je ne résistai plus, je glissai mon revolver dans ma poche, et je partis pour la montagne.

Avec application, je remis mes pas dans ses pas. Rien, je n’avais rien oublié. Chaque caillou, chaque brin d’herbe était resté dans mon souvenir. Je caressais au passage les feuilles mêmes qu’elle avait frôlées. À la première halte, le long de la paroi de roc, le même soleil plongea dans son bain d’or fondu, et, dans le vide, ma main passa et repassa longuement sur le bras qu’on ne me tendait plus. Une dernière hésitation me tenait encore, mais quand le même épervier rappelé par le soir à son nid de la plaine plongea devant moi dans la vallée, je ne doutai plus qu’elle m’attendit là-haut. Le sens de la scène étrange au cours de laquelle elle s’était échappée de mes bras pour aller bondir dans la nuit m’apparaissait maintenant en clair. Avec une merveilleuse prescience elle m’avait, vivante, donné rendez-vous en ces lieux de mystère où la vie rejoignait la mort. Son fantôme dansait toujours, il suffisait d’aller le rejoindre.

J’eusse continué le chemin les yeux fermés. Je remontai l’éboulis, accédai à la cime. Les rocs étaient là, dressés, attentifs, fidèles à leurs formes étranges. À la place où je l’avais reçue dans mes bras, je m’assis et j’attendis le miracle. La lune suivait lentement son chemin à travers les étoiles, mes yeux s’usaient à interroger les reflets et les ombres, mon cœur appelait dans ma poitrine, rien ne répondait dans le silence.

Alors, je compris le sens des battements de ce cœur : un dernier pas me restait à franchir. J’inspirai longuement, gonflant jusqu’à refus ma poitrine pour la dernière fois. Je fermai les yeux, accueillant avec un sourire de bienvenue cette autre nuit déjà descendue en moi et qu’allait illuminer une apparition radieuse. À même la peau j’appliquai le canon sur ma poitrine, je pressai la gâchette, un déclic se fit entendre : l’arme était enrayée.

Je jurai, jetai le revolver à terre. Vaincu ! J’étais vaincu. Le docteur l’emportait. Le droit de me tuer, lui-même, m’échappait. Yvane était morte, bien morte. En vain pour essayer de la rejoindre m’étais-je avancé jusqu’au dernier seuil, l’ultime porte était restée close. Je demeurai seul, dégrisé, sur le bord de l’abîme, et je sentis alors se dénouer en moi cette longue crise de démence au cours de laquelle j’avais tenté de la faire revivre.

Mais, tout en reconnaissant le côté insensé de l’aventure, tout en concevant maintenant avec une parfaite lucidité quel raisonnement de fou m’avait poussé à me vouloir tuer pour qu’elle vive, je ne consentais pas encore à être dominé par la fatalité. Sans doute, rien ne pouvait faire revenir le destin sur ses décisions passées, mais si je n’avais pas pu me tuer pour Yvane, j’allais du moins me tuer pour me prouver que, malgré tout, j’étais libre.

Il est étrange de se suicider deux fois pour des raisons entièrement différentes. À tâtons, je cherchai le revolver dans les bruyères. Fort posément je démontai le chargeur, le remis en place, fis jouer le canon pour l’armer. J’eus un nouveau sourire, mais de haine à l’adresse du docteur. « Tu as gagné deux fois, maintenant, à mon tour ! » criai-je. Je portai le canon, à la tempe cette fois, et, plus délibérément, plus volontairement encore que tout à l’heure, j’appuyai sur la détente.

Les revolvers ne s’enrayent pas deux fois.

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