12

C’était blanc, mieux que blanc, comme une étoile d’argent ou de métal poli. Des reflets bleus se tressaient aux rayons qui venaient de cette chose vers moi, et me guidaient aux carrefours de lumière pour me permettre de parvenir jusqu’à la chose elle-même, l’étoile d’argent, qui semblait être encore un diamant destiné à servir de gîte à mon regard. Jamais je n’avais vu pareille merveille, brillante, suspendue, immobile, attirante. Jamais astre à son lever, goutte de cristal surprise dans la rosée de l’aube n’avait brillé d’un éclat aussi pur. Ma paresse, errante dans l’espace obscur, s’échappait des ténèbres où elle s’était complue, et dans cette flamme éclatante et glacée que je surprenais tout à coup au bout de mes regards, j’assistai à cet extraordinaire miracle, le réveil de ma curiosité. La lumière, la vraie, faisait renaître en moi les clartés de l’intelligence, l’une enfantait l’autre, et ma conscience ranimée par cette étincelle qui l’arrachait aux limbes se surprenait elle-même au moment de son réveil pour prêter sa magie irréelle à la magie de la réalité. Un instant je restai en suspens, comme au confluent de deux mondes : celui des choses et celui de leur compréhension, immobile sur leur frontière étincelante, hésitant à choisir, à renoncer à l’émerveillement pur et simple du seul regard conscient, mais déjà l’intelligence éveillée ne me laissait plus de loisir, me poussait dans le réseau infini de ses interrogations muettes pour capter l’objet de ma première surprise, qu’entre mille souvenirs d’expériences antérieures, endormis, oubliés, épars dans les combles de ma mémoire, elle put enfin reconnaître et classer comme étant un robinet nickelé.

La magie cessa brusquement avec cette reconnaissance, mais le repos qui suivit le bouillonnement d’activité revenue ne me fut pas moins délectable. Pour le goûter, je fermai les yeux, retournai un instant à la nuit. Quand je les rouvris, il y avait un ange sur le mur. Peut-être l’attendais-je ? L’ange ne disait rien, se souciant moins de moi que d’un jeune homme dont il retenait le bras. Un fort bel ange, en vérité, dont les ailes aux formes harmonieuses descendaient jusqu’au sol, et j’admirai qu’il les portât avec cette aisance, comme les basques d’un habit endossé pour l’éternité. Un ange aux cheveux blonds et longs, trop longs pour mes souvenirs, oui décidément trop longs… Dans le même instant, grâce à cette chevelure exagérément répandue, je compris que je n’étais pas mort et que l’ange faisait partie d’un tableau accroché au mur de ma chambre.

Je n’étais pas mort, et le chromo devant mon lit contait l’histoire du jeune homme miraculeusement sauvé par son ange gardien dont l’apparition l’arrête au bord du précipice. J’avais déjà rencontré la gravure dans les livres de mon enfance. Ici, plus prétentieuse en son cadre doré, elle participait du charme étrange des réclames d’apéritifs au mur des cafés de village. Mais je n’étais pas mort. Pourquoi donc avais-je à faire cette constatation qui n’est, à l’ordinaire, point de celles qui s’imposent au réveil ?

Une femme, en tenue d’infirmière, entra, apportant un déjeuner. Elle parut surprise de m’entendre lui poser des questions, revint en compagnie d’un homme en blouse blanche, dont le visage s’éclaira quand il m’entendit. Mes réflexions bien ordinaires ne portaient cependant que sur le beau soleil qu’il faisait ce matin-là. On se retira pour me laisser déjeuner. Plus tard la porte s’ouvrit encore.

— Narda ! m’écriai-je.

Je la regardai venir à moi, aussi brune que l’ange était blond. Elle prit ma main entre ses deux mains.

— Pierre ! Que je suis heureuse ! Vous me reconnaissez ! Vous me reconnaissez !

Le son de sa voix acheva de me faire revenir à moi-même, et me permit de renouer avec les souvenirs du passé. En un éclair, je revis le château, le pavillon, mon départ, la nuit sur la montagne.

— Mais où suis-je ? demandai-je.

— À l’hôpital, en Suisse, près de Lausanne. Nous vous avons emmené avec nous.

— Mais, pourquoi ? Que s’est-il donc passé ? Depuis combien de temps suis-je ainsi ?

— Il y aura demain six mois depuis le matin où l’on vous a retrouvé sur…

Elle s’arrêta, craignant de réveiller de pénibles souvenirs.

— Six mois ! m’écriai-je, ne pouvant en croire mes oreilles. Comment ? Je suis resté six mois dans cet état !

— La blessure fut vite guérie, le reste fut plus long à rentrer dans l’ordre, m’expliqua-t-elle avec une discrétion d’expression qui me toucha. Quand on m’a téléphoné ce matin que vous parliez, je n’ai pas voulu perdre une minute, je suis venue tout de suite… Je n’avais jamais perdu l’espoir, mais les docteurs ne voulaient donner aucune assurance…

La nouvelle n’arrivait pas à passer, et dans mon désarroi, ce fut une pensée bien triviale qui me vint aux lèvres :

— Pour une fois que j’ai un an de congé, je passe six mois dans l’inconscience, voilà bien ma chance…

Mais il me fallait encore des explications.

— Qui s’est occupé de moi ?

— Nous, dit Narda, mon oncle, les docteurs…

— Est-ce que votre oncle m’a soigné ? jetai-je brusquement inquiet.

— Non, rassurez-vous, me dit-elle en riant. Mais on ne savait qui prévenir. J’ai écrit aux adresses trouvées dans vos papiers. Nous avons eu une réponse du Caire, de votre sœur. Elle offrait de vous recevoir là-bas, mais le climat…

— Pourquoi suis-je en Suisse, en effet ?

— Une idée de mon oncle. Le séjour en Provence avait cessé de lui plaire. Vous ne devinerez jamais pourquoi : il craint une guerre. Nous nous sommes transportés en Suisse avec armes et bagages, et vous avec nous.

— Je vois, je vois, murmurai-je, redevenu pensif depuis que le nom du docteur était entré dans la conversation. Je vous ai des obligations infinies, ma petite Narda. Il est vraiment admirable qu’un solitaire trouve toujours, aux heures où cela devient nécessaire, des dévouements à son service…

Un bain d’oubli qui dure six mois, alors même qu’on n’en a pas eu conscience, vous vaut de considérer d’un autre œil celui qu’on a été. Je reprenais possession de moi-même comme d’un appartement abandonné, je reconnaissais la disposition générale des lieux, des objets, mais les liens affectifs qui m’unissaient à eux avaient changé. J’étais étranger dans ma propre demeure. En passant la main sur mon front, je rencontrai près de ma tempe une cicatrice, première chose nouvelle que je trouvais en moi. C’était aussi la dernière de celui que j’avais été. Là donc se faisait la jonction de mes « moi » successifs. Dans l’ancien « moi » cette cicatrice avait eu une signification spirituelle profonde, mais je n’accédais plus à sa gravité. Ce n’était plus maintenant, pour le nouveau « moi », qu’une petite ligne sinueuse, se perdant à la racine des cheveux, et que je me bornais à suivre du doigt avec une curiosité presque amusée.

En peu de jours, je retrouvai tout l’usage raisonné de moi-même, je pus quitter la clinique, sortir pour des courses en ville, et, après la brève ivresse des convalescences, retrouver les petits ennuis de la vie. La politesse, à défaut d’autres sentiments de reconnaissance, m’obligeait à rendre visite au docteur Mops. Je ne pouvais m’y résoudre, non pas tant, croyais-je, à cause des souvenirs d’un passé qui était bien mort, que parce qu’il me déplaisait de me présenter à lui sous les traits un peu ridicules du suicidé qui s’est manqué. Jour après jour, je remettais ma visite, me laissant aller, dans la molle ambiance suisse, du petit déjeuner au déjeuner, et du déjeuner au dîner, sans prendre aucune décision.

Au cours des visites que me faisait Narda, je dépensais des trésors de diplomatie pour décliner les invitations qu’elle m’adressait au nom de son oncle.

— Nous sommes installés aux environs, rien n’a changé, vous verrez, me disait-elle pensant m’amadouer.

— Oui, oui, faisais-je distraitement, sachant très bien pour quelles raisons rien n’avait changé… Et me laissant aller à l’enchaînement des souvenirs : « À propos, et Dirk, que devient-il ? » demandai-je.

— Toujours le même, toujours aussi fou. Il ne parle pour ainsi dire plus. Pourtant il n’a pas oublié, mais il mélange tout. Il y a quelque temps, il m’a salué d’un « Bonjour madame Delambre », qui m’a bien surprise. Je m’attendais si peu à entendre votre nom sortant de sa bouche !

Malgré moi, j’accusai le coup.

— Pierre, qu’avez-vous ? Vous êtes tout pâle.

Aussitôt je me sentis devenir écarlate et cherchai à me détourner pour fuir les regards de Narda.

— Pardon, dit-elle, je suis trop sotte. Je ne voulais pas vous rappeler le passé… Enfin le mal est fait, ne m’en veuillez pas. Et puisque je suis si maladroite, je vous laisse…

Il était clair qu’elle n’attribuait mon trouble qu’au souvenir d’Yvane. Quant à moi, mon émotion ne tenait pas tant à cette nouvelle prédiction de Dirk, – que je me sentais de taille à démentir, maintenant que, fort de pied en cap, aucun sentiment ne me paralysait plus – qu’à la pensée que se poursuivait encore cette expérience dont l’interférence avec ma vie avait déjà eu de telles conséquences, et qui menaçait encore de vouloir m’entraîner.

La décision que j’hésitais à prendre fut, du coup, arrêtée sur-le-champ. Parfaitement résolu à tirer un trait sur toute l’histoire et à ne plus mettre les pieds chez le docteur qui penserait de moi ce qu’il voudrait, je partirais dès le lendemain pour Paris.

Le lendemain, mes valises faites, je m’occupai de les faire transporter à la gare quand on m’apporta un billet : il était de Narda.

Il se passe ici des choses qui m’inquiètent. J’aurais besoin qu’on m’aide, mais je ne sais trop où m’adresser. Ne pourriez-vous demander à un des médecins qui vous ont soigné, et en qui je pourrais avoir confiance, de venir sous un prétexte quelconque ? Il faudrait d’abord me demander. Désolée de vous ennuyer en vous priant de me rendre ce service. C’est assez urgent.

Il me restait dix minutes de réflexion avant le départ de la voiture pour le train. Ma première pensée fut de ne rien modifier à mes projets. Puis il me parut que j’avais le temps de téléphoner au médecin-chef de la clinique où j’avais été soigné, pour lui faire part de la demande de Narda. Pourtant, je n’en fis rien. N’était-il pas assez lâche de ma part d’abandonner une jeune fille de dix-huit ans à des difficultés que je pouvais pressentir assez dures puisque je n’hésitais pas à les fuir ? Sans compter que je lui devais la vie, puisque c’était elle qui m’avait fait rechercher sur la montagne… Mais il était aussi vraiment trop bête de recommencer à jouer les Terre-Neuve, et j’avais par-dessus la tête de toutes ces histoires, de toute cette famille. J’avais décidé de partir, je n’avais qu’à le faire… Je relus la lettre. Ce n’était pas un appel, en tout cas il était détourné et fort discret. En dépit de sa brièveté, il contenait plusieurs fautes d’orthographe qui m’émurent. Ce furent ces fautes d’orthographe qui me firent remettre mon départ au train du soir…

Un peu plus tard, dans la matinée, je sonnai chez le docteur Mops.

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