13

— Bonjour Delambre, bien content de vous revoir.

Le docteur était entré dans la pièce pendant que je tournais le dos. Il s’avança, je l’aurais à peine reconnu, tant il semblait avoir vieilli. Sa voix, plus dure, se cassait sur les finales. Son ton voulait encore se faire protecteur, mais il forçait la note et manquait son effet.

Comme Narda, auprès de qui j’avais demandé qu’on m’annonçât, ouvrait à son tour la porte, il jeta sèchement :

— Laisse-nous un instant, mon enfant, je désirerais m’entretenir seul avec M. Delambre.

Narda obéit sans répondre, mais avant de disparaître, elle me lança un regard dont je ne pus démêler exactement la signification. Elle avait l’air de m’inviter à être circonspect.

La brusquerie de façons du docteur visait peut-être à m’en imposer. Mais n’ayant plus aucun ménagement à garder avec lui, je me sentais prêt à répondre du tac au tac.

— Voulez-vous me suivre ? demanda-t-il. Ici, je me méfie des cloisons.

Nous nous retrouvâmes dans l’éternel bureau, où l’hémisphère droit du cerveau se balançait à sa place accoutumée. Ce vieux décor ne m’impressionnait plus, mais il eut cependant sur moi un effet inattendu : pour la première fois depuis que la conscience m’était revenue, je me mis à repenser à Yvane. Non que je l’eusse oubliée, mais son souvenir occupait une région de ma mémoire où je m’étais interdit de revenir jusqu’à ce jour. Et voici que, par le seul effet de la disposition des meubles, toute cette zone volontairement obscure de mes souvenirs s’illuminait, s’animait, non plus comme autrefois d’une vie qui tenait intimement à la mienne, mais comme une image brusquement éclairée par derrière, et dont le filigrane révèle un visage familier. Ce n’était plus l’Yvane vivante, mais un portrait d’Yvane, éveillant plus de curiosité que de trouble profond. Un portrait qui donnait à songer, tout de même…

— Mon cher, commença alors le docteur qui pendant un long temps m’avait laissé le loisir de m’installer, vous voyez devant vous un homme fini, vidé, claqué. Le ressort a cassé, il y a quelques jours.

De fait, sa voix s’était faite misérable, le masque autoritaire avec lequel il m’avait accueilli était tombé, révélant un visage flasque aux traits désunis, un regard terne et las. Mais loin de ressentir de la pitié, j’éprouvais plutôt une légère répugnance.

— Voilà, j’ai exagéré, continua-t-il : Dirk est mort.

— Ah ! fis-je un peu décontenancé par cette nouvelle. Et je pensai à part moi : « Voilà donc ce qui ennuyait Narda. » Puis je repris à voix haute : « Et vous redoutez probablement des ennuis. Mais j’imagine que vous pourrez facilement trouver des explications. »

— J’ai tué la poule aux œufs d’or, continua-t-il sans m’écouter.

J’aurais bien dû prévoir qu’il n’était pas homme à s’apitoyer sur la disparition d’un sujet d’expérience et qu’il ne déplorait que la perte de ses intérêts.

— Du reste, reprit-il en se levant, vous allez le voir.

— Non, non, protestai-je, je n’y tiens pas.

Je préférais n’être pas mêlé à toute cette histoire qui pouvait devenir louche. Et comme il ne semblait pas comprendre mon refus, j’ânonnai une vague explication :

— Moi, vous savez, la vue des cadavres…

— Comment ? La vue des cadavres ? Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, vous venez de me dire qu’il est mort.

— Vous m’avez mal compris, reprit-il. Il est mort, mais il se porte comme vous et moi.

L’ahurissement dut se peindre sur mon visage.

— Je croyais que vous vous souveniez, m’expliqua le docteur. Je pousse Dirk vers l’avenir. Il avait huit ans d’avance quand, brusquement, il y a quelques jours, toute possibilité de communication avec lui s’est trouvée rompue. J’ai tout essayé avant de me rendre à l’évidence : il se tait parce que dans huit ans il sera mort, tout simplement. Mais, en attendant, pour les huit années qui lui restent à vivre, il est là, solide, bien vivant. Vous allez en juger vous-même.

Alors, il se leva, gagna la petite porte, et la scène recommença que je connaissais bien :

— Nous allons pouvoir travailler, Dirk, voulez-vous descendre ?

En entendant le pas de Dirk dans l’escalier, l’indifférence que j’éprouvais jusque-là fit place à une vague inquiétude. Quel était ce fantôme qui allait paraître ?

Dirk vint à moi, la main tendue. Je dus vaincre une légère hésitation, mais serrai cette main. Elle était vigoureuse, tiède, comme une vraie main.

— Mais voyons, fis-je, en me tournant vers le docteur, êtes-vous sûr qu’il est…

La présence de Dirk m’empêchait de prononcer le mot.

— Hélas ! soupira le docteur. Et, s’étant levé, il alla frapper sur l’épaule de Dirk, puis, sans aucune retenue : « Mort, mort, il est bien mort, je vous assure. À la longue, il fallait certes s’y attendre, mais qui eût pu penser que, dans huit ans, ce gaillard-là serait déjà claqué ? Il est solide pourtant, regardez-le. Je lui donnais trente ans de vie encore, et je continuais sans crainte, gagnant chaque jour plusieurs semaines vers l’avenir. Avec huit ans seulement d’avance, je croyais avoir encore une belle marge devant moi, et crac ! il me part dans les mains… »

Une sorte de colère désespérée redonnait quelque animation au visage du docteur. Il allait de long en large, tout en continuant à se lamenter.

— Au moment où j’étais en train d’apprendre grâce à lui des choses étonnantes sur le traitement des tumeurs cancéreuses par les rayons cosmiques ! Car vous pensez bien qu’avec huit ans d’avance je ne jouais plus à la Bourse, simple amusette du début ; du reste il y avait des difficultés… Non, ce qui m’intéressait c’était de déchiffrer la science de l’avenir. J’en venais au véritable but de l’expérience, je réalisais ce rêve de tous les savants : connaître la suite du grand feuilleton de la découverte, l’état de la science pour les générations futures. Vous vous rappelez le mot de votre Renan : « Je donnerais tout ce que je sais pour pouvoir lire le petit manuel qu’ânonneront les écoliers du siècle futur ! » Et voilà que ce rêve que j’étais en train de réaliser s’effondre subitement par la mort de cet imbécile. C’est toute l’œuvre de ma vie qui tombe à rien…

Dirk écoutait, comme s’il se fût agi d’un autre. La scène était curieuse. Doutant toujours, je hasardai quelques objections.

— Qui vous dit qu’il est mort ? Il ne vous parle plus, mais peut-être est-ce vous qui aurez disparu dans huit ans ?

— J’y ai songé, mais j’ai des contre-épreuves irrécusables. Le microphone installé dans sa chambre enregistre continuellement sur pellicule, de jour comme de nuit, tout ce qui lui échappe. Ce qu’il dit en rêve, remarquez-le bien, est indépendant du décor extérieur, puisque chaque nuit ressemble à n’importe quelle nuit du passé ou de l’avenir. Jusqu’à ces derniers jours, les pellicules enregistraient des bribes de cauchemar. Mais, depuis trois jours, c’est le silence complet après une dernière nuit où il n’est pas difficile de reconnaître la nuit de l’agonie. Tenez, je vais vous la faire entendre…

— Non, non, je vous crois, c’est inutile.

Mon regard ne quittait pas Dirk qui semblait suivre toute la conversation, tournait la tête d’un interlocuteur à l’autre, souriait, se passait parfois distraitement la main sur la joue. Un mouvement d’intérêt l’avait fait se dresser quand le docteur avait proposé de faire entendre sa nuit d’agonie. Mais une attention plus soutenue permettait pourtant de reconnaître le caractère automatique de ces gestes, et certaine absence dans l’expression du visage pouvait dénoncer le mort-vivant.

Malgré ma volonté de me tenir à l’écart de toute cette histoire, je me laissai gagner par l’intérêt de la scène. Des gouttes de sueur me perlaient au front. Je m’épongeai, en fait je me sentais très mal à mon aise. Avec une insensibilité de bourreau, le docteur continuait à me donner à haute voix des détails. Je me demandais si, tout de même, Dirk ne comprenait pas, ne sentait pas quelque chose. Le docteur ne s’apitoyait que sur lui-même :

— Vingt ans d’études, dix ans de laboratoire, deux ans de soins journaliers consacrés à parachever un merveilleux sujet, une expérience pour laquelle j’ai tout sacrifié, et bien plus encore que vous ne pouvez supposer, et tout cela disparaissant d’un seul coup !… Que voulez-vous que je fasse maintenant dans la vie ? Tout ce travail était ma raison d’être. Il ne me reste rien, rien… Recommencer ? Je suis trop vieux, et on ne trouve pas tous les jours un sujet pareil… Je croyais avoir atteint le fond de la détresse, jadis, avec mes infortunes conjugales… Aujourd’hui, c’est plus cruel encore. Je retombe à zéro, sans avoir rien où me raccrocher. Toute espérance m’a quitté. Le vrai mort, dans l’histoire, c’est moi. Lui, il s’en fout bien, regardez-le…

La scène devenait pénible. Le docteur s’emportait et son visage se congestionnait. Comme je me gardais de répondre à ses plaintes, il s’indignait dans le vide, comme un damné.

— Ce chauffage central est vraiment sans pitié, s’écria-t-il soudain, on étouffe ici.

Marchant vers une des fenêtres à vitraux, il l’ouvrit d’un seul coup en grand. Un souffle d’air frais fit irruption dans la pièce, et un merveilleux décor de montagnes s’offrit dans l’encadrement de la baie. Par-delà le Léman, la vue s’étendait sur la grande chaîne des Alpes. Au-dessus de la brume du lac, dans le ciel bleu pâle et pur, s’enlevait l’éclatante blancheur des cimes neigeuses qui semblaient miraculeusement suspendues dans l’espace. C’était une magnifique journée d’hiver illuminée par un soleil bas de décembre, accusant si nettement les contours qu’aucun détail n’échappait aux regards. On eût pu croire qu’à étendre le bras on allait toucher les cimes. De grands pans de glaciers renvoyaient çà et là comme des miroirs d’argent bosselé l’éclat du soleil. Ailleurs, une légère buée translucide s’élevait sur les pentes orientées vers l’ombre. Tout le panorama de la haute montagne s’étalait vide, sans demeure, sans humain, immense et pur comme un gigantesque cristal de neige où la nature semblait se contempler elle-même. L’air glacé qui venait baigner les tempes entraînait irrésistiblement les pensées vers les songes de l’altitude. Le docteur avait cessé de parler, une détente se faisait dans nos esprits. Je me réfugiai dans la contemplation du paysage.

— Whisky ? proposa soudain le docteur.

Il me tendit le whisky-soda préparé, en offrit un à Dirk, et se laissa aller dans le fond d’un fauteuil, gardant au poing son verre où il agitait un morceau de glace. Dans le silence de la pièce, seul le son cristallin de la paroi de verre heurtée par la glace se faisait entendre.

C’est alors que se produisit la chose extraordinaire.

— Hosanna ! Hosanna ! fit une voix forte.

Je me tournai vers Dirk, sa bouche était encore ouverte, et le liquide se balançait dans le verre qu’il tenait. De saisissement, le docteur avait laissé échapper le sien qui s’était brisé sur le parquet.

— Vous avez entendu ? me demanda-t-il à voix basse.

— Il parle donc, fis-je.

Dirk, sans paraître attacher d’importance à notre stupéfaction, but une gorgée de whisky, reposa son verre, puis, saisi d’un frisson, s’écria :

— Hosanna ! Hosanna !

— Vous le voyez, il n’est pas mort ! m’écriai-je triomphant, heureux de marquer pour la première fois un point contre le docteur.

Mon triomphe était facile. La stupéfaction, l’ahurissement n’étaient pas des mots suffisants pour peindre l’expression du docteur. La bouche béante, l’œil tout rond, fixé sur Dirk, l’intelligence semblait avoir quitté définitivement son visage. À voix basse, il murmurait.

— Il est mort, mort, je suis sûr qu’il est mort.

Une idée me traversa subitement l’esprit, et je jetai comme une boutade :

— Eh bien alors, il est au ciel…

Je m’attendais à un éclat de rire de la part du docteur. Je le vis verdir.

— Au ciel ? dit-il d’une voix balbutiante et pénible, mais non, c’est impossible. Il n’y a pas de ciel, il n’y a que la mort, rien, le néant…

Comme au cours d’un combat on se trouve mystérieusement averti de la défaillance secrète de l’adversaire, j’eus à cet instant le sentiment que l’heure de ma revanche était venue. Je chargeai à fond.

— Qu’en savez-vous ? proclamai-je en me dressant avec autorité. Le décor, toujours le décor, cette neige, cette pureté d’atmosphère, il s’est retrouvé chez lui, il est au ciel, au ciel… C’est le moment où l’expérience va devenir vraiment intéressante et nous apprendre ce que nul n’a jamais pu savoir. À cette heure, il chante les louanges de Dieu…

Et pour la troisième fois, Dirk poussa son double « Hosanna ! » J’en venais presque à être convaincu moi-même. Très surexcité, je me retournai vers le docteur et lui criai :

— Comprenez-vous ? Il voit Dieu !

Je n’eus pas à continuer. Les yeux du docteur chavirèrent, son buste se raidit dans un sursaut, puis il s’effondra comme une masse sur le tapis.

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