14

Je le relevai, l’étendis sur le divan de cuir, et lui bassinai les tempes avec du whisky. Dirk continuait à boire, comme si de rien n’était. Je cherchais les sonnettes pour appeler à l’aide quand le docteur revint à lui.

— L’air frais m’a saisi après cette chaleur. Voulez-vous fermer la fenêtre ? demanda-t-il.

Il s’exprimait difficilement, et la pâleur de son visage sur le fond de cuir brun était saisissante. Un tremblement continuel agitait sa main droite qui pendait le long de son corps.

— Qui dois-je prévenir ? demandai-je.

— Mais, personne, répondit-il. Dans un instant j’irai mieux.

— Pourtant, insistai-je, un médecin…

— Je sais moi-même ce qu’il en est.

Il tenta de porter sa main gauche à sa nuque qui devait le faire souffrir.

Je lui glissai un coussin sous les épaules.

— Navré de vous donner ce mal, marmotta-t-il.

De toute son énergie, il essayait de tenir le coup.

— Reconduisez Dirk, je vous prie, me demanda-t-il encore.

Quand je revins, je le trouvai assis sur le divan. Il avait fait un effort pour se lever, il grimaçait encore.

— Menace d’hémiplégie du côté droit, murmura-t-il. Et il fit entendre un petit claquement de langue pour souligner la gravité du diagnostic.

— Je vais sonner pour qu’on vous porte dans votre lit, décidai-je.

— Jamais, jamais, protesta-t-il, je n’ai besoin de rien. Je n’ai confiance en personne. Tout ira mieux dans un instant. Si vous voulez m’être agréable, asseyez-vous… Causons ensemble pour essayer de voir clair. Vous m’aiderez à penser, je me sens la tête encore lourde.

Il ferma les yeux, passa à plusieurs reprises la main gauche sur son visage qui se plissa comme une peau de pachyderme.

— Vous avez dit une bien grosse bêtise en parlant du ciel, tout à l’heure, mon cher Pierre…

Je savais bien que c’était là le point irritant, mais je n’allais pas, par pitié pour son état, abandonner une position dominante. Il était abattu, physiquement et moralement, mais je le sentais coriace encore.

— Comment donc expliquez-vous que Dirk soit mort et qu’il parle ? lui demandai-je.

— Je ne me l’explique pas encore, c’est pourquoi je voudrais réfléchir. (Il ricana :) Le ciel ! Mais c’est à l’opposé de ce que j’ai pensé toute ma vie. Je n’ai pas cessé de lui tourner le dos, moi, au ciel. Et je ne vais pas, pour un ou deux cris échappés… »

— Mais l’expérience, insistai-je, votre expérience… On trouve ce qu’on ne cherchait pas, c’est presque la règle dans toute investigation scientifique.

Quand j’avais prononcé le mot « expérience », il avait rouvert les yeux et fixé sur moi un long regard globuleux. Il voulait voir si je parlais sérieusement, si je ne cherchais pas à le flatter en le prenant par son faible. Son « expérience », il y tenait, le vieux renard, et il se trouvait pris dans le dilemme : ou cesser de croire à son expérience, ou en accepter les conclusions. Il secoua la tête :

— Il est peu probable que je croie jamais au ciel. Je m’en moque moi, du ciel, c’est la terre qui m’intéresse.

Pourtant, il était loin de faire belle figure sur la terre. Sans ménagement, je déclarai, avec une autorité d’autant plus définitive que la question m’était indifférente :

— Alors, l’expérience est finie.

Une crispation parcourut son visage. Le cœur dut lui faire mal, car il porta sa main valide à sa poitrine pour fourrager dans son gilet. Il y avait quelque cruauté de ma part à torturer ce vieillard à la pensée diminuée, et, qui plus est, je sentais qu’il s’en apercevait, qu’il souffrait dans son orgueil d’être devenu mon jouet et de me voir prendre avec lui une attitude désinvolte. J’allais cesser d’exploiter mon succès et abandonner la partie, quand un élancement plus aigu lui fit rejeter brusquement la tête en arrière. Il commença : « Yvane, c’est… » Une seconde syncope le laissa quelques instants sans connaissance.

— À boire, fit-il en reprenant conscience.

Je remplis un verre que je dus tenir devant ses lèvres.

— Les comprimés, dans la petite boîte, là, sur mon bureau.

Je suivis ses indications.

— Deux, fit-il.

Il les prit, les avala avec une gorgée d’eau. Son œil ne me quittait pas, dardant sur moi un regard jaune et méchant : il m’en voulait plus que jamais, je le sentais… De quoi ? Peut-être d’être libre de mes gestes, bien portant, indifférent au fond à ce qui le tenaillait physiquement et moralement. Le plus curieux est qu’il se refusait toujours à ce que j’appelasse quelqu’un, et insistait pour me voir rester seul auprès de lui.

Le tremblement de sa main droite, qu’il avait dissimulée dans la poche de son veston, ne cessait pas. Il avait même gagné la tête, bien qu’elle fût appuyée sur le dossier du divan, et un petit crissement périodique du cuir rompait le silence de la pièce, comme eût fait un grillon dans une boiserie.

— Comme la vie est drôle, murmura-t-il, on s’habitue aux choses, aux êtres sans s’en apercevoir. Dans la maison court un petit animal vif, amusant, silencieux, une enfant bien sage, que l’on aperçoit soudain en arrêt dans les embrasures des portes, cherchant à deviner si elle peut entrer. Une fois, passant dans un couloir, j’ai écrasé les assiettes de sa poupée. Ce fut une crise de larmes, je l’ai prise sur mes genoux pour la consoler. J’ai caressé sa tête, des cheveux fins, noués d’un ruban noir… C’est là que ça a dû commencer.

Il bafouillait, d’une voix empâtée que j’avais assez de peine à suivre. Je crus qu’il commençait à délirer, mais il ouvrit les yeux et son regard tomba sur moi, dur, bien vivant, un regard qui n’appelait aucune pitié, et devant lequel instinctivement je me mis en garde.

— Yvane, dit-il sans me quitter du regard, c’est moi qui l’ai tuée.

Je réussis à rester impassible. L’hostilité de son regard m’avait prévenu qu’il fallait m’attendre à un coup direct. Pas un de mes cils ne bougea. À vrai dire, je ne compris pas sur le moment, et avant d’en venir au plein sens de l’aveu, je saisis seulement pourquoi j’étais resté là, quelle force obscure m’avait maintenu auprès de ce vieillard à demi foudroyé. Maintenant je savais, et ma première impression fut presque de soulagement.

Il avait refermé les yeux devant mon visage impassible, il continua, balbutiant, cherchant ses mots :

— Une rivale est née, c’est une phrase de roman. Peu importe, elle contient du vrai. La même image va revivre, plus fraîche, plus jeune, auprès de l’ancienne qui s’efface sans le savoir. La petite main qui disparaissait dans la grosse patte qu’on tendait grandit jour après jour, s’allonge. La voix se nuance, la pensée se précise, toute une chose neuve est là, en bouton qui va éclore. C’est un recommencement, on se trouve repris aux choses qui quinze années plus tôt vous avaient retenu. On ne sent pas sa propre vieillesse. Et puis l’on ne demande rien, hormis une présence, et cette diffuse impression de contentement, de légèreté que procure la simple vue d’un visage gracieux. On est sans méfiance aussi.

« Elle a relevé ses nattes pour les porter en coquilles sur les oreilles. C’est sa première coiffure de grande personne, elle m’a demandé si ça lui allait ? Tout lui allait, mon sourire était une réponse. C’était sur un bateau, nous descendions le Rhin pendant les vacances, accoudés au bastingage. Son oreille, mordue par l’air frais, rosissait. Nous faisions le voyage ensemble, une philippine que j’avais perdue. J’avais emporté un gros parapluie dont elle se moquait.

« On ne sait pas, on ne sait jamais rien de ce qui se passe, au fond. Qu’allais-je chercher dans les livres, au laboratoire ? J’oubliais de vivre pour essayer de deviner la vie. Mais d’autres vivaient à ma place, et, de regarder vivre les autres, quand on les aime, c’est suffisant. Nous avons eu nos premiers secrets : c’est moi qui lui ai donné en cachette l’argent pour s’acheter sa première automobile. Un jour, elle préparait son bachot, elle est venue me demander de lui expliquer en deux mots le système nerveux : elle préparait l’oral, avait peur, tant elle était timide. Le système nerveux, en deux mots ! »

Il ouvrit les yeux pour dire :

— Elle était assise à votre place, écoutant avec une bonne volonté touchante des explications qui n’avaient jamais été si confuses. Je souffrais de voir son front se plisser d’attention à cause de ma lourdeur à m’exprimer. Ces rides creusées entre ses sourcils encore enfantins, voilà le seul signe que mes propos pouvaient éveiller sur son visage…

« Quand la mort a fait que nous sommes restés seuls, à travers le voile du deuil, je l’ai embrassée, j’ai connu le goût de ses larmes. Moi, je ne pleurais pas, je ne souffrais pas. Je n’avais pas conscience d’un déplacement d’affection. La vie continuait. Chaque jour j’étais frappé de sa ressemblance grandissante avec sa mère. Ce n’étaient point seulement ses bras, sa démarche, mais les expressions de son visage, les petites manies d’un être, sa façon de jeter son chapeau en entrant dans le hall, la même intonation chantante sur les mots un peu longs, le goût des mêmes fleurs, la même allégresse coupée d’hésitations, de réticences, et parfois une bizarre tristesse dans le regard. Celle que j’avais aimée était toujours présente. Elle tenait la maison avec une application touchante. Nous ne nous parlions guère, je ne savais pas quoi lui dire. Certaines attentions, d’inspiration filiale, me charmaient. Quand vous êtes paru, je vous ai tout de suite haï, car, à ce moment seulement, j’ai commencé à comprendre. Il m’a fallu lutter, j’ai lutté.

« J’ai lutté. Je n’en revenais pas de trouver le mal si profond, enraciné depuis si longtemps. J’ai employé tous les moyens, le raisonnement, le raidissement moral, le travail acharné, j’ai été jusqu’à essayer de me traiter moi-même pour stériliser certaines zones de mon imagination sentimentale ! Pourquoi continuai-je à refuser d’accepter l’inéluctable ? Sans parler des obstacles infranchissables, j’étais vieux, et mon prestige était trop fragile en regard d’un seul sourire de la jeunesse. J’ai lutté. La Nature se rit bien de nos volontés. Plus je m’enfermais au laboratoire pour oublier, plus le mal me tenaillait. Quelles misères se cachent sous les apparences les plus indifférentes ! Un vieux fou avec une âme d’enfant ! Une horrible jalousie me dévorait. Ma dernière chance dans la vie m’échappait sans que je pusse la défendre. Il le fallait. Je devais y consentir. Pourquoi donc êtes-vous venu m’annoncer ce qui allait se produire ? »

J’écoutais malgré moi, écœuré et comme écrasé par une certaine forme d’horreur. Au nom d’Yvane, j’avais senti reprendre vie en moi tous les souvenirs gravés dans ma mémoire. L’image que j’avais crue morte, ou lointaine, redevenait présente et chair de ma chair. Et si je ne réagissais pas encore davantage, c’est que toute ma pensée, tout mon corps n’étaient plus qu’une masse confuse et douloureuse, et que l’éveil de cette douleur m’occupait tout entier.

— Je luttais. J’en étais venu à vous considérer comme un sauveur. Vous m’aidiez, sans le savoir, à mener le bon combat. J’encourageais vos rencontres. J’espérais que les choses s’arrangeraient, que la sentant chaque jour plus entraînée vers vous, la voyant tenir d’un autre un bonheur que je ne pouvais en aucune façon espérer lui donner, je m’habituerais… Je ne m’habituais pas. La jalousie, loin de s’éteindre, se faisait plus insupportable. Je n’étais pas tellement jaloux de vous, ni d’elle, que de votre jeunesse à tous deux, de cette jeunesse qui vous autorisait à faire montre au grand jour et sans honte de vos sentiments, alors qu’à mon âge, sous peine d’être un objet de répulsion et de dégoût, ils devaient être ensevelis. Yvane ne me voyait même plus, je l’ennuyais, elle paraissait à peine aux repas. Elle se retirait de ma vie. Je ne pouvais me faire à ce vide. J’en vins à penser que j’eusse préféré la voir mourir… Pourquoi donc êtes-vous venu à ce moment ? Pourquoi m’avez-vous annoncé que la chose devait se produire ? Vous m’avez révélé ce que j’allais faire et dont je ne me doutais pas encore… Et maintenant que je savais, à quoi bon lutter ? à quoi bon mes angoisses ? J’étais marqué pour la tâche affreuse, je devais succomber, il n’y avait pas à me dérober, rien à tenter. De ce jour, j’ai cessé de lutter. C’est vous qui m’avez lancé sur la pente, c’est vous qui m’avez annoncé l’arrêt du destin. »

Ainsi, non content d’étaler son ignominie, il prétendait…

— Mais vous êtes ignoble ! lui criai-je.

— Je le sais, cela m’est égal.

Et son visage à moitié paralysé se crispa dans une manière de sourire. Pourquoi donc souriait-il ?

Il avait réussi à me replonger dans un cauchemar. C’est moi qui, horrifié devant ce monstre calme, à l’idée d’une culpabilité possible, sentais l’angoisse du criminel me crisper le cœur.

Il chantonnait maintenant, et, ma parole, sa voix prenait presque un accent de triomphe :

— Je l’aimais, je l’ai tuée, comme on dit en cour d’assises. Avec quelques nuances, je pourrais en dire autant, et, vous aussi, vous pourriez en dire autant. Nos moyens ont différé. Mais, morte, elle appartient autant à l’un qu’à l’autre. Elle est à celui qui évoque son souvenir. Et je possède un atout que vous n’avez pas. Les avantages sont renversés : Dirk est mort, au ciel dites-vous ; eh bien, mon petit Pierre, il me donnera des nouvelles d’Yvane avant vous…

Je ne pouvais plus me retenir. Je passai de l’horreur au dégoût, de la répulsion à l’envie d’aller serrer à deux mains ce cou ridé duquel sortait, entre des raclements de gorge et des graillonnements, cette effroyable confession. Je me levai brusquement. Un instant j’hésitai. Puis, à deux reprises, je le giflai de toutes mes forces. Sa tête ballotta de droite à gauche, de gauche à droite sur l’appui du divan. Je marchai vers la porte. Derrière moi, un bruit de crécelle s’éleva dans la pièce. Il riait.

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