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Le lendemain, s’il avait fait moins beau, moins de soleil, moins de printemps dans l’air, je me serais trouvé presque raisonnable. Une bonne pluie m’aurait tout à fait remis dans le droit chemin, en me ramenant au sentiment de la grisaille nécessaire comme un fond de teint dans toute vie bien conduite. Mais avec toutes ces couleurs – il y avait des brassées de fleurs dans tous les salons de l’hôtel et les parterres du casino n’étaient que mosaïques vivantes – je me sentais la tête encore peu solide.

Aucun nouveau rendez-vous n’avait été pris, mais le réservoir à réparer me fournissait un prétexte pour me manifester quand je voudrais. La matinée ne s’était pas écoulée que j’avais déjà téléphoné à un entrepreneur de Nice.

Puis, comme je passais devant le casino, je tombai sur le docteur Mops qui remontait dans sa grosse Mercédès conduite par le chauffeur malais.

— Déjà au jeu, docteur ? demandai-je familièrement.

— Non, pas encore, j’essaierai dans quelques jours probablement.

— Eh quoi ? fis-je, depuis que vous êtes ici, n’auriez-vous pas encore tenté votre chance ?

— Je n’étais pas prêt. Je suis seulement venu chronométrer le temps qui sépare deux coups à la même table.

Sans se soucier que je le comprisse, il apportait à me répondre ce sérieux un peu naïf qui m’avait déjà frappé chez lui. Je pensai qu’il préparait quelque martingale.

— Méfiez-vous, lui dis-je, les mathématiques sont formelles, et le hasard a des lois qu’on ne saurait tourner.

Cette fois, il ne me fournit pas d’explication, et se contenta de me demander : « Je vous emmène à la Colle ? »

L’occasion s’offrant d’elle-même, je pris place dans la grande voiture.

L’influence du printemps ne devait pas seulement se faire sentir sur moi, car, au long de la route, la cordialité du docteur se fit plus expansive.

— Ah ! me dit-il avec cette pointe d’accent qui donnait à ses propos un air bon enfant, vous avez de la chance d’être jeune, monsieur Delambre ! Pourtant, quand je songe à ma jeunesse, à toutes les bêtises que j’ai pu faire… Penseriez-vous, en me voyant, qu’il fut un temps où j’ai cru photographier des âmes ?

Je ne m’attendais guère à ce genre de bêtises de jeunesse, et j’éclatai de rire.

— Oui, je m’occupais de psychisme, je photographiais des aura, des boulets vitaux. Pendant des nuits, j’ai couché sur des plaques sensibles pour obtenir l’empreinte de mes états d’âme, j’en glissais même sous les traversins de mes amis… J’ai perdu trois ans de ma vie aux Indes pour étudier les secrets de la magie indigène ! Et je ne vous parle pas des séances spirites, des poignards à couper les émanations, des enregistrements électriques de prières, de l’expir et de l’inspir… La faute en incombait à ma première femme. Je m’étais marié trop jeune, j’étais amoureux. Ma femme était théosophe : par amour je donnais dans les mêmes folies qu’elle. Le pire était que nous étions tous très emballés dans le petit cercle que nous formions, et que mes études médicales me donnaient un vocabulaire et une autorité qui impressionnaient. Comment peut-on être bête à ce point ? C’est la jeunesse… Dans nos pays du Nord, on ne mûrit pas aussi vite que chez vous, mais aussi on reste jeune plus longtemps. Puis ma femme est morte : elle s’est jetée par la fenêtre un jour de grande inspiration, l’inspir devait la soutenir. Mes yeux se sont ouverts. Après, j’ai lu Auguste Comte, Le Dantec, pour ne citer que vos philosophes, et j’ai brûlé ce que j’avais adoré, je suis revenu à des idées saines. Le cerveau sécrète la pensée comme le rein l’urine. Der Mann ist was er ist. Tout est inscrit dans la matière. Il entrait encore là beaucoup de naïveté, je vous l’accorde. Mais je me remis, cette fois sérieusement, à mes études. La science a achevé de me former en me soumettant à ses disciplines. J’ai été l’élève de Berger à Iéna pendant six ans. Je me suis passionné pour ses travaux sur l’électricité de l’encéphale, avant de voler de mes propres ailes.

J’écoutais distraitement ce récit fait le sourire aux lèvres avec une extrême volubilité. Il me fallait dire quelque chose :

— Dans mon métier, nous n’avons affaire qu’à des pierres, c’est moins dangereux.

— Beau métier néanmoins, fit le docteur, métier d’artisan et d’artiste…

Il parut avoir épuisé avec ces mots la possibilité d’un développement sur l’architecture, car il continua sans transition :

— Je suis content que vous ayez fait la connaissance de mes jeunes filles. Elles voient très peu de gens et ma compagnie n’est guère agréable. Je fais effort pour les emmener de temps en temps à droite ou à gauche. Mais tout ce qui amuse l’humanité m’assomme, et inversement…

Il fit suivre cette déclaration d’un gros rire satisfait qui lui enlevait toute âpreté. Comme nous arrivions, il me proposa de l’accompagner dans son bureau au premier, en attendant le déjeuner. Je ne pouvais refuser et j’entrai à sa suite dans une sorte de vaste bibliothèque, très confortablement meublée et d’une propreté tout hollandaise. Aux croisées, des vitraux de couleur contribuaient à donner à cet intérieur l’aspect et l’intimité d’atmosphère d’un tableau de petit maître.

Une grande photographie était dressée sur le bureau :

— Ma première femme, m’expliqua le docteur.

Prenant la photo entre le pouce et l’index, il la fit pivoter sur le support. Au verso, était encadré un autre visage féminin.

— La seconde, dit-il.

Je ne m’attardai pas au côté comique de cette juxtaposition, ému que j’étais de retrouver dans ce nouveau visage les traits d’Yvane : c’était le même nez, court et fin, la même saillie légère des pommettes, la même obliquité des traits qui donnait au visage une expression de biche un peu peureuse.

— Whisky ? fit brusquement le docteur, il ajouta, à titre d’excuse peut-être : « Vieille habitude de colonial. »

J’acceptai. Il tira à lui un petit bar roulant. Soudain, il poussa un juron, sonna. Une domestique malaise entra pieds nus, il lui fit raidement des observations en hollandais. Sans mot dire, la domestique alla déplacer de cinquante centimètres une grande lampe à pied qui occupait un coin de la pièce.

— Je ne peux pas supporter que les objets de mon cabinet ne soient pas rigoureusement à la même place, me dit alors le docteur. La moindre modification de disposition bouleverse mes idées. Depuis dix ans, je travaille dans un décor inchangé… Quand je pense qu’un jour Yvane a eu l’idée d’apporter ici un bouquet de fleurs ! C’est la seule fois où je me suis emporté avec elle, la pauvre enfant !

Cette petite scène m’avait laissé une impression un peu pénible. Mon regard, gêné, parcourait la pièce. À demi dissimulé par une échelle roulante, une sorte de grand plan de Paris pendait devant les livres de la bibliothèque. La rencontre de cette image familière me fut agréable. Mais le docteur me dit :

— C’est une planche anatomique, considérablement agrandie, représentant la face interne de l’hémisphère droit du cerveau. Elle est pendue là depuis dix ans. Je n’ai pas pu me résoudre à la décrocher, et elle reste dans mon antre comme le hibou de la sorcière.

Le whisky à la main, il alla se planter devant le tableau et ricana :

— Rien n’est beau comme un cerveau, vraiment. Chaque méandre, chaque sillon du pallium a son sens. Et dire que je sais tout cela par cœur ! Quelle merveille qu’un labyrinthe où l’on ne se perd pas !… Tenez, monsieur Delambre, si vous êtes amateur, voici une assez jolie pièce…

Il fit basculer un couvercle de bois verni qui découvrit, sur un socle de marbre noir, une masse blanchâtre solidifiée dans laquelle je reconnus cette fois les lobes d’un cerveau.

— Un beau moulage, dis-je avec le léger écœurement du profane.

— Un moulage ! C’est une préparation anatomique, durcie au formol, une réussite qui m’a coûté assez cher, mais je pouvais bien faire ça : c’est le cerveau de ma seconde femme.

Je ne pus réprimer un cri.

— J’avais demandé qu’on fît l’autopsie du cadavre. N’était-ce pas le moins que je prélève un morceau de choix et l’objet favori de mes études ? me dit le docteur. Le conserver dans l’alcool ? Jamais ! Une lente pétrification en a fait cette œuvre d’art… Dans votre bureau d’architecte, monsieur Delambre, vous avez peut-être une vue du Parthénon, de la cathédrale de Reims, ou de l’Empire State Building, que sais-je ? Architecte du cerveau, pourquoi n’aurais-je pas en bonne place un encéphale parfait, l’encéphale d’une femme que je me suis longtemps plu à imaginer parfaite ? D’autres auraient gardé son cœur, mais il faut laisser ce viscère à la signification symbolique que lui donne l’imagination populaire. Pour nous qui serrons de plus près les secrets de la chair, un cerveau est autrement plein de souvenirs. Tenez, souvent il m’arrive de songer que là – et du bord de son verre il touchait une région du marbre gris – dans l’aire striée bordant la scissure calcarinienne, se sont formées maintes fois ces images de moi-même qui se reflétaient dans les yeux de ma pauvre Gilberte. Ses bras, ses beaux bras nus, l’impulsion qui les poussait à se refermer sur moi, venait de cette circonvolution frontale ascendante, au bord de la scissure de Rolando ; et là, dans la région qui s’étend du mésocéphale au bulbe rachidien, là où résidait avec le « centre du moi » de cet être adorable le régulateur suprême de toutes ses fonctions physiologiques, est restée sans doute, obscurément inscrite dans les fibres pétrifiées, toute la personnalité de la disparue. Que fut-elle, qu’un peu de matière organisée ? un ballet d’atomes savamment ordonné, un faisceau de cellules régi par cette structure supérieure dont je conserve ici l’être même d’une façon autrement authentique, autrement vraie que dans les vains souvenirs de ma propre pensée, ou dans ces images superficielles que nous retracent les plaques photographiques ?…

Il s’abandonnait, un peu grisé par l’alcool peut-être, assez oublieux de ma présence. La cloche du déjeuner vint opportunément me dispenser de lui fournir la réplique. Je me sentais plutôt mal à mon aise. Lorsque, dans le hall, nous retrouvâmes les jeunes filles, leur présence me fut un soulagement. Yvane me serra la main, en camarade, avec, peut-être, une légère nuance de détachement. Dirk vint se mettre à table après nous avoir tous salués en claquant les talons. Le docteur, à côté duquel il prit place, fut le seul à lui tendre la main.

Pendant le repas, mon impression de malaise se dissipa peu à peu. La majeure partie de la conversation fut abandonnée aux tentatives plus ou moins ouvertes de Narda qui voulait obtenir de son oncle l’autorisation de rester à la Colle, au lieu de retourner après les vacances dans son pensionnat suisse. Je me fis son avocat. Nous obtînmes enfin du docteur un « Nous verrons », qui était presque un consentement, et me valut en remerciement un sourire en dessous de la jeune cousine. D’entrer dans cette petite comédie familiale m’avait amusé, mais je n’étais pas là pour jouer les grands frères. Comme on se levait de table, je priai Yvane de me conduire au réservoir que j’avais à faire réparer.

J’attendais ce moment du tête-à-tête. Il fut d’abord presque décevant. Elle restait rêveuse, mais peu à peu me confia :

— Je songeais cette nuit à notre promenade d’hier, et, derrière mes pensées, je voyais reparaître, comme sur un fond de brume, cet affreux : « À quoi bon ? » qui m’a poursuivie toute ma vie. La pensée de votre amitié n’arrivait pas à le faire disparaître…

Cette tristesse contrastait tellement avec sa jeunesse et l’éclatante santé de son corps que j’aurais pu refuser d’y croire. Mais son intonation était sincère. Elle ne jouait pas une comédie de coquetterie, et semblait être au contraire la première surprise de ce qu’elle disait.

Loin de me trouver rebuté par ces dispositions maussades, j’éprouvais plutôt un désir de me rapprocher d’elle, pour l’aider à s’arracher à elle-même, la forcer à s’épanouir librement, heureusement. C’était comme un besoin de dévouement, une bonne action à faire. J’affectai un grand optimisme, parlai avec assurance, faisant étalage de vigueur et de volonté pour donner un exemple tonique.

Nous allions à petits pas, ayant oublié le prétexte de ma venue. Au fond de la propriété, se dressait sur la colline un petit pavillon. Je lui proposai de me le faire visiter. Les trois pièces, de plain-pied, étaient surmontées d’une loggia à laquelle on accédait par une échelle et qui s’ouvrait sur les montagnes de l’arrière-pays.

— N’avez-vous jamais eu envie d’habiter ici ? demandai-je.

— Eh bien non, voyez-vous, ce sont de ces idées qui ne me viennent pas toutes seules. Les idées qui me viennent toutes seules ne sont jamais les bonnes, ajouta-t-elle avec une nuance d’amertume.

Elle s’assit sur le bord de la loggia, s’adossant à la colonne. Était-ce l’ombre que projetait sur elle la toiture ? Ses yeux me parurent plus clairs, plus bleus, plus immenses. Un très vague sourire flottait tristement sur son visage. J’eus le sentiment bizarre que je le reconnaissais et m’aperçus qu’elle retrouvait l’expression de sa mère dans le portrait qu’avait conservé le docteur. Mais l’horrible souvenir de la pièce anatomique enfermée dans le coffre verni vint se superposer à son image vivante, et je dus faire effort pour le chasser de mon esprit. Elle se mit à dire, d’une voix de tête un peu forcée, comme si elle récitait un texte :

— Un monsieur se promène sur la Côte d’Azur. Des milliers de messieurs se promènent sur la côte. Pourquoi, ce monsieur ? Quelle différence entre le jour où, prenant son bain dans la mer, on a rencontré ce monsieur, et tous les autres jours où l’on a pris des bains dans la mer ? Le monsieur, bien sûr, a rencontré bien des dames qui prenaient aussi des bains, dans la mer ou ailleurs. Et ce monsieur s’est-il demandé : « Pourquoi donc cette dame ? »

Brusquant le ton, elle ajouta :

— Oui, pourquoi cette rencontre pourrait-elle prendre un sens grave, quand rien ne la distinguait, alors qu’elle s’est produite, de toutes les rencontres du monde ?

— Ma foi, commençai-je sans trop savoir ce que j’allais dire, s’il y a eu hasard, pourquoi s’en plaindre ? Les nuages du ciel, les étoiles, la vie, tout est hasard.

Elle soupira, levant la main vers son front :

— Oui, oui, je suis bien bête quand je laisse aller ma pauvre tête.

J’eus aussi, pour protester, un mouvement de main discret vers cette tête qu’elle calomniait. Doucement, comme un animal confiant, elle s’inclina pour amener son front au creux de ma paume. C’était la première fois que je touchais son visage. Avec émotion, je laissais mes doigts se modeler sur les tempes, venir au contact de la courbe de son front, quand le souvenir de l’atroce relique conservée par le docteur vint encore se présenter à mon esprit. J’eus l’impression que j’avais le devoir de la soustraire à une atmosphère déprimante, à une sourde influence, cause de l’inquiétude dont témoignaient ses pensées.

Elle releva la tête– toute cette scène n’avait duré que quelques secondes – et dit d’une voix changée et rieuse :

— Vous avez les mains fraîches, vous m’avez guérie.

Comme nous redescendions l’échelle de la loggia, une idée brusque me traversa l’esprit, et, sans plus y réfléchir, je m’écriai :

— Est-ce que vous ne me loueriez pas ce pavillon ?

Elle resta un instant interdite : « Quelle idée ! »

— Très sérieusement, dis-je, l’endroit me plaît. Il me rappelle ces bungalows des Indes, ouverts à la nuit fraîche. Vous n’en faites rien ; pour ma part, j’en ai assez d’habiter à l’hôtel. Si j’avais l’impression d’être chez moi, je resterais plus volontiers quelque temps sur la côte.

— Mais vous seriez très mal, les pièces sont inhabitables.

— Il suffirait de peu de choses pour les remettre en état.

Brusquement, elle s’écria avec une spontanéité enfantine :

— Vous croyez ? Oh ! Ce serait chic alors !

Nous commençâmes à étudier méthodiquement les lieux. Elle apportait à cette visite domiciliaire un entrain et une gaieté dont elle n’avait pas encore témoigné ce jour-là.

— Vous estimez vraiment que la chose serait possible ?

— Pourquoi pas ? Si votre beau-père veut bien de moi comme locataire…

— Oh ! Ça lui sera bien égal.

J’étais sincère dans mon désir de louer le pavillon : le pittoresque et la tranquillité de l’endroit, l’oliveraie devant ma porte, la vue sur les montagnes, tout cela me plaisait. Pourtant, tandis que je levais la tête pour interroger le plâtre assez défaillant des plafonds, je n’en pensais pas moins : « Je suis en train de me passer la corde au cou moi-même. » Mais je le faisais avec un certain contentement, de l’allégresse même. Elle semblait s’amuser tellement !

Nous allâmes étudier les possibilités que j’aurais de rentrer chez moi sans passer par la propriété. Un chemin longeait la clôture du domaine et rejoignait directement la grand-route. Une porte, à vrai dire condamnée, s’ouvrait sur le chemin, il suffirait d’en retrouver la clé. Une fois débarrassés des fagots qui les encombraient, les débris d’un hangar voisin fourniraient pour l’été un garage suffisant à ma voiture. Nous jouions, comme des enfants dans le fond d’un parc, à construire une maison de Robinson. L’intimité se faisait plus étroite entre nous.

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