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Rien de ce que nous imaginions n’était impossible. Au lieu de mettre les ouvriers de l’entrepreneur au réservoir, je les envoyai dans le pavillon. Tous les jours, j’allais surveiller les travaux. Une semaine plus tard, j’aurais déjà presque pu m’installer.

Si j’avais pu craindre de me trouver trop rapproché des habitants du château en louant le pavillon, cette crainte s’avéra tout d’abord bien vaine. On mettait la plus grande discrétion à ne pas troubler mes allées et venues. J’avais refusé les meubles que m’avait offerts le docteur, préférant acheter quelques chaises ou accessoires rustiques au hasard de mes visites chez les antiquaires dans les villages de l’intérieur. Quand il m’arrivait de rencontrer Yvane, je lui demandais de m’accompagner dans mes courses. Nos recherches l’amusaient, je le voyais bien. Il lui arrivait de soupirer :

— Et dire que ces choses m’accableraient d’ennui s’il s’agissait de ma maison !

Il entrait là un demi-aveu dont le charme tenait à son caractère fortuit : c’était une constatation qu’elle faisait innocemment, sans y prendre garde, et dont la signification véritable semblait lui échapper.

Je lui demandai de m’appeler Pierre puisque je l’appelais par son prénom. Elle le fit immédiatement, sans aucune gêne. Même, il lui arriva parfois de me tutoyer par inadvertance, sans qu’il y ait jamais eu entre nous rien qui justifiât une intimité plus grande. Cela donnait à nos relations un air de camaraderie agréable, qui eût cependant été un peu puéril, si, en d’autres circonstances, je ne l’avais trouvée grave, tourmentée. Parfois, son regard devenait si vague que, plongeant dans ses prunelles, j’avais l’impression qu’aussi loin que je pusse aller, m’enfonçant infiniment dans les brumes et les landes bleutées de son monde intérieur, je ne parviendrais jamais à la rejoindre. Mais, ces sautes d’humeur empêchaient nos rencontres de tourner à l’habitude, et l’intérêt que je leur portais de se mettre en veilleuse. Je pouvais la voir et la revoir, aucune monotonie ne venait ternir son personnage.

Un jour, j’étais allé à Biot prendre un chargement de pots en terre cuite que je destinais à l’ornementation de ma future demeure, quand je rencontrai sur la route Dirk rentrant à pied à la Colle. Au cours des derniers dîners où il avait paru, il n’avait pas ouvert la bouche. Je voulus être aimable et, passant à sa hauteur, lui proposai de monter. Il le fit sans hésitation.

— Vous étiez allé faire un petit tour ?

Il prit un temps avant de répondre :

— J’étais commis d’agent de change à Amsterdam avant d’entrer chez le docteur.

— Ah oui, fis-je, j’oubliais de vous demander. Vous n’avez donc pas toujours étudié la médecine ?

— Je m’occupe surtout d’aider à certaines expériences, et bien du temps se passe en conversations que je ne fais qu’écouter.

— Je me demandais en effet quel genre de collaboration vous apportiez au docteur ?

— Il faudra encore que vous me donniez du feu, déclara-t-il.

— Je me tournai vers lui pour lui tendre des allumettes, mais, à ma surprise, il n’avait rien dans le bec.

— Façon amusante de demander des cigarettes, fis-je. Tenez, prenez-en dans la poche de la voiture, de votre côté.

Il prit lui-même une cigarette, l’alluma.

— Vous avez bien raison, dit-il.

— De quoi ? De ne jamais lâcher le volant ? On n’est jamais assez prudent, et j’ai là tout un lot de poteries.

Il avait l’air d’être dans la lune et ses propos étaient décousus au point que je le soupçonnais d’une intention secrète. Où voulait-il en venir ? Est-ce que ma présence à la Colle auprès des jeunes filles n’éveillerait pas chez lui une certaine jalousie qui lui donnait à mon égard cette attitude étrange ?

— Elle est bien belle, et digne qu’on l’aime, déclara-t-il brusquement.

Du coup, je sursautai, et arrêtai la voiture.

— Voyons, mon cher Dirk, dis-je délibérément, inutile de jouer au plus fin. De qui parlez-vous ? Parlez-vous de Mlle Yvane ?

Il tirait péniblement sur sa cigarette. Ses grands yeux ronds me dévisageaient avec étonnement.

— Vous avez embrayé en troisième, dit-il.

La voiture était arrêtée. Il était fou ou faisait l’imbécile. Agacé, je haussai les épaules et, sans plus insister, embrayai à nouveau, mais, troublé par sa phrase, je passai en effet la troisième vitesse et le moteur cala. Je jurai en appuyant à nouveau sur le démarreur. La compagnie du docteur devait avoir troublé l’esprit du pauvre garçon. Je m’abstins de lui parler pendant les quelques kilomètres qui nous restaient à parcourir, et même, au lieu de le déposer au château, je décidai intérieurement de le laisser sur la route, à l’endroit où bifurquait le petit chemin qui menait directement au pavillon. Il comprit sans doute mon intention, car, avant même que j’eusse ralenti, il me dit fort poliment :

— Je vous remercie de m’avoir épargné un bout de chemin. Je préfère maintenant rentrer discrètement, sans dire que je vous ai rencontré. De votre côté, je vous demanderais de n’en pas parler. Au revoir et merci.

Nous étions encore à trois cents mètres du croisement, il s’y prenait à l’avance pour me faire ses adieux. Arrivé au chemin, je le déposai, il me salua encore très aimablement, mais sans mot dire.

Encore sous le coup de cette scène bizarre, j’arrivai au pavillon. Yvane était sur le pas de la porte avec une grande brassée d’œillets.

— J’espère ne pas être indiscrète, me dit-elle. Je venais pour que les vases ne restent pas vides. Rien n’est triste, ni même de mauvais augure, comme un vase vide.

Posant les fleurs sur le rebord de la fenêtre, elle vint m’aider à décharger la voiture.

— Ne trouvez-vous pas Dirk vraiment bizarre ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas, je ne fais guère attention à lui, répondit-elle.

— Je me demande s’il n’a pas conçu pour vous une grande passion, continuai-je sans penser à mal.

Elle rougit violemment.

— Qui vous autorise à penser cela ? C’est certainement faux, mais cette pensée me fait honte… Oui, les hommages les plus respectueux, d’où qu’ils viennent, me semblent une diminution de moi-même.

Elle eut comme un mouvement de colère, et d’une voix précipitée continua :

— Je voudrais que personne ne m’ait jamais remarquée, n’ait pu avoir pour moi une pensée, même de simple sympathie. C’est pour cela que je vis seule, ne vois pas de gens de mon âge. C’est une atteinte à ma liberté qu’on puisse disposer de moi ainsi sans mon consentement. Cela me salit, ne le sentez-vous pas ?

Visiblement très émue, elle restait les bras inertes, en plein désarroi, comme frappée au point sensible.

Je me reprochai ma brusquerie, ma méconnaissance de la pudeur extrême dont elle témoignait. J’étais trop maladroit, trop lourd, pour cette sensibilité exagérée. Elle ne paraissait pas entendre mes excuses, mais peu à peu se maîtrisa.

— Non dit-elle, c’est moi qui suis ridicule de me laisser aller ainsi, mais je ne peux pas me dominer, pardonnez-moi… Donnez-moi simplement la main, un instant, sans rien dire.

Je pris sa main. Nous étions appuyés contre les œillets couchés au bord de la fenêtre. Devant nous, le soleil du soir touchait l’horizon. D’un champ voisin montaient les bêlements d’une chèvre, et déjà, tout autour, les crapauds lançaient leur note solitaire. Dans l’air calme, l’odeur des fleurs se faisait plus insistante.

Nous nous tenions la main comme deux enfants bien sages. Je respectais son silence qui, en se prolongeant, donnait à ce que je n’avais cru être qu’un caprice une signification plus grave que je comprenais mal. Je la regardai : les yeux perdus à l’infini, son visage tourné vers le couchant semblait en appeler à la langueur du soir, aux nuages qui s’étiraient dans le ciel, de la fatigue de vivre. Peu à peu, dans l’ombre qui montait, je croyais la voir s’évanouir, devenir l’âme de la nuit, lointaine, impalpable, à peine vivante. Plus ému, j’accentuai la pression de mes doigts. Elle tressaillit, revint enfin à elle-même, parla. Sa phrase, murmurée d’une voix apaisée, un peu triste, prit dans le grand cadre de silence qui l’avait précédée une résonance étrange, sibylline :

— Il fait nuit. J’étais venue pour mettre des fleurs dans les vases et je n’aurai pas eu le temps de les arranger.

La cloche du dîner sonna de l’autre côté du vallon. Elle fit quelques pas.

— Je ne peux pas croire, dit-elle encore, que vous habiterez ici.

— Si, demain soir, je vous assure, je serai là.

Dans mon esprit, ces mots n’avaient que la portée d’une réplique polie, mais, en les entendant dans le silence et après la longue scène qui avait précédé, je fus frappé moi-même du caractère un peu solennel qu’ils se trouvaient prendre : c’était comme une promesse, un engagement.

Yvane la reçut sans mot dire et parut l’emporter sous le feuillage argenté des oliviers.

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