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Fidèle à ma promesse, je pris dès le lendemain mes dispositions pour quitter l’hôtel. Je venais de régler la note et sortais sur la place du casino quand je remarquai, parmi les voitures en attente, la Mercédès du docteur.

— Il joue donc, quoi qu’il en prétende, pensai-je.

De fait, le docteur, flanqué de Dirk, parut peu après. Il proposa, cette fois encore, de me remonter à la Colle. Dirk s’assit à côté du chauffeur, je pris place à l’intérieur. Nous avions à peine démarré que le docteur déclara :

— La matinée a été bonne… Et, tirant de sa poche un gros paquet de billets : « Quatre cent vingt-deux mille », précisa-t-il.

Je m’exclamai.

— Prenez garde de ne pas les reperdre, ajoutai-je à tout hasard.

— Je ne peux pas perdre, je joue à coup sûr.

— Par exemple ! je voudrais bien savoir…

Il se rencoigna dans la voiture pour me dévisager ironiquement :

— Vous m’aviez mis au défi de trouver une martingale. Il faut bien que, de temps à autre, la science serve à quelque chose.

Ma curiosité n’était pas satisfaite. Jusqu’alors il m’avait été assez difficile de le prendre au sérieux, mais le paquet de billets m’obligeait à revenir sur ma première impression. Je n’hésitai pas à le presser pour obtenir quelques précisions. Il se fit prier :

— C’est une histoire assez longue qui exige des explications circonstanciées. Ne consentiriez-vous pas à m’accompagner au laboratoire ?

Désireux de tirer la question au clair, j’acceptai. Le docteur donna un ordre et la voiture qui entrait à la Colle contourna le corps du logis pour nous déposer devant une porte latérale de l’aile gauche. Un petit escalier grimpait au premier étage et débouchait directement dans une enfilade de pièces blanchies à la chaux et meublées seulement d’appareils scientifiques.

Fort posément, le docteur commença par revêtir une blouse blanche à manches courtes. Puis il se coiffa de la classique petite calotte du chirurgien.

— Cher monsieur Delambre, me dit-il, vous n’êtes pas sans savoir que l’activité du cerveau s’accompagne de courants électriques qu’il est assez facile de déceler ?

— Mon Dieu, fis-je sans me laisser intimider par la solennité de ces préparatifs, je me doute bien que l’électricité doit avoir son mot à dire là-dedans…

Il sourit de cet aveu d’ignorance, sonna. Un Javanais en blouse blanche parut, auquel il dit quelques mots en malais.

— Nous allons commencer par une expérience classique, fit-il.

Le Javanais revint, tenant un gros lapin par les oreilles.

— Voyez cet animal, me dit le docteur. Je vais d’abord l’endormir.

Il injecta le contenu d’une seringue sous la peau du lapin qui tomba assommé sur le marbre de la table. En deux coups de rasoir, avec des gestes rapides et précis, il eut tondu le sommet du crâne de la bête.

Puis il disposa sa victime sur une tablette, lui immobilisa la tête, et branchant sur le courant électrique une sorte d’outil de dentiste, il l’appliqua sur la partie dénudée.

— Ce petit appareil, une merveille, permet de faire de tout crâne une écumoire, dit-il. Voyez, je ménage quelques orifices dans la boîte crânienne de cet animal, et voilà qu’apparaît la dure-mère, ajouta-t-il en indiquant une membrane laiteuse semblable à une coupole de méduse au milieu du trou qu’il découpait.

Ce genre d’opération est toujours assez impressionnant, je regardais en faisant la grimace.

— La bête est maintenant parée, déclara alors le docteur. Vous voyez que c’est moins long que de faire un civet.

Le Javanais, qui faisait office d’aide, transporta ensuite l’animal sous un appareil fixé au plafond, et d’où pendaient diverses fiches. Le docteur en prit une qu’il introduisit dans l’oreille du lapin, puis il m’indiqua une sorte de pendulette située en face de nous.

— Le miroir de ce galvanomètre va nous renseigner sur les courants électriques qui traversent le circuit.

Une seconde fiche fut amenée au contact de la cervelle même du lapin, le petit miroir se mit à osciller.

— Ondes alpha de la région occipitale, murmura à part lui le docteur. Excitons l’animal, continua-t-il en piquant la patte du lapin qui tressaillit, voyez, l’impulsion motrice s’accompagne d’un courant électrique que dénonce une forte déviation du galvanomètre.

Dans mon incompétence, je trouvais que c’était se donner beaucoup de mal pour qu’une glace se balance au bout d’un fil, mais je feignis un grand intérêt.

— A-t-on fait la même expérience avec des hommes ? demandai-je.

— Comment donc ! s’écria-t-il. Bien entendu, on ne découpe pas la boîte crânienne, on amène simplement les électrodes au contact du cuir chevelu. J’ai du reste un local particulier pour l’étude des encéphalogrammes.

Abandonnant le lapin au Javanais auquel il fit encore quelques recommandations que je ne compris pas, il me précéda dans une autre grande pièce au milieu de laquelle trônait un fauteuil surmonté d’une sorte de couronne ou de casque assez semblable à ceux qui servent à onduler les coiffures féminines.

— J’ai acquis une expérience suffisante pour pouvoir opérer sur moi-même, dit le docteur. Le dispositif expérimental est ici un peu plus délicat, mais reste en gros le même que celui de tout à l’heure. Allumons cette petite flamme, son image, réfléchie dans le miroir de l’oscillographe, va venir se projeter sur cet écran et rendre visibles les pulsations du courant.

S’approchant des fenêtres aux verres dépolis, il tira brusquement un écran noir qui plongea la pièce dans une demi-obscurité, puis, rejetant d’un mouvement de main rapide sa calotte blanche, il prit place dans le fauteuil et se coiffa du casque.

— Ne bougez pas, me dit-il, je vais me taire pendant quelques minutes pour laisser s’apaiser les rumeurs de mon activité cérébrale, puis je mettrai le contact, et vous verrez sur l’écran les oscillations lumineuses correspondant au rythme des courants de Berger qui me parcourent l’encéphale.

Je me tus docilement, intrigué comme au cinéma, et partagé entre une sourde inquiétude et la satisfaction d’être initié à de hauts mystères scientifiques. Le docteur fit comme il avait dit, et au bout de quelque temps, le point lumineux se mit à décrire de grandes oscillations sur l’écran.

— Vous voyez, maintenant que je vous parle, dit le docteur, l’effort d’attention que je dois faire a pour effet de freiner le rythme des oscillations qui sont étouffées par d’autres courants prenant naissance dans la zone du langage articulé.

Le déplacement sur l’écran s’était en effet ralenti, puis il revint à son amplitude première quand le docteur eut cessé de parler.

— L’expérience est surtout saisissante quand on la fait sur soi-même, car on y assiste à la fois extérieurement et intérieurement, si je puis dire. N’avez-vous pas envie d’essayer ?

— Ça ne fait pas de mal ? demandai-je.

— Nullement, vous êtes là comme au théâtre dans un fauteuil.

Je pris sa place. Il m’appliqua délicatement la tête contre l’appuie-tête, et je sentis deux petites pièces métalliques venir au contact de ma peau derrière les oreilles.

— Les électrodes émoussées passent entre vos cheveux et ne vous piqueront pas. Relâchez-vous, ne pensez à rien, comme si vous alliez vous endormir.

J’obéis. Dans la pièce sombre et silencieuse, le point lumineux peu à peu commença son balancement. Il était agité de frissons réguliers, entrecoupés de périodes plus calmes.

— Commencez maintenant une opération mentale, me souffla à mi-voix le docteur. Épelez l’alphabet à l’envers.

Je commençai intérieurement : Z, Y, X… et j’eus la surprise de voir disparaître sur l’écran le frémissement de la tache. Comme je cherchais la lettre qui devait venir après cet X, sans la trouver, le point lumineux s’immobilisa complètement décelant l’effort de ma pensée. Avant de trouver la lettre, je dus réciter intérieurement tout l’alphabet à l’endroit : A, R, C,… et les oscillations recommencèrent pendant cette énumération facile. Puis je repris W, V… et butai à nouveau avant de retrouver U et T, ce qui provoqua un nouvel arrêt des pulsations.

Le docteur avait raison, l’expérience était assez saisissante. Les efforts variables de l’attention se trouvaient matérialisés sur l’écran par les frémissements de la tache. On croyait voir dans sa propre tête, chose plus impressionnante que de voir battre son cœur. Pour faire danser sur l’écran le petit feu-follet qui figurait l’étincelle de la pensée, il suffisait de vouloir penser, ou de ne pas le vouloir. Jamais commande plus ténue et plus directe ne devait avoir permis de régler hors de soi l’évolution d’un phénomène. J’étais comme le Dieu de cette tache dansante.

— Nous n’avons pas seulement la possibilité de détecter les ondes de Berger qui reflètent l’activité de la pensée, nous pouvons aussi déceler les courants spéciaux dus à l’affectivité, me dit le docteur.

Je sentis qu’il déplaçait dans mes cheveux une sorte de peigne métallique pour l’amener sur le côté droit de mon front où il parut chercher avec soin l’emplacement convenable. La tache lumineuse se mit à décrire un petit cercle au milieu de l’écran.

— Relâchez-vous.

La tache lumineuse s’immobilisa presque. Alors il me souffla très doucement à l’oreille :

— Cher monsieur Delambre, quels sont vos sentiments à l’égard de ma belle-fille Yvane ?

Une bouffée de sang me monta au visage, je sursautai dans le fauteuil. Sur l’écran, le petit cercle s’élargit jusqu’à en toucher les bords, menant une danse extravagante.

— Je ne vois pas quel rapport, dis-je à tout hasard et la gorge sèche.

— Aimez-vous ma belle-fille ? reprit le docteur.

— Vous me permettrez de garder mes sentiments pour moi, répondis-je avec une insolence voulue.

— Hélas ! j’ai grand-peur que ce soit impossible, fit le docteur qui ne quittait pas des yeux l’écran où la sarabande du cercle lumineux perdait toute retenue.

— C’est une trahison ! m’écriai-je furieux en me débarrassant d’un seul coup de tous les instruments qui m’auscultaient le crâne.

— Calmez-vous, cher monsieur, fit le docteur en relevant les écrans qui obscurcissaient les fenêtres. Ma question s’explique très bien. Je n’ai pas cherché, sans raison importante, à surprendre des secrets qui ne m’appartiennent pas. Si vous ne devez être qu’un ami de passage, je ne vous dois que les égards dus à l’amitié, rien de plus. Mais si l’intérêt que vous éprouvez pour ma famille répond à un sentiment plus profond, il est normal que je vous fasse confiance et que, sous le sceau du secret, je vous fournisse des explications supplémentaires sur mes travaux : il me déplairait en effet de passer maintenant à vos yeux pour un personnage qui gagne sa vie au jeu…

Ma colère s’apaisait mal.

— Mes sentiments, je les ignore moi-même, commençai-je.

Le docteur eut un geste, accompagné d’un sourire.

— Je ne vous demande plus rien, ce que j’ai vu me suffit. Mais tout ce que nous avons fait jusqu’à présent ne compte que peu auprès de ce qui me reste à vous apprendre. Vous étiez curieux de connaître ma martingale, monsieur Delambre, votre curiosité va être satisfaite. Voulez-vous que nous passions dans mon bureau ? Nous y serons mieux pour causer.

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